OPINION

La décision relative au refus de prorogation du mandat de l’Instance Vérité et Dignité (IVD) adoptée par l’Assemblée des Représentants du Peuple (ARP) le 26 mars 2018 : une illustration des difficultés de mise en œuvre de la Justice transitionnelle

La décision relative au refus de prorogation du mandat de l’Instance Vérité et Dignité (IVD) adoptée par l’Assemblée des Représentants du Peuple (ARP) le 26 mars 2018 : une illustration des difficultés de mise en œuvre de la Justice transitionnelle©@Flickr
Séance de travail le 23 juin 2015 à l'Instance Vérité et Dignité (IVD)
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Le sujet qu’il m’a été proposé de traiter porte sur la décision de refus de l’ARP d’approuver la prorogation du mandat de l’IVD pour une année supplémentaire, prorogation demandée par l’IVD sur le fondement de la loi n°2013-53 du 24 décembre 2013 relative à l’instauration et l’organisation de la justice transitionnelle. Il faut rappeler, à cet égard, que le 27 février 2018 l’IVD a informé les pouvoirs publics de sa décision de poursuivre l’exercice de son mandat en prévoyant que celui-ci se terminera à la fin de l’année 2018 ; décision fondée sur l’article 18 de la loi précitée qui habilite l’IVD à prendre ladite décision en exigeant qu’elle soit motivée et soumise à l’ARP, trois mois avant l’achèvement de son activité[i].

 

C’est l’interprétation de cet article 18 qui a opposé les différents protagonistes (IVD, ARP, société civile...) autour de la question de savoir si la décision motivée de l’IVD se suffit à elle-même ou si elle doit être approuvée par l’ARP pour qu’elle emporte prorogation du mandat de l’IVD. Et c’est au cours de sa séance plénière tenue le 26 mars 2018 que l’ARP a tranché cette question en votant, précisément, contre la prorogation du mandat de l’IVD. Comment peut-on analyser cette décision ? Était-elle fondée juridiquement ? Et quelles ont été les suites politiques qui lui ont été réservées ?

L’analyse des circonstances de droit et de fait dans le cadre desquelles le pouvoir législatif a statué sur la décision de l’IVD nous a conduit à deux conclusions : la décision de l’ARP a été, à notre avis, non seulement juridiquement mal fondée (I), mais, en plus, politiquement mal gérée (II).

 

I / Une décision juridiquement mal fondée

Elle l’a été à un double titre : d’abord, c’est au niveau de sa régularité externe qu’elle peut être mise en cause (I.1). Ensuite, cette décision est entachée de certains vices de fond (I.2).

        I.1- Les vices entachant la régularité externe[ii] de la décision : Les vices entachant la régularité externe peuvent être identifiés à deux niveaux. Le premier se situe en amont du vote et remonte au moment où le bureau de l’ARP a pris la décision de soumettre la décision de l’IVD à un vote d’approbation de l’ARP, exerçant ainsi une compétence qui n’est pas la sienne, mais qui appartient à l’assemblée plénière (A).

Le deuxième niveau de l’irrégularité externe se situe lors du vote lui-même par lequel l’ARP a rejeté la décision de l’IVD (B).  

  1. A) -En amont du vote, l’irrégularité externe a consisté dans le fait que le bureau de l’assemblée a empiété sur les compétences de l’assemblée plénière, à un double point de vue. En premier lieu, le bureau s’est substitué à la plénière pour trancher lui-même la question essentielle de savoir si le parlement doit approuver (ou non) la décision de l’IVD. C’est le bureau qui a tranché cette question de principe alors qu’elle relève normalement de la compétence de l’assemblée plénière.

En deuxième lieu, le bureau, allant plus loin dans l’empiètement sur la compétence de l’assemblée plénière, a fixé lui-même la majorité de vote à laquelle doit être prise la décision de l’assemblée plénière. Toutes ces questions ne peuvent relever, juridiquement, que de la compétence de l’assemblée plénière.

Aussi, faut-il noter que la position du bureau sur cette question a évolué d’une manière contradictoire. En effet, on a pu constater que le bureau a pris successivement deux décisions totalement opposées : la première décision, prise le 8 mars, par laquelle il a décidé de soumettre à l’assemblée plénière la question clé de savoir si l’ARP avait ou non la compétence pour approuver la décision de l’IVD. A priori, donc, cette première décision semble signifier que le bureau ne va pas s’immiscer dans les compétences de la plénière. Mais, hélas ! Le 15 mars 2018, il a pris une deuxième décision qui met en échec la première et en vertu de laquelle l’assemblée plénière se tiendra le 24 mars 2018 et devra délibérer sur la décision de prorogation du mandat de l’IVD et procéder au vote à la majorité de 109 voix, qui est la majorité absolue de ses membres. Donc deux décisions : 1) il revient à l’assemblée d’approuver la décision de l’IVD ; 2) elle doit le faire à la majorité fixée par le bureau et qui est la majorité absolue correspondant à 109 voix[iii].

Ainsi, le bureau a tranché la question juridique de fond liée à l’interprétation de l’article 18 de la loi 53-2013 précitée. Finalement c’est donc bien lui qui a interprété la loi, et non pas l’assemblée plénière, en tranchant la question de savoir si l’ARP doit approuver ou non. C’est une question qui est au cœur du débat juridique. Mais l’on doit se demander dès lors si le bureau avait ce pouvoir ou non. En revenant à l’article 56 du règlement intérieur de l’assemblée, on relève que le rôle du bureau consiste, entre autres, « à fixer l’ordre du jour des assemblées plénières et fixer le calendrier du travail de l’ARP… ».

Donc, le bureau n’a aucun pouvoir lui permettant d’intervenir dans les questions de fond, comme celle, par excellence, de savoir si l’ARP est compétente ou non pour approuver la décision de l’IVD[iv], et celle de savoir à quelle majorité elle doit le faire, questions litigieuses, qui ne sauraient être tranchées qu’en assemblée plénière[v]. Et ce, d’autant plus que, selon certains députés membres du bureau[vi], la décision du 15 mars n’avait pas été prise à la majorité des présents comme l’exige l’article 56 du règlement intérieur de l’ARP.

L’assemblée plénière a donc été, en quelque sorte, « court-circuitée » par le bureau pour répondre à ces questions clé.

  1. B) Voyons, à présent, le déroulement du vote lui-même. A ce niveau, l’on a pu établir une double irrégularité qui a entaché la procédure de vote suivie par l’ARP : d’abord, l’irrégularité liée à la question du quorum. Ensuite, celle tirée de ce que la majorité de vote qui a été choisie n’a aucun fondement juridique.

                                   1/ Aussi, sur le premier point, est-il fort regrettable que le parlement tunisien nous ait offert un spectacle affligeant, reflétant une incapacité manifeste à respecter les dispositions du règlement en matière de fixation du quorum.

 

 La question du quorum a été irrégulièrement « résolue », à mon avis, parce que là aussi le règlement intérieur n’a pas été respecté. Que nous dit le règlement intérieur ? Il y est énoncé qu’à l’ouverture de la séance le quorum exigé doit correspondre à la majorité absolue des membres, c’est-à-dire à 109 membres. À défaut de ce quorum à l’ouverture de la séance, la plénière se réunit, dans la demi-heure qui suit, avec le tiers de ses membres, c’est-à-dire 73.

 Que s’est-il passé réellement ? Il s’est passé que le quorum a été enregistré électroniquement, et s’est fixé à 54 députés. Il était ainsi inférieur à 109 membres, et inférieur même au tiers des membres (73 membres).

Mais, en revanche, le nombre des députés présents « physiquement » lui était nettement supérieur !

Or, le règlement intérieur, dans son article 127, dispose qu’il est procédé au vote selon trois modalités : 1) le vote électronique ; 2) le vote par levée de main ; 3) le vote par appel nominatif des députés. De plus, le règlement intérieur précise – comme l’a, à très juste titre, soulevé le député Samir Dilou du parti Ennahdha – que, selon les termes même de son article 127, on ne peut cumuler deux modalités pour la même opération que dans des circonstances exceptionnelles, circonstances qui doivent être démontrées et annoncées par le Président, tout à fait au début de la séance, avant de passer à la discussion des points d’ordre et au débat général.

Or, ces dispositions n’ont pas été respectées par le Président de séance dans la direction et l’organisation de cette séance qui s’est tenue le 24 mars 2018.

On était ainsi en présence d’une situation singulière : à cette séance du 24 mars 2018, on a pu constater que le nombre des membres présents, électroniquement enregistrés, était insuffisant et même inférieur au tiers des membres, mais que , face à cette donnée, le Président de séance, issu du parti Nida Tounes, avait cru bon d’estimer qu’il pouvait tenir compte du nombre des membres présents « physiquement » ce qui, à ses yeux, permettait, sans difficulté, de satisfaire à la condition du quorum exigé.

Or, cette option prise par le Président de l’ARP – soutenue notamment[vii] par les députés du parti Nida Tounes (parti fondé par le Président de la République) et ceux du parti Machrou’ Tounes (qui est un démembrement de Nida Tounes) – n’était évidemment pas acceptée par tous les présents, et particulièrement par les députés d’Ennahdha, ceux du Front Populaire et ceux du Tayar Dymouqraty, tombés d’accord, à cette occasion, et apportant un soutien franc et total à la poursuite par l’IVD de sa mission, sans recourir à l’approbation préalable de l’ARP, adoptant ainsi une interprétation diamétralement opposée à celle du Président de l’ARP et des députés qui le soutiennent dans leur hostilité à la prorogation du mandat de l’IVD.

Le conflit entre ces deux tendances au sein de l’ARP était si profond qu’il a conduit à la suspension de la séance et au report du vote pour la séance du lundi 26 mars, qui, elle aussi, a été entamée dans un climat fort tendu, car rien n’a été entrepris par le Président de séance pour régulariser la procédure à suivre, notamment sur la question du quorum, en maintenant sa position initiale et en décidant de passer au vote avec 54 députés enregistrés électroniquement.

Au total : le nombre de députés électroniquement enregistrés était inférieur au quorum légal, alors que le nombre des députés présents physiquement lui était supérieur. Cette donnée, matériellement établie, était exploitée par le Président de séance, pour opérer « un passage en force » au vote, et ce en violation des prescriptions d’ordre procédural imposées par l’article 127 du règlement intérieur de l’ARP, tel que ci-dessus rappelées[viii].

                                        2/ S’agissant, à présent, de la majorité de vote, fixée à 109 voix (majorité absolue), on peut s’interroger sur le fondement juridique de pareille décision qui, rappelons-le, a été prise par le bureau dans sa réunion du 15 mars 2018.

Décider que l’ARP doit voter à la majorité absolue de 109 voix, signifie que le bureau de l’ARP, par sa décision, s’est arrogé le droit d’interpréter la constitution, et, du coup, d’élargir le champ d’application de son article 64, qui, faut-il le souligner, ne prévoit le vote à la majorité absolue que pour les lois organiques ; pour les lois ordinaires la majorité exigée est celle des présents sans, toutefois, qu’elle ne soit inférieure au tiers des membres qui correspond à 73 voix .

Or, dans le cas de l’espèce, il ne s’agit pas de voter un projet de loi organique. Il s’agit d’un acte administratif, émanant de l’IVD. Il fait partie d’une catégorie d’actes juridiques non prévus par le règlement intérieur de l’ARP et dont, par suite, la majorité de vote nécessaire pour son adoption n’est régie ni par le règlement intérieur ni par aucun autre texte juridique.

Ainsi, le bureau, en optant pour un vote à la majorité absolue, a donné à cette règle de vote un champ d’application plus large que celui qui lui a été fixé par l’article 64 de la constitution.

Le choix qu’il a ainsi fait a tous les traits d’un choix purement arbitraire puisqu’alors, dans ces conditions, il aurait très bien pu se faire aussi soit en faveur d’une majorité qualifiée des 2/3 (équivalent à 145 voix) soit en faveur du tiers des membres, sans que l’on sache quel est l’argument juridique qui peut justifier chaque choix.

Finalement, le vote sur la prorogation du mandat de l’IVD a eu lieu à 63 voix contre – il n’a donc même pas été acquis au tiers des présents !!! –, 2 abstentions et 0 voix pour. Ainsi, ce vote était obtenu sans qu’il puisse être rattaché à aucune des majorités organisées et prévues[ix] par les textes en vigueur.

C’est encore une fois le caractère arbitraire de ce vote qui explique largement l’ambiance extrêmement tendue dans laquelle il a eu lieu. A tel enseigne que ledit vote a été boycotté par les députés du parti Ennahdha, du Front Populaire et du Tayar Dimouqraty, qui se sont retirés au moment où le vote allait commencer.

On peut dire, en définitive, que cette irrégularité externe qui trouve son origine dans l’empiètement du bureau sur la compétence de l’assemblée plénière a abouti, au final à une situation où l’assemblée plénière a été dessaisie de sa compétence par son bureau.

Qu’en est-il, à présent, des vices de fond entachant la « décision » prise par l’ARP ?

                    

                    I.2Les vices de fond : En tout premier lieu, il convient de revenir à l’article 18 de la loi n°2013-53 du 24 décembre 2013 relative à l’instauration de la justice transitionnelle et à son organisation. Ce texte permet à l’IVD de proroger d’une année son mandat, par décision motivée « qui sera soumise à l’assemblée chargée de la législation, trois mois avant l’achèvement de son activité ».

Sur le sens à donner à l’expression « soumise à l’assemblée », les acteurs concernés étaient divisés. Les parlementaires qui ont voté contre la prorogation, tel que ci-dessus développé, invoquaient la suprématie parlementaire pour revendiquer, au profit de l’ARP, un pouvoir d’approbation de la décision motivée de prorogation, prise par l’IVD, refusant ainsi de prendre en considération le fait que l’IVD est une autorité publique indépendante, comme bien d’autres qui existent en droit tunisien ; étant rappelé que la catégorie d’ « autorités publiques indépendantes » n’est compatible ni avec le contrôle de type hiérarchique, ni avec le contrôle de tutelle.

Par ailleurs, on a fait valoir aussi, pour justifier le pouvoir d’approbation parlementaire, que dénier ce pouvoir à l’assemblée ravalerait celle-ci à un rang inférieur, incompatible avec son statut constitutionnel. Ce qui, nous semble-t-il, traduit une lecture abusive des dispositions de l’article 18. Car, le fait pour un organe donné de ne pas approuver la décision à lui transmise par un autre organe n’a pas forcément pour effet de ravaler le premier à un rang inférieur. C’est le cas, à titre d’exemple, du chef de l’État et du chef du gouvernement auxquels sont présentés les rapports annuels de la Cour des Comptes, du Conseil d’État[x] dans l’ancienne Constitution ou du Tribunal Administratif aujourd’hui, et du Haut Comité du Contrôle Administratif et Financier. Ces rapports ne sont pas soumis à l’approbation des autorités auxquelles ils sont adressés. Quand on soumet un rapport ou une décision à une autorité, sans que cette autorité ait le pouvoir d’autorisation, cela n’implique nullement que cette autorité soit dévalorisée. Tout simplement, le législateur, dans ces cas, vise un objectif d’information. De même qu’il vise, dans le cas de l’IVD, un objectif d’information et de transparence en soumettant celle-ci, dans le respect de son indépendance, à une double obligation de communication et de motivation de sa décision.

On a invoqué aussi, à l’appui de la reconnaissance du pouvoir d’approbation parlementaire, les deux décisions rendues par le Premier Président en matière de sursis à l’exécution et se rapportant successivement à la décision de l’IVD et à celle prise par le bureau de l’assemblée :

                         -dans la première décision rendue le 22 mars 2018, le Premier Président a refusé l’octroi du sursis à l’exécution de la décision de l’IVD, sursis demandé par un groupe de députés hostiles à la prorogation du mandat de l’IVD[xi] .Tout en rejetant cette demande, il a confirmé la compétence de l’IVD à prendre la décision de prorogation conformément à l’article 18 précité de la loi, en précisant qu’en cela, elle n’a pas empiété sur la compétence de l’ARP.

Et, allant plus loin dans la motivation de sa décision de rejet du sursis, le Premier Président a cru bon d’ajouter que l’ARP conserve toutes ses attributions pour l’ « examen »[xii] de la décision de l’IVD. Les députés hostiles à la prorogation du mandat de l’IVD se sont appuyés sur ce « bout de phrase » pour en inférer que l’ARP conserve ainsi son pouvoir d’approbation. Or, « examiner », en droit, n’est pas synonyme d’ « approuver ». Cela est d’autant plus vrai que le Premier Président, dans la rédaction de sa décision de rejet du sursis, a écarté les expressions utilisées par les requérants, expressions suggérant, en l’espèce, la nature décisoire de la compétence de l’ARP.

Ces derniers ont, en effet, fait valoir, dans leur requête, que l’ARP exerce une « compétence décisoire » l’habilitant à « statuer » sur la décision de prorogation prise par l’IVD. En substituant le mot « examen » à l’expression « compétence décisoire » et au mot « statuer », tous deux utilisés par les requérants, le Premier Président a entendu, à notre avis, marquer les nuances sémantiques importantes qui distinguent le texte de sa décision et celui de la requête introduite par les requérants et, partant, se démarquer par rapport à la position des requérants. La compétence de l’ARP est une compétence de pur examen qui se limite à l’analyse et à l’appréciation des motifs invoqués sans plus, sous peine de vider de sa substance l’indépendance fonctionnelle de l’IVD.

-Dans la deuxième décision déjà évoquée[xiii], rendue le 23 mars, un jour après la première et à la veille de la tenue de la première assemblée plénière sur le vote relatif à la prorogation, le Premier Président a rejeté la demande de sursis (et de report) des deux décisions du bureau (prises les 8 et 15 mars) et ce, en se fondant sur les deux motifs suivants :  -d’abord en estimant que ces deux décisions relèvent de l’exercice par l’ARP de sa « fonction législative et représentative » et, ensuite : -qu’elles avaient, en outre, un caractère provisoire en raison du fait que « l’Assemblée plénière de l’ARP exerçe le pouvoir de décider des suites qu’il convient de donner à la question qui lui est soumise »[xiv].

Il est difficile, à notre avis, de tirer argument de cette deuxième décision pour reconnaître au profit de l’ARP l’exercice d’un pouvoir d’approbation sur la décision de l’IVD. Car, cette décision nous semble être minée par une incohérence fondamentale. En effet, le juge, ici le Premier Président, ne saurait s’autoriser à statuer sur les pouvoirs qui appartiennent à l’ARP quant « aux suites à donner à la question... », alors qu’il a déjà qualifié la décision du bureau comme étant liée à la fonction législative et représentative, reconnaissant ainsi, et nécessairement, son incompétence matérielle à statuer sur le litige puisque ladite décision n’est pas une décision administrative .

Quand un juge reconnaît que le litige n’est pas de sa compétence, il doit renoncer à statuer et non pas continuer à se prononcer sur des questions intimement liées au litige ! Comment dès lors peut-on se fonder sur une décision rendue par un juge incompétent ! Cette faiblesse frappant la décision du 23 mars ruine l’argument qui en est tirée pour fonder juridiquement la reconnaissance au profit de l’ARP d’un pouvoir d’approbation.

N’oublions pas, enfin, de rappeler, en vertu d’une jurisprudence constante[xv], que les décisions rendues en matière de sursis à l’exécution ne sont pas soumises, en droit tunisien comme en droit français, à la règle de l’autorité de la chose jugée en raison de leur caractère provisoire « ou plus spécifiquement conservatoire » selon le professeur R. Chapus (Droit du contentieux administratif, Monchrestien, n°1611-2°). Cela signifie qu’elles ne lient ni le juge qui les a rendues, qui peut les modifier au vu de circonstances nouvelles, ni le juge du fond qui peut ne pas s’y conformer (R. Chapus, op. cit. n°1199-1° et 1525-2° ; V. aussi : Yadh Ben Achour : Justice administrative et droit du contentieux administratif (en langue arabe), p. 263).

Et, toujours à l’appui de la thèse selon laquelle la décision de prorogation prise par l’IVD se suffit à elle-même sans besoin de recourir à l’approbation parlementaire, il y a lieu d’invoquer certains principes de fond appliqués en matière d’interprétation des textes.

On peut, à cet égard, citer l’article 541 du Code des Obligations et des Contrats (COC) qui dispose : « L’interprétation peut, en cas de nécessité, modérer la rigueur de la loi, elle ne doit jamais l’aggraver ». L’interprétation d’un texte doit donc toujours aller dans le sens de la modération.

S’agissant précisément de la décision de prorogation du mandat de l’IVD, il faut interpréter l’article 18 de la loi n°2013-53 précitée, non pas comme signifiant que cette décision est soumise à l’approbation expresse du parlement, mais que cette décision, émanant d’une autorité publique indépendante, ne doit être soumise à aucun contrôle. Elle doit simplement être conforme à la seule condition exigée par le législateur, à savoir la motivation, sans ajouter aucune autre condition supplémentaire non prévue par le législateur, ce qui irait à l’encontre du principe d’interprétation posé par l’article 541 du COC.

Enfin, et dans le prolongement de ce qui précède, il suffira d’ajouter que si le législateur, dans l’article 18, a entendu soumettre la décision de prorogation de l’IVD, il aurait pris le soin de l’énoncer explicitement comme il l’a fait relativement à la procédure d’adoption du budget de l’IVD où il a prévu que l’IVD prépare son projet de budget et le soumet à l’approbation du parlement. Le terme « approbation » a été utilisé explicitement ; ce qui lève toute équivoque dans l’interprétation du texte.

Aussi bien, le vote parlementaire du 26 mars ne souffre-t-il pas uniquement des vices de forme et de fond ci-haut examinés. Aux faiblesses juridiques qui l’ont ainsi marquée la décision prise par l’ARP, suite à ce vote, a été politiquement mal gérée.

 

II/ Une décision politiquement mal gérée

À la suite du vote du parlement du 26 mars, tel que je viens de le présenter, la question du mandat de l’IVD a connu divers prolongements politiques. On a pu assister à une série d’actes successifs dont le moins qu’on puisse dire est qu’ils reflètent un flottement manifeste dans l’attitude des pouvoirs publics, voire même une certaine incohérence.

Notons d’abord les observations critiques présentées, le 30 avril 2018, par le rapporteur spécial Pablo de Greiff, sur la promotion de la vérité, de la justice, de la réparation et des garanties de non répétition[xvi], au gouvernement tunisien, conformément à la résolution 27/3 du Conseil des Droits de l’Homme.

Dans ces observations, la position du parlement a été critiquée. On peut notamment y lire : « Sachant que les droits des victimes à la justice, à la vérité et aux réparations n’ont pas encore été réalisés, et ce, dans des milliers de cas en rapport avec des violations commises il y a des décennies, l’interruption du travail de l’IVD sans alternative viable représenterait une nouvelle violation des droits de ces victimes. Ni les autorités publiques, ni la société tunisienne ne devraient permettre que les droits des victimes soient à nouveau piétinés... Interrompre le travail de l’IVD avant d’avoir achevé une évaluation complète des violations et des schémas pertinents y afférents (en particulier lorsque l’interruption résulte d’une décision parlementaire qui ne peut être considérée comme exprimant un consensus parmi les partis au Parlement) risque de provoquer de nouvelles fragmentations sociales… ».

À la suite de ce rapport nous avons assisté à une série de décisions politiques difficilement compréhensibles en termes de cohérence et de rigueur, traduisant un malaise réel dans l’attitude des pouvoirs publics.

Le 22 mai 2018, l’IVD reçoit une correspondance officielle de la présidence du gouvernement, lui indiquant la fin de sa mission et qu’elle doit remettre le rapport, et ce, en application de la décision prise par l’ARP.

Quelques jours plus tard, interpellé par certains députés européens au sujet de ladite décision, le chef du gouvernement tunisien, voulant bémoliser quelque peu l’impact de celle-ci, a rétorqué, devant le parlement européen, en disant que si le mandat de l’IVD est arrivé à son terme, le processus de la justice transitionnelle va, par contre, se poursuivre.

A cela a succédé la signature, le 24 mai 2018, d’un communiqué commun signé entre l’IVD et le ministre chargé des droits de l’homme et des relations avec les instances constitutionnelles et la société civile et dont le contenu reflète un état d’esprit qui s’écarte nettement de celui qui a animé les débats parlementaires qui ont eu lieu durant les séances plénières de l’ARP les 24 et 26 mai, ci-dessus évoqués.

En effet, dans ce communiqué, les deux parties signataires, proclamant leur engagement à respecter l’article 148-9° de la constitution relatif à la Justice transitionnelle et à parachever le processus de la justice transitionnelle en raison de sa contribution primordiale au processus de la transition démocratique, à la « compréhension » du Passé et à la réalisation de la conciliation nationale, et ce, à travers la révélation des vérités et l’obligation de rendre compte qui incombe aux responsables ainsi que la réparation des préjudices subis par les victimes de façon à garantir la non répétition des violations des droits de l’homme, conviennent d’inviter l’IVD à s’acquitter de ses obligations légales dont notamment : -le transfert des dossiers portant sur les violations graves des droits de l’homme aux chambres spécialisées instituées conformément à la loi sur la justice transitionnelle ; -la fixation des critères nécessaires aux réparations des préjudices subis par les victimes et les modalités de leur règlement par le fond de la dignité ; -la transmission du rapport final au Président de la République, au Président de l’ARP et au chef du gouvernement.

Les parties signataires font savoir aussi qu’elles sont en train de coordonner leurs actions afin d’assurer le succès du processus de la justice transitionnelle y compris les opérations finales que doit effectuer l’IVD relativement à la passation et la réception de tous actes y afférents…

Tel était le contenu de ce communiqué commun dont on peut déduire au moins deux éléments : -d’abord, l’absence de toute référence à une date quelconque marquant la fin de la mission de l’IVD, ce qui est en rupture avec la signification juridique qui s’attache normalement au vote parlementaire du 26 mars portant rejet de la décision de prorogation prise par l’IVD ; et : -ensuite, corrélativement au premier élément, la poursuite par l’IVD de sa mission conformément à l’engagement constitutionnel de l’État en la matière.

On est donc en présence d’un décalage entre, d’une part, l’option parlementaire telle qu’elle s’est exprimée dans le vote du 26 mars 2018, et, d’autre part, la position prise par le gouvernement qui s’est exprimée dans le communiqué commun du 24 mai 2018. Ce qui est de nature à jeter une certaine ambigüité sur la manière avec laquelle l’État (ici, parlement et gouvernement) semble « gérer » politiquement les suites à donner au vote parlementaire du 26 mars.

Cette ambigüité va s’accentuer davantage avec la déclaration faite à la même période par

le ministre des domaines de l’État et des affaires foncières et dans laquelle il affirme ne plus avoir de rapports avec l’IVD ! Sachant que pour le Ministère dont il a la charge la question revêt une particulière importance, car il traite, en collaboration avec l’IVD, les dossiers d’arbitrage et de conciliation en matière de corruption financière, dossiers dont un grand nombre sont en suspens et n’ont pas encore tous été apurés.

Cette réaction du ministre des domaines de l’État donne à penser qu’au sein même du gouvernement il n’est pas certain qu’il y ait une vision cohérente et une approche unique que tous les ministères concernés devraient suivre à propos de la question de la justice transitionnelle.

Plus symptomatique encore de l’incohérence des pouvoirs publics, à mon avis, est l’attitude du Ministère de la Justice, qui, dans une première circulaire envoyée aux présidents des cours d’appel, aux procureurs généraux, aux présidents des tribunaux de première instance, aux procureurs de la République, attire leur attention sur la décision de l’ARP et leur demande de n’appliquer l’article 42 de la loi n°2013-53 sus-citée – accordant à l’IVD le droit d’être informée des suites réservées aux dossiers transmis aux chambres spécialisées – et de ne communiquer les informations relatives à l’activité des chambres spécialisées que dans les délais prescrits par la loi et en tenant compte de ce qui a été décidé au sujet de la non prorogation du mandat de l’IVD !

En d’autres termes, il est demandé aux destinataires de la circulaire du Ministère de la Justice de ne plus appliquer l’article 42 à compter du 31 mai 2018, date d’expiration du mandat de quatre années fixé à l’IVD et dont la prorogation a été refusée par le vote du 26mars 2018 ! Ce qui est en contradiction avec le communiqué commun du 24 mai 2018.

Un palier supplémentaire dans l’incohérence et le flottement caractérisant l’attitude gouvernementale a été franchi lorsque le ministre de la justice, face à la réaction négative suscitée par sa première circulaire auprès des milieux judiciaires, a pris une deuxième circulaire annulant celle-ci et demandant à ses destinataires de continuer à appliquer les dispositions de l’article 42 !

Et enfin, pour mettre davantage en relief cette incohérence gouvernementale, les services du Ministère des Affaires Étrangères, croyant tirer une conséquence logique du vote de l’ARP du 26 mars, ont pris la décision de mettre fin à la validité du passeport diplomatique dont a bénéficié jusque-là la Présidente de l’IVD, décision dont elle vient d’obtenir le sursis à exécution prononcé par le Premier Président du Tribunal Administratif.

C’est au vu de tous les faits ci-dessus rapportés, qu’il est permis de dire que la décision parlementaire du 26 mars a été politiquement mal gérée.

En dernière analyse, il convient de retenir que la décision issue du vote parlementaire du 26 mars 2018 rejetant la prorogation du mandat de l’IVD aura été finalement un révélateur de la crise que connait actuellement le processus de la justice transitionnelle comme on a pu le constater à travers tous les incidents et les tensions qui ont émaillé le processus qui a précédé et suivi le vote du 26 mars.

Autant dire que les enjeux de la décision prise par l’ARP le 26 mars 2018 dépassent de loin les problèmes de procédure et de répartition des compétences entre l’IVD et les pouvoirs législatif et exécutif. Pour importantes que puissent être ces questions strictement juridiques, il ne faut pas perdre de vue que la justice transitionnelle reste le lieu d’un conflit plus profond et plus grave ; celui qui oppose d’un côté ceux qui veulent construire l’avenir de la Tunisie en partant d’un bilan et d’un inventaire du passé, établis sans complaisance, sans concessions, afin de poser les garanties de non-répétition des violations graves des droits de l’homme commises sous l’ancien régime et pour opérer les réformes institutionnelles subséquentes, et, d’un autre côté ceux qui veulent faire l’impasse totale sur le passé en réduisant la justice transitionnelle à un simple programme de réparations pécuniaires accordées aux victimes, et sur lequel ils croient, à tort, pouvoir construire une réelle conciliation nationale.

                                                                                                 Tunis. Juillet 2018.

 

 

 

[i] L’article 18 de cette loi dispose : « la durée d’activité de l’Instance est fixée à Quatre années, à compter de la date de nomination de ses membres, renouvelable une fois pour une année, et ce, par décision motivée de l’Instance qui sera soumise à l’Assemblée chargée de la législation, trois mois avant l’achèvement de son activité ».

[ii] La régularité externe couvre, d’une part : le vice qui a entaché la répartition des compétences entre le bureau de l’ARP et l’assemblée plénière et qui s’est traduit par l’empiètement du bureau sur la compétence de l’assemblée plénière ; et d’autre part le vice qui a entaché la procédure suivie à l’assemblée plénière dans le vote de rejet de la décision de l’IVD.

[iii] La question sous-jacente au vote lui-même et qui a opposé, au sein du bureau, les membres favorables à la prorogation du mandat de l’IVD (principalement ceux des groupes d’Ennahdha, du Tayar Dimouqraty et du Front Populaire) et ceux qui lui sont hostiles (principalement ceux de Nida Tounes, ceux du Machrou’ Tounes et ceux de Afek Tounes) était celle de savoir s’il fallait exiger la majorité absolue de 109 voix pour voter contre la prorogation du mandat de l’IVD, c’est à dire contre la décision de l’IVD (option A), ou s’il fallait l’exiger pour approuver cette prorogation (option B).

Comme il était impossible d’obtenir la majorité de 109 voix dans les deux options (A et B), la décision prise par le bureau, le 15 mars – décision « forcée » par le clan hostile à la prorogation – était entendue dans le sens de l’option B (exiger 109 voix pour approuver la prorogation). Et comme il était impossible d’obtenir 109 voix pour cette option B, il est normal qu’elle ait été rejetée par les membres favorables à la prorogation et représentant les groupes d’Ennahdha, du Tayar Dimouqraty et du Front Populaire qui, au contraire, ont demandé que la majorité de 109 voix soit exigée pour le vote contre la prorogation du mandat, c’est à dire contre la décision de l’IVD afin, précisément, d’aboutir à l’échec de ce vote (hostile à la prorogation).

Et c’est en considération de cet enjeu du vote que les membres de ces groupes parlementaires ont quitté la séance pour ne pas cautionner le vote final qui s’est soldé par 0 voix pour (V. infra B). Cf. sur ce point les interventions de Sahbi Atigue et de Samir Dilou.

[iv] Cette interprétation semble être confirmée par le Premier Président du tribunal administratif dans sa décision rendue le 23mars 2018 (affaire n°4102278) et par laquelle il a rejeté la demande en sursis à l’exécution (doublée d’une demande de report d’exécution) introduite contre les deux décisions du bureau de l’ARP des 8 et 15 mars 2018, par le député Ghazi Chaouachi – du parti Tayar Dimouqraty. En effet, le Premier Président a rejeté la demande en considérant que les deux décisions étaient prises dans le cadre de la « fonction législative et représentative » de l’ARP et qu’en outre – a-t-il ajouté – elles n’avaient pas un caractère définitif puisqu’il reviendra à l’ARP de décider de la solution qu’il convient de donner à la question ainsi posée. Ce qui laisse entendre implicitement que le bureau n’a aucune compétence pour trancher cette question de fond.

[v] Cette objection fondamentale a été exprimée par plusieurs députés des groups d’Ennahdha, du Tayar Dimouqraty et du Front Populaire. V. notamment les interventions de Sahbi Atigue (d’Ennahdha) et de Ahmed Seddik (du Front Populaire).

[vi] V. notamment les propos de Sahbi Atigue, député du groupe parlementaire islamiste du parti Ennahdha qui, s’exprimant à la séance du 26 mars, soutenait que les membres du bureau n’étaient pas tous d’accord sur le principe même de la soumission de la décision de l’IVD à l’approbation de l’ARP. Et la décision semble, selon lui, avoir été votée à cinq voix sur onze, ce qui n’était pas conforme à la règle de la majorité des présents prévue par l’article 56 du règlement intérieur. V. aussi, dans le même sens, l’intervention de Ferida Labidi, du même groupe parlementaire.

[vii] Auxquels se sont ralliés d’autres députés.

[viii] Mises en relief notamment par le député Samir Dilou du groupe d’Ennahdha.

[ix] À la majorité absolue avec 109 voix, ou qualifiée aux 2/3 avec 145 voix, ou au tiers des membres avec 73 voix.

[x] Ces deux exemples ont été évoqués par le député Samir Dilou dans son intervention précitée.

[xi]  Affaire N°4102224 du 22 mars 2018.

[xii] Notre traduction du mot en arabe : « النظر » ; affaire N°4102224 du 22 mars 2018.

[xiii] V. supra I.A.p.3 note n°4 (Affaire n°4102278).

[xiv] C’est nous qui traduisons.

[xv] V. à titre d’exemple, dans ce sens : la décision de sursis à l’exécution rendue par le Premier Président du Tribunal administratif tunisien en date du 26 mars 1993 dans l’affaire de la ligue des droits de l’homme/contre le ministre de l’intérieur.

[xvi] Présenté au gouvernement tunisien, conformément à la résolution 27/3 du Conseil des Droits de l’Homme sur les derniers évènements relatifs au processus de la justice transitionnelle, surtout concernant l’IVD, et à la lumière des conclusions et recommandations formulées suite à sa visite officielle en Tunisie (A/HCR/24/42/Add.1).