OPINION

La justice américaine face à la terreur rouge éthiopienne

Le 25 février, Nigussie Mergia doit comparaître devant un tribunal aux Etats-Unis. Il est accusé d'avoir menti sur son passé présumé d’interrogateur civil au cours de la "Terreur Rouge", à la fin des années 1970 en Ethiopie. Bien que son procès porte sur des infractions aux lois sur l'immigration, c'est une rare occasion de se souvenir des violences de masse sous le régime de l'ancien dictateur Mengistu Hailemariam, explique le professeur Henok Gabisa.

La justice américaine face à la terreur rouge éthiopienne©J.M. BLIN / AFP
En 1974, Haile Mariam Mengistu (3ème en partant de la gauche) était le président du Conseil d'administration militaire provisoire (1977-1987). Il deviendra ensuite président de l’Éthiopie (1987-1991).
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L'été 2018 s’est invité avec une pointe de malheur dans la vie d’un Américain naturalisé d'origine éthiopienne. Après environ 40 ans d'anonymat, Nigussie Mergia, aujourd’hui âgé de 58 ans, pourrait être soumis à une collision fatale du temps et de l'espace après son arrestation pour de multiples délits liés à son immigration. L'acte d'accusation sous scellés du ministère de la Justice américain allègue que Nigussie a menti dans ses documents d'immigration sur son rôle dans la persécution de prisonniers éthiopiens pour leurs opinions politiques, pendant la période dite de la "Terreur Rouge", en 1977-1978. Son procès doit s'ouvrir le 25 février devant un tribunal de district, dans l’Etat de Virginie.

Mengistu et la Terreur rouge

La "Terreur Rouge" fut un phénomène politique brutal et violent, en 1977-1978, une période déchaînée d'exécutions extrajudiciaires massives, de tortures et d'emprisonnements arbitraires, perpétrés par le gouvernement militaire de l'Ethiopie socialiste, le Dergue, contre ses opposants politiques.

Le Dergue a dirigé le pays pendant 17 ans, de 1974 à 1991. En mars 1977, trois ans après l'arrivée au pouvoir du Dergue, le président Mengistu Hailemariam casse des bouteilles remplies de liquide rouge (représentant le sang des ennemis) devant une foule immense sur la place Meskel, à Addis-Abeba, proclamant expressément un état de "terreur rouge" (Qey Shibir en amharique) contre ses adversaires politiques. Pendant deux ans, des milliers d'étudiants, de jeunes hommes et de jeunes femmes vont mourir dans les rues de la capitale et d'autres villes du pays. Dans un théâtre de violence élaboré, les autorités gouvernementales n’autorisent pas les familles des victimes à récupérer le corps de ces dernières sans rembourser au préalable les balles utilisées pour les tuer.

Cette campagne de violences coûte la vie à entre 40 000 et 100 000 personnes. Un rapport de Human Rights Watch la considère comme l'"une des utilisations les plus systématiques du massacre de masse qu’un État ait jamais employées en Afrique".

Les procès en Ethiopie

Le régime du Dergue est renversé en 1991. Le nouveau gouvernement crée alors le Bureau du procureur spécial (BPS), en 1992, pour "enquêter [sur] et poursuivre" les anciens fonctionnaires du Dergue. Cela aboutit au procès dit de la Terreur Rouge, parfois désigné sous le nom de Nuremberg africain, bien qu'il s'agisse de l'effort de justice le moins connu et le moins étudié de l'Afrique contemporaine sur des atrocités passées. Le premier acte d'accusation est déposé en 1994. Selon les données de Human Rights Watch, 5 198 personnes sont inculpées pour avoir tué 8 752 personnes, en avoir fait disparaître 2 611 autres et en avoir torturé 1 837. Sur l'ensemble des personnes accusées, 2 246 étaient déjà en détention et 2 952 ont été inculpées par contumace.

Les accusés sont classés en trois grandes catégories : les responsables politiques et les décideurs ; les fonctionnaires qui ont donné des ordres ou pris des décisions eux-mêmes ; et ceux qui sont directement impliqués dans les crimes présumés. Dans la première catégorie se trouvent 55 hauts responsables, dont Mengistu, des ministres, des commandants militaires et d'autres. Les charges retenues contre ce groupe comprennent le génocide et des crimes contre l'humanité, la torture, le meurtre, la détention illégale, le viol, les disparitions forcées et les abus de pouvoir. Le 12 décembre 2006, la Haute Cour fédérale éthiopienne condamne tous ces accusés de première catégorie, sauf un. D'autres personnes poursuivies, appartenant à différentes catégories, sont également condamnées par divers tribunaux fédéraux et régionaux.

Le procès de la Terreur Rouge n’a pas été exempt de critiques. Le devoir de présider à des procès aussi compliqués et exigeants a incombé à des juges jeunes et inexpérimentés ; des juges professionnels ont été démis de leurs fonctions pour leurs liens avec le régime du Dergue, et certains des nouveaux juges, notamment dans les tribunaux régionaux, ont été formés sur une très courte période, ou n’avaient aucune formation en droit ou expérience judiciaire. L'absence d'un système de défenseur public institutionnalisé et compétent a eu un impact négatif sur les droits des accusés. La quantité de preuves s'est aussi avérée être un problème pour l'accusation. Une tentative d'informatisation des preuves à charge a échoué lorsque les informaticiens américains ont été expulsés parce qu'ils étaient soupçonnés d'espionnage.

Malgré ces carences, le procès de la Terreur Rouge reste important en tant qu’entreprise pionnière sur le devoir de rendre des comptes sur le plan national, au lendemain d’atrocités commises en Afrique.

Les escadrons de la révolution

Pendant la période de la Terreur Rouge, le Dergue avait divisé la capitale éthiopienne, Addis-Abeba, en environ vingt-cinq unités administratives ou quartiers. Un quartier était appelé Zone Supérieure (Kefitegna en amharique). Il a également constitué des volontaires civils, connus sous le nom de "Défense des escadrons de la Révolution", et leur a distribué armes et munitions. Ces escadrons ont mené la campagne de terreur en détenant, interrogeant et torturant les opposants dans chaque Zone Supérieure, ou quartier.

Nigussie Mergia est arrivé aux Etats-Unis en 1999. Il a obtenu la citoyenneté américaine en 2008. Son dossier a fait l'objet d'une enquête de l'unité de la Sécurité intérieure avec l'appui du Centre sur les auteurs de violations des droits de l’homme et de crimes de guerre, dont l'objectif est d'"empêcher les États-Unis de devenir un refuge sûr pour les personnes qui commettent des crimes de guerre, des génocides, des actes de torture et d’autres formes graves de violations des droits humains au cours de conflits dans le monde".

Selon l'acte d'accusation du ministère de la Justice américain, déposé devant le tribunal fédéral du district Est de Virginie, en août 2018, un jeune Nigussie a agi comme interrogateur civil dans la prison de la Zone Supérieure numéro 3 (kefitegna 3), vers 1977-1978. Les procureurs américains ont produit un registre de deux pages, qui porte le nom de Nigussie. Apparemment, le document émane d'un tribunal éthiopien. Les procureurs allèguent que l'accusé était un agent du Dergue et que, à ce titre, il a persécuté et interrogé des opposants politiques à la prison de la Zone Supérieure 3.

Cependant, les procureurs ne cherchent à éclairer le passé violent présumé de Nigussie qu’en tant qu’infraction en matière d'immigration, qui attesterait d’une fausse déclaration lors de son entrée dans ce pays et, finalement, de l'obtention frauduleuse de la citoyenneté américaine. Le but n'est pas de punir Nigussie pour les crimes qui auraient été commis en Éthiopie, mais de le punir pour avoir violé les lois sur l'immigration des États-Unis.

Cette pratique est très courante devant les tribunaux américains. Les Européens, eux, ont une approche différente dans des dossiers similaires à celui de Nigussie. Privilégiant la compétence universelle, certains tribunaux européens ont permis de juger sur le fond des fugitifs de la Terreur Rouge, pour crimes internationaux. Par exemple, le 15 décembre 2017, un tribunal néerlandais a déclaré Eshetu Alemu, 63 ans, coupable de crimes de guerre, notamment de détention arbitraire, de traitements inhumains, de torture et de meurtre liés à son rôle dans la Terreur Rouge. Eshetu a été condamné à la prison à vie aux Pays-Bas, après avoir été jugé par contumace et condamné à mort par un tribunal éthiopien, le 12 décembre 2006.

Préoccupations sur l’équité du procès

Le procès équitable est présenté comme une caractéristique du système judiciaire américain. Néanmoins, dans le cas de Nigussie, on ne peut écarter les risques. La principale preuve du gouvernement américain contre Nigussie est un registre authentifié de deux pages, créé et maintenu par le régime du Dergue. Ce registre, selon le gouvernement américain, énumère les noms des individus, leur signature, les armes et munitions qu’ils auraient reçues. Le nom de Nigussie y apparaît deux fois, avec les armes et munitions qu'il aurait pu recevoir. Le juge a statué qu'"il n'y a aucune raison de douter que le document soit ce que son promoteur prétend qu'il est." Les écrits d’un vieux document sont admissibles, et sont une exception à la règle contre le ouï-dire. Par conséquent, la Cour estime que la valeur probante du grand livre est établie clairement.

La défense, pourtant, pourrait insister davantage pour que le gouvernement prouve que le registre ne contient pas un contenu qui est du ouï-dire en soi ; ou pire encore, un ouï-dire dans un ouï-dire. Les avocats de Nigussie ont déjà soutenu qu'il y a un décalage entre la signature sur les documents de naturalisation et celle sur le vieux registre de 1978. Le témoin expert du gouvernement a toutefois déclaré qu'il n'est pas rare que la signature d'une personne change sur une si longue période de temps. Ainsi, "les échantillons de la signature de l’accusé figurant sur ces deux formulaires d'immigration ont peu de valeur persuasive". Cela pourrait sonner comme un renversement du fardeau de la preuve.

La défense a également soulevé la question de savoir si la copie du vieux registre est une copie exacte du document original. En réponse à l'affirmation de Nigussie selon laquelle des modifications ou des ajouts auraient pu être apportés sur la copie du registre, le tribunal a déclaré qu'"une telle affirmation sans fondement est tout à fait insuffisante pour soulever une inquiétude réelle quant à l'exactitude de la copie que le gouvernement souhaite soumettre, car l’accusé n’a fourni à ce sujet qu’une base hypothétique, et non une base réelle, pour conclure que la copie est inexacte et donc non recevable". La Cour s'est également appuyée sur le témoignage du ministère public, selon lequel "le cachet du Bureau du procureur spécial (BPS) qui apparaît sur le registre démontre que la Haute Cour fédérale éthiopienne a vérifié que la copie du registre insérée au dossier de la preuve de ce tribunal était une copie exacte de l'original". La requête de la défense a été rejetée.

Le cerveau du crime en liberté

En l'absence d'un système d'archives nationales efficace et numérisé en Éthiopie, la possibilité de falsifier et d'imiter le cachet officiel du BPS sur le registre ne peut être sous-estimée. La falsification de documents gouvernementaux n'est pas une pratique inhabituelle en Éthiopie. Compte tenu de la faible responsabilité éthique des employés des services d'archives, il peut être risqué de se fier au registre comme une preuve avérée.

Mais quelle que soit l'issue de l'affaire Nigussie, elle montre que la demande de justice sur la période de la Terreur Rouge rattrape encore aujourd’hui certains individus, dans le cadre d’un droit transnational. Son procès permettra de jeter la lumière sur l'histoire de la Terreur Rouge. Même si un paradoxe de la justice subsistera : Nigussie, ce jeune homme qui, à 18 ans, était peut-être l'un des plus jeunes interrogateurs civils de la Terreur Rouge, est jugé alors que Mengistu Hailemariam, le cerveau de la violence, jouit toujours d'une protection nationale et d'une vie confortable au Zimbabwe, où il s'est échappé en 1991.

Henok GabisaDR HENOK GABISA

Henok Gabisa est professeur à la faculté de droit de l’université Washington and Lee, à Lexington, en Virginie. Il représente également les victimes de violations graves des droits humains devant la Commission africaine des droits de l'homme et des peuples. Il écrit actuellement un livre sur « la réforme du système judiciaire en Afrique post-conflit ». Il twitte sur @henokgabisa.