OPINION

Le génocide de Srebrenica a changé ma génération

Alors que le monde commémore le génocide à Srebrenica en juillet 1995, l'universitaire bosno-australien Hariz Halilovich réfléchit à la façon dont cet événement déterminant de la guerre en Bosnie est devenu une partie de sa mémoire et de son identité personnelle et collective. Et pourquoi Srebrenica continue à être son "présent non résolu".

Le génocide de Srebrenica a changé ma génération
Une femme musulmane de Bosnie pleure le 10 juillet 2005 devant la civière de l'un des siens dans une ancienne usine alors transformée en morgue temporaire au village de Potocari, près de Srebrenica. © Dimitar Dilkoff / AFP
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Cela fait un quart de siècle - et la moitié de ma vie - depuis qu’un génocide a eu lieu à Srebrenica, en 1995. Ou, plus exactement, depuis qu'il a été planifié et commis par une armée et une force de police formées, équipées et parrainées par le voisin de la Bosnie, l'État de Serbie. Ce génocide a également pu être perpétré car d'importants acteurs de la communauté internationale ont choisi de jouer le rôle de spectateurs passifs, même si cela était non seulement moralement répréhensible, mais aussi contraire au droit international et à la Convention de 1951 pour la prévention et la répression du crime de génocide.

Ce fut le premier acte de génocide en Europe depuis l'Holocauste. Ce fut aussi le premier génocide à se produire dans une zone officiellement déclarée zone de sécurité par les Nations unies. A l'époque, l’Onu avait des troupes sur le terrain à Srebrenica, avec pour mandat de protéger les personnes prises au piège dans ce plus grand refuge pour les Bosniaques [Bosniens musulmans], en Bosnie orientale. Au lieu de devenir un triomphe de l'Onu, Srebrenica est devenu un triomphe du mal et l'un des pires moments de l'organisation mondiale dans son histoire.

A travers les Nations unies, le monde a été humilié et une partie importante de la foi en l'humanisme et en notre humanité commune a péri à Srebrenica. Dans un examen critique en 1999, le secrétaire général des Nations unies, Kofi Annan, a admis : "Par erreur, mauvais jugement et incapacité à reconnaître l'ampleur du mal auquel nous étions confrontés, nous n'avons pas réussi à faire notre part pour aider à sauver la population de Srebrenica de la campagne serbe de meurtre de masse."

Tout en demeurant un lieu réel, avec de vraies victimes et de vrais survivants (et de vrais criminels !), Srebrenica continue à servir de métaphore pour un "génocide de spectateurs" - un génocide qui aurait pu et aurait dû être empêché.

Srebrenica est une partie de mon propre présent non résolu

Pour de nombreuses personnes - en particulier pour les rescapés du génocide - ce qui est décrit comme un "passé troublé" ou "non résolu" est en fait un présent non résolu, qui les affecte encore quotidiennement, individuellement et collectivement. Comme pour tous ceux qui sont nés ou ont vécu en Bosnie orientale, le génocide de Srebrenica continue d'être mon propre présent non résolu, et il est devenu une partie de ma mémoire et de mon identité personnelle et communautaire ou collective. Le génocide m'a changé, ainsi que ma génération. Le 11 juillet, lors des enterrements collectifs des victimes identifiées du génocide, qui ont commencé en 2005, beaucoup, dont moi-même, ont porté les cercueils de nos proches parents et amis d'enfance jusqu'à leur dernière demeure, au cimetière commémoratif de Potočari. Chaque fois, nous avons eu le sentiment que, dans ces cercueils légers et verts, qui ne contenaient souvent que quelques ossements, nous enterrions aussi une partie de nous-mêmes.

Le cimetière se trouve juste en face d'une ancienne usine de batteries qui, en 1995, a servi de quartier général au bataillon néerlandais des Nations unies. De grandes lettres noires "U.N." sont toujours inscrites sur un bloc de béton massif à l'entrée de l'ancienne base de l'Onu. A l'intérieur de l'enceinte, des graffitis laissés par les soldats néerlandais sont encore visibles sur les murs. L'un d'entre eux porte l'inscription "United Nothing" ; beaucoup d'autres ont un contenu raciste et sexiste écrit dans les termes les plus vulgaires et les plus explicites, faisant tous référence à la population locale que ces soldats étaient censés protéger et qu'ils ont plutôt abandonnée à leurs tueurs.

L'importance du TPIY

Une grande partie du dernier quart de siècle a été marquée par l'arrestation des cerveaux en fuite et d’autres auteurs du crime, puis par leur extradition et leur procès devant le Tribunal pénal international pour l'ex-Yougoslavie (TPIY), basé à La Haye.

Sans le TPIY, il est difficile de croire que nombre de ces accusés auraient jamais pénétré dans une salle d'audience en tant qu'accusés de crimes de guerre et de génocide. Bien que le travail et l'existence du TPIY suscitent des sentiments intenses, et souvent antagonistes, de la part de différents groupes dans la région - en particulier des nationalistes serbes qui le perçoivent comme un "tribunal anti-serbe" - beaucoup de gens ordinaires s'accordent à dire que le TPIY a été l'institution la plus importante dans le traitement des crimes et des injustices contre une large partie de la population civile bosnienne pendant les années 1990.

Une perception largement partagée existe aussi que le TPIY a souvent été clément dans les peines prononcées. Une autre source de frustration pour les rescapés vient du fait que le TPIY n'a pas rendu de véritable justice réparatrice, les condamnations n'ayant pas profité directement aux survivants et à leurs communautés. Ceux qui sont retournés dans leurs habitats d'avant-guerre vivent toujours, de facto, sous un régime d'apartheid en Republika Srpska (RS), une entité contrôlée par les Serbes de Bosnie, née du génocide et du nettoyage ethnique pendant la guerre.

Plus décevant encore, nous n'avons pas observé de franche rééducation chez les criminels de guerre après qu'ils eurent purgé leur peine dans l'une des nombreuses prisons désignées par le TPIY et réparties en Europe occidentale et en Scandinavie. À leur libération, plutôt que de sortir repentis et d’avoir pris leurs distances par rapport aux crimes pour lesquels ils avaient été condamnés, de nombreux détenus du TPIY ont continué à nier, justifier et glorifier ces crimes, acquérant ainsi un statut de héros aux yeux de l'establishment politique nationaliste et au sein de leur communauté. Cette tendance est le résultat d'une campagne politique soigneusement orchestrée par ceux qui continuent à tirer profit de l'héritage de la guerre et du génocide en Bosnie.

Une femme bosniaque âgée se recueille le 11 juillet 2015 sur la tombe de l’un des siens au mémorial de Potocari près de la ville de Srebrenica. © Dimitar Dilkoff / AFP

La réalité alternative de Republika Srpska

Le 20 mars 2019, le leader bosno-serbe Radovan Karadžić, ancien président d’une Republika Srpska autoproclamée et commandant suprême des forces bosno-serbes pendant la guerre de 1992-95, a vu sa peine de 40 ans muée en prison à vie par la chambre d'appel du TPIY. Malgré cette décision et l'abondance de preuves matérielles présentées au cours de la procédure judiciaire, les nationalistes serbes de Bosnie et de Serbie ont refusé d'accepter le verdict. Pour eux, Karadžić reste l'un des plus grands héros serbes. Trois ans auparavant, le 20 mars 2016, Milorad Dodik, alors président de RS et actuel membre serbe de la présidence bosnienne, avait inauguré solennellement un dortoir d'étudiants portant le nom de Karadžić à Pale, près de Sarajevo. Dodik a décerné à Karadžić et à d'autres criminels de guerre de haut rang condamnés les plus hautes distinctions officielles de RS. En RS et en Serbie, honorer et célébrer les criminels de guerre condamnés fait partie intégrante de la réalité dans la Bosnie post-génocide.

Un effort institutionnel coordonné par la RS et la Serbie a visé à créer un récit alternatif et une réalité alternative à ceux, basés sur les faits, établis par le TPIY. La construction de ce récit et de cette réalité alternatifs comprend le maintien de journées inconstitutionnelles telles que le 9 janvier comme "Journée de Republika Srpska", la construction de monuments grandioses honorant la guerre, y compris sur des lieux de massacres célèbres comme l'ancien site du camp de concentration de Trnopolje, près de Prijedor. De même, l'Église orthodoxe serbe a été très active dans le marquage et la "serbianisation" du territoire de RS, en érigeant des édifices religieux dans les villages et les quartiers musulmans, parfois même sur des propriétés privées musulmanes, comme dans le cas tristement célèbre d'une église dans la cour de la maison de Fata Orlović, une musulmane rescapée et revenue dans son village ethniquement nettoyé de Konjević Polje, près de Srebrenica.

"Génocide triomphaliste"

De telles activités auraient été considérées comme extrémistes et inacceptables peu après la guerre ; aujourd'hui, elles sont plutôt devenues la norme et une partie intégrante d'une culture florissante du triomphalisme couvrant un large spectre de la société en RS, en Serbie, et même au niveau international. Cette culture du "triomphalisme génocidaire" va au-delà de la négation du génocide. En Serbie et dans la partie de la Bosnie (RS) contrôlée par les Serbes, le génocide de Srebrenica n'est pas seulement nié, il est célébré et ses auteurs glorifiés, tandis que les rescapés bosniaques sont exposés à des traitements humiliants et dégradants s'ils choisissent de retourner dans les lieux où ils se trouvaient avant la guerre, désormais en RS.

Tout au long de l'année, les Bosniaques qui retournent à Srebrenica doivent subir de nombreuses formes directes et indirectes d'humiliation et de discrimination. Par exemple, dans les écoles locales, les enfants bosniaques ne sont pas autorisés à nommer leur langue le bosnien. En allumant la télévision chez eux, ils peuvent voir comment le génocide et leurs souffrances sont devenus une partie de ce que l'on pourrait appeler une industrie du divertissement du génocide, promue par les médias serbes traditionnels tels que la populaire TV Happy, basée à Belgrade. Cette télévision accueille régulièrement des talk-shows avec des criminels de guerre condamnés comme Vojislav Šešelj, qui font des blagues sur Srebrenica et sur les enterrements collectifs des victimes musulmanes, le 11 juillet. Les médias sociaux et l'internet ont été utilisés pour partager des vidéos d'événements où des gens ordinaires, parfois même des enfants, peuvent être vus alors qu'ils dansent et chantent joyeusement sur des chansons qui se moquent et glorifient le génocide de Srebrenica et appellent à ce que le même scénario se répète dans d'autres lieux.

Une négation du génocide qui se répand à l'étranger

Et ce qui s'est passé dans les Balkans n'est pas resté dans les Balkans. Le génocide de Srebrenica et ce phénomène du triomphalisme qui y est associé ont depuis longtemps acquis une dimension internationale. Par exemple, Radovan Karadžić et d'autres cerveaux du génocide ont reçu des distinctions prestigieuses en Russie et en Grèce (voir Nick Hawton, "L'homme le plus recherché d'Europe : The Quest for Radovan Karadzic", Random House, 2010). La Russie a apporté un soutien financier aux organisations nationalistes serbes locales (comme l'ONG "Alternative orientale") et a financé leur campagne de négation du génocide et de triomphalisme en Bosnie. Le génocide de Srebrenica et d'autres crimes similaires commis par les milices serbes contre les musulmans dans les années 1990 ont été largement adoptés comme un pilier idéologique par l'extrême droite dans le monde entier, et ont inspiré les deux plus grands massacres perpétrés par les tenants de la suprématie blanche ces derniers temps : en Norvège en 2011, et en Nouvelle-Zélande en 2019. Le prix Nobel de littérature 2019, a été décerné à l'écrivain autrichien Peter Handke, dont l'œuvre et l'activisme politique au cours des trois dernières décennies ont soutenu la cause nationaliste serbe et nié les crimes commis par celle-ci, notamment le génocide de Srebrenica.

Srebrenica ne doit jamais être considéré comme un quelconque "génocide local" contre des musulmans de la périphérie de l'Europe. De même, sanctionner la négation du génocide et le triomphalisme n'est pas seulement l'affaire de l'État politiquement paralysé de Bosnie-Herzégovine. Cela doit aller de pair avec la lutte contre le racisme et les politiques de haine qui se sont développées à l'échelle mondiale. À mon avis, ce serait la meilleure façon d'honorer les victimes du dernier génocide européen.

Hariz HalilovicHARIZ HALILOVICH

Hariz Halilovich est professeur au Centre d'études sociales et globales, à l’université RMIT, à Melbourne. Ses recherches se sont concentrées sur les politiques identitaires, la violence politique, la migration forcée, les études sur la mémoire et les droits de l'homme. Ses publications comprennent les livres « Places of Pain » (2013), « Writing After Srebrenica » (2017) et « Monsters of Modernity » (co-écrit avec Julian C.H. Lee et al, 2019).