OPINION

Zones de guerre : le rôle des médias vu par l’homme en charge de la « prévention du génocide »

Zones de guerre : le rôle des médias vu par l’homme en charge de la « prévention du génocide »©Gwenn Dubourthoumieu 2011
RDC, élections 2011
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Adama Dieng est le Conseiller spécial pour la prévention du génocide auprès du Secrétaire général de l’ONU Ban-ki Moon. Il fait part à JusticeInfo.net de ses opinions sur : la responsabilité des médias et leurs difficultés dans les contextes de conflit et d’après-conflit, les discours de haine, la censure, le « journalisme pour la paix » et le «journalisme responsable ».

 

 JusticeInfo.net : Comment voyez-vous le rôle des médias dans les conflits ethniques ? Ont-ils une fonction préventive ?

Adama Dieng : Je ne pense pas que les medias aient une responsabilité de prévention. Cependant ils peuvent jouer un rôle essentiel dans la lutte contre la discrimination et la bigoterie, et favoriser la compréhension interculturelle de plusieurs façons : en s’efforçant d’informer le public sur les actes de discrimination ou de stigmatisation, en évitant d’une part les allusions inutiles à la race, à l’ethnicité, à la religion, au sexe ou à d’autres critères qui encouragerait l’intolérance et d’autre part la diffusion des stéréotypes négatifs, et enfin – et surtout – en s’intéressant à différents groupes, plutôt que de mettre en avant certaines communautés.

 

Q : Vous avez été Greffier du Tribunal pénal international pour le Rwanda (TPIR) à l’époque du procès de certains journalistes travaillant pour la RTLM surnommée « radio-génocidaire ». En tant que Conseiller spécial des Nations Unies pour la prévention du génocide, comment avez-vous mis en œuvre les leçons tirées des discours de haine ?

AD : La RTLM traitait sans arrêt les Tutsis de « cafards », de « serpents » ; ils n’étaient plus des êtres humains mais des insectes sales et dangereux qu’il fallait écraser. Les Chambres d’appel du TPIR ont considéré que les émissions de la RTLM incitaient la population rwandaise à commettre un génocide contre les Tutsis. Qu’avons-nous fait pour lutter contre les discours de haine qui incitent à la violence ? En 2013, mon Bureau a développé un document d’orientation, comprenant un certain nombre de dispositions spécifiques aux médias. Ces dispositions visent à éviter la diffusion massive de messages qui incitent à la haine religieuse, nationale ou ethnique, à promouvoir l’expression de la vérité, l’impartialité et l’information indépendante, à fournir une information exacte et objective pour contrer les rumeurs et la propagande et à former des gens au datajournalisme et aux techniques d’investigation. Ces dispositions permettent d’alerter lorsque des incidents surviennent dans des contextes où la violence de masse est imminente, et pour éviter que les auteurs potentiels de discours de haine ou d’incitation à la haine se cachent derrière l’anonymat de l’internet.

 

L’autorégulation au sein des médias est une manière innovante de freiner les discours de haine et d’incitation à la haine tout en évitant une atteinte aux libertés fondamentales. En octobre 2013, alors que je me trouvais en Côte d’Ivoire, j’ai été préoccupé par l’intensité du discours de haine dans les médias ainsi que par les déclarations des responsables politiques dans la presse qui pouvaient inciter à la violence ethnique ou religieuse. J’ai organisé, en partenariat avec le gouvernement et la mission de maintien de paix des Nations Unies, une conférence sur la prévention des discours de haine et de l’incitation à la violence. Nos objectifs étaient de promouvoir le professionnalisme au sein des médias, de souligner qu’elles doivent respecter les codes de conduite éthiques et professionnels, et enfin de sensibiliser les partis politiques et la société civile aux risques de l’utilisation des médias à des fins politiques et dans leurs propres intérêts.

 

Q : Pensez-vous qu’il faut établir une distinction plus nette entre « journalisme de paix » et « journalisme responsable » ?

AD : Absolument ! Les deux formes de journalismes sont nécessaires et on doit les distinguer l’une de l’autre. Lorsqu’elles se confondent, l’intérêt public, la vérité et la responsabilisation en pâtissent. Cela s’est sans doute produit au Kenya en 2007/2008, lorsque la violence ethnique éclata pendant la campagne électorale. De nombreux observateurs – et les journalistes eux-mêmes – en ont conclus que les médias n’avaient peut-être pas réussi à jouer pleinement leur rôle dans la couverture de la vérité, parce qu’ils craignaient qu’elle fût mal interprétée.

Peu après le déferlement de violence au Kenya, une mission d’évaluation constata que les médias avaient échoué sur un point fondamental : « En tâchant de calmer la situation, ils ont pris le risque de manquer à leur devoir qui consistait à couvrir les fait, à informer les parties impliquées, et à laisser le public se faire son opinion. » En 2013, en dehors de quelques exceptions, il n’y a pas eu d’incitation à la haine dans les médias kenyans ; au contraire, ces derniers ont même dénoncé la violence et les intérêts sectaires. La plupart des journalistes ont adhéré au code de conduite qu’ils avaient rédigé au lendemain des violences de 2007.

 

Q : Préconisez-vous l’établissement d’un système de surveillance des médias par rapport aux discours de haine, dans des Etats fragiles ?

AD : La surveillance des médias est indispensable. Elle permet de réduire le danger que représentent les médias de haine et l’incitation à la violence ; toutefois cette surveillance doit se dérouler selon des directives de base : elle doit être confiée à un organisme de régulation de la radiodiffusion indépendant et bénéficier du soutien d’autres ONG et organisations internationales, dans le cadre d’initiatives indépendantes. Cette surveillance doit inclure les médias en langues vernaculaires, les médias en ligne, et les médias citoyens.

 

Q : Seriez-vous en faveur d’un système de censure dans des circonstances précises ?

AD : Ce n’est pas réaliste, ni une bonne idée. Le brouillage, sinistre technique, en vogue à l’époque de la guerre froide, a fait sa réapparition depuis environ une dizaine d’années, en partie à cause de l’explosion de la télévision par satellite. Huit pays, au moins, sont accusés de recourir à cette méthode pour brouiller la diffusion par satellite : la Biélorussie, l’Ouzbékistan, l’Iran, la Libye, la Syrie, l’Ethiopie, la Chine et le Bahreïn.

Le brouillage délibéré des émissions constitue une violation manifeste du droit international sur le plan des droits de l'homme et de la liberté d'expression. Les normes internationales en matière des droits de l’homme permettent une certaine restriction de la liberté d’expression, si cette restriction vise à protéger ou à promouvoir un but légitime dans le droit international. Mais la plupart des cas de brouillage dont j’ai connaissance ne répondent pas à ce critère.

En temps de guerre, le brouillage est une arme légitime s’il est conforme aux normes des Conventions de Genève ; c’est évidemment une meilleure solution que bombarder les locaux d’une chaîne de télévision ou d’une station de radio et causer la mort de nombreux civils innocents.

 

Q : Les journalistes et les médias sont de plus en plus menacés et visés dans les contextes de conflit et d’après-conflit. Les forces de maintien de la paix de l’ONU devraient-elles veiller à leur sécurité ? Selon vous, quels sont les moyens de les protéger dans les zones de guerre?

 

AD : Il existe déjà plusieurs résolutions de l’ONU concernant la protection des journalistes dans les zones de conflit armé : la résolution 1738, adoptée en 2006 par le Conseil de Sécurité, en est une. Le véritable défi est de passer des paroles à l’action. Les forces de maintien de la paix de l’ONU ont habituellement pour mission de protéger les populations, ce qui inclut les journalistes. Cependant, de par la nature de leur travail, ces derniers se retrouvent souvent dans des situations particulières, dans des endroits qui ne sont pas à proximité des forces de maintien de la paix. Leur mission d’informer met les journalistes en première ligne du combat, en contact direct avec les combattants et démunis de toute protection de la part de la communauté internationale. Finalement, la responsabilité de leur sécurité revient à ceux qui portent les armes et qui les prennent pour cible, parfois intentionnellement pour étouffer ou manipuler l’information. C’est sur ces individus armés que nous devons nous focaliser – et le problème, c’est non seulement le fait qu’ils visent des journalistes, mais aussi l’impunité dont ils jouissent, qu’il s’agisse de crimes contre des journalistes, des défenseurs des droits de l’homme ou de civils en général.