Tunisie : 25 ans après, les tortionnaires de Fayçal Baraket échappent toujours à la justice

Tunisie : 25 ans après, les tortionnaires de Fayçal Baraket échappent toujours à la justice©DR
Fayçal Baraket
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 L’affaire Fayçal Baraket est devenue, en Tunisie et dans le monde, emblématique de l’impunité des tortionnaires. 25 ans après le décès brutal du jeune homme, opposant islamiste au régime de l’ex Président Ben Ali, et malgré toutes les preuves qui les accablent, ses bourreaux n’ont toujours pas été inculpés.

En présence de membres de sa famille, d’un juge d’instruction et de trois médecins légistes tunisiens, le squelette de Fayçal Baraket est exhumé le 1er mars 2013 dans le cimetière de Menzel Bouzelfa, petite ville du gouvernorat de Nabeul, après vingt deux années de son décès. Une victoire pour les proches de Fayçal Baraket après tant d’années de batailles judiciaires et de campagnes internationales. Il est examiné par le Dr Derrick Pounder, professeur de médecine légale à l’université de Dundee, au Royaume-Uni. Le docteur avait déjà en 1992, à la demande d’Amnesty International, qui très vite parrainé l’affaire Baraket, expertisé le rapport d’autopsie et décrété la mort sous la torture du jeune homme. En cette journée grise et pluvieuse du mois de mars, le verdict du médecin tombe. Toujours le même : Fayçal Baraket n’est pas décédé à la suite d’«un accident de voiture commis par un inconnu », comme prétendu par les autorités de l’ex Président Ben Ali mais suite à de féroces actes de torture subis durant sa garde à vue, le 8 octobre 1991.

 

Au jeune homme, on inflige les pires sévices du système Ben Ali

Fayçal Baraket, 25 ans, étudiant en mathématiques était membre actif du parti islamiste tunisien, non reconnu par le pouvoir de l’époque. Ses déclarations publiques contre le pouvoir de Ben Ali en mars 1991 lui valent une condamnation à une peine de six mois d’emprisonnement pour, entre autres chefs d’accusation, « l’appartenance à une organisation interdite ». Entré en clandestinité peu avant son procès, le jeune homme est interpellé le 8 octobre 1991, en compagnie de quatre de ses amis, par des membres de la brigade de recherche de la Garde nationale de Nabeul.Position du « poulet rôti », coups sur l’ensemble du corps, sodomie à l’aide d’un câble métallique, Fayçal Baraket subit six heures de suite durant, dans le siège de la Garde nationale, les pires techniques de torture mises en place par le régime policier de l’ex président pour bâillonner, humilier, terroriser et punir tous ceux qui le contestent. Il décèdera le jour même, sous les yeux des agents de la Garde nationale. Le 16 octobre, les autorités annoncent à ses parents que le corps de leur fils percuté par un chauffard anonyme a été retrouvé sur le bord de la route à Menzel Bouzalfa. La police livre le cercueil à l’occasion des funérailles sans permettre à la famille de l'ouvrir et contrôle une inhumation sous haute tension. Quelques jours après, Amnesty International reçoit une alerte indiquant que Fayçal Baraket était mort des suites d’ecchymoses et diverses lésions résultant d’actes de torture. Le 21 octobre 1991, l’organisation lance une action urgente pour réclamer une enquête sur la mort de cet homme et de cinq autres détenus et demander que les conclusions de cette enquête soient rendues publiques.

Un dossier judiciaire complété pièce par pièce au fil des années

Jour après jour et année après année, Amnesty International, la famille de Fayçal Baraket et ses avocats réunissent toutes les preuves et toutes les pièces du dossier judiciaire : les déclarations de dizaines de témoins (au péril de leur vie), y compris celles de certains agents de la police, les noms et adresses des tortionnaires, les détails sur les sévices infligés à la victime et même le premier rapport d’autopsie avant qu’il ne soit falsifié par les autorités avec la complicité de trois médecins légistes. Ce qui fait dire à Maitre Ahmed Mzem conseiller juridique de l’Organisation mondiale contre la torture (OMCT) qui s’associe aujourd’hui à Amnesty International pour soutenir la cause de la famille de la victime pour que justice soit faite : « Ce n’est pas la vérité qui fait défaut dans l’affaire Baraket. Au contraire, la vérité est nue et connue ici dans ses menus détails et péripéties. C’est d’impunité qu’il s’agit ».Une impunité à laquelle s’associent différents appareils de l’Etat, des juges, des médecins légistes et des organes de la sécurité nationale.Ainsi, le procureur de la République du tribunal de Nabeul classe le 30 mars 1992 une plainte contre le chauffard présumé pour impossibilité d’identifier le « coupable ». Le rapport d’autopsie du Dr Pounder concluant à une mort sous la torture causée par « l’introduction forcée dans l’anus d’un corps étranger sur une longueur d’au moins 15 centimètres » et le lancement d’une campagne internationale et de la détermination de la famille à connaitre la vérité contraingnent les autorités à rouvrir l’enquête en septembre 1992. Mais le juge préfère clôturer le dossier sans terminer les investigations. Entre temps le Comité contre la torture (CAT) des nations Unies commence à suivre de près l’affaire Baraket.

Le Comité contre la torture décide : « le corps doit être exhumé »

Le Comité contre la torture, dans une décision du 10 novembre 1999 considère que la Tunisie, qui a ratifié la Convention contre la torture, a violé son obligation résultant des articles 12 et 13 de faire procéder à une enquête impartiale sur le cas de Fayçal Baraket. Il déclare également : « Le Comité considère que le juge, en s’abstenant de pousser plus loin ses investigations, a manqué au devoir d’impartialité que lui impose l’obligation d’instruire à charge et à décharge ; de même que le Procureur de la République qui s’est abstenu d’interjeter appel contre la décision de non-lieu. Dans le système tunisien le Ministre de la Justice a autorité sur le Procureur de la République. Il aurait donc pu lui donner ordre d’interjeter appel, mais s’est abstenu de le faire. ».Le CAT souligne que le corps de Fayçal Baraket aurait dû être exhumé « afin, au moins, de s’assurer si la victime avait subi des fractures au niveau du bassin (hypothèse de l’accident) ou si elle n’en avait pas subi (hypothèse de l’introduction dans l’anus d’un objet étranger) » et « dans la mesure du possible, en présence d’experts non nationaux, plus particulièrement ceux qui avaient eu à se prononcer dans cette affaire ». La requête du CAT reste sans réponse.

 

Des mandats d’amener contre les bourreaux impossibles à exécuter

Le renversement du régime de Ben Ali, à la suite de la révolution du 14 janvier 2011 donne de nouveaux espoirs à la famille de la victime. L‘exhumation est enfin autorisée le 1er mars 2013. A la suite de ce revirement tant attendu, le juge d’instruction du tribunal de première instance de Grombalia procède à quelques actes d’information et ordonne des mandats d’amener à l’encontre des quatre agents de l’ordre impliqués dans les actes de torture sur la personne de Fayçal Baraket sans qu’aucun de ceux-ci n’ait été exécuté jusqu'à aujourd’hui.« Le corporatisme qui soude les policiers fait que les ordres du juge contre les agents inculpés dans l’affaire Baraket restent inopérants, leurs collègues refusant de les amener devant les autorités judiciaires. Il est arrivé même que le juge subisse des pressions de la part de la police dans les cas avérés de torture exercés par des membres de l’appareil sécuritaire. Cet état d’impunité des policiers qui règne toujours six ans après la révolution a entrainé la poursuite de tels sévices en Tunisie », affirme Lotfi Azzouz, directeur du bureau d’Amnesty International à Tunis.Sur les quatre cent vingt cas présumés de torture enregistrés depuis 2011, seul un jugement a été rendu public.Mais la famille de Fayçal Baraket ne semble pas prête à abandonner le combat pour obliger les tortionnaires de leur fils à rendre compte de leur crime.