Seychelles : une loterie nationale pour indemniser les victimes ?

En mai, la Commission vérité des Seychelles a recommandé l'organisation d'une loterie nationale afin de collecter des fonds au profit des victimes des crimes perpétrés pendant l'ère du parti unique, suite au coup d'Etat du 5 juin 1977. Une solution inhabituelle, qui semble très impopulaire aux Seychelles.

Seychelles : une loterie nationale pour indemniser les victimes ?
Une loterie nationale pour l'indemnisation des victimes? En mai, cette inhabituelle proposition a été soumise par la commission vérité des Seychelles pour collecter des fonds. Une proposition qui suscite des réactions très vives dans l'archipel de l'Océan Indien. © JusticeInfo.net
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"C'est la déclaration la plus absurde que j'ai entendue. On veut prendre à Pierre pour donner à Paul alors que les auteurs des crimes sont assis sur des millions" - "Une absurdité qui laisse sans voix » - "Une proposition pathétique, illogique et inappropriée à coup sûr. Et les coupables ?" Les réactions ont été pour la plupart négatives, après que le journal local Today in Seychelles ait posé cette simple question à ses lecteurs : "La Commission d'unité nationale pour la réconciliation et la vérité a annoncé dans une interview sur la chaîne de télévision nationale sa proposition d'une loterie nationale permettant d'indemniser les victimes qui ont porté plainte devant la Commission. Que pensez-vous de cette proposition ? »

La Commission vérité, réconciliation et unité nationale (TRNUC) des Seychelles a repris ses audiences le 25 mai, après une pause de huit semaines due à la pandémie de Covid-19. Fin février, 425 dossiers avaient été enregistrés par la commission, qui a commencé ses auditions publiques en septembre 2019. Les affaires concernent des allégations de meurtre, de disparition, d'acquisition illégale de terres, de refus d'accorder le droit à l'emploi ou de licenciement illégal, de détention illégale, de torture, d'exil forcé, de viol, entre autres. Parmi celles-ci, plus d'une centaine d'affaires ont été entendues à ce jour et, selon la TRNUC, la plupart des plaignants espèrent recevoir une forme de compensation en reconnaissance des violations des droits humains subies durant le règne du parti unique.

S'adressant à Justice Info, la présidente du TRNUC, Gabrielle McIntyre, défend le projet d'une loterie, soumis – dans un contexte de ressources financières limitées pour le pays – au président Danny Faure, dont la décision est attendue sur la question. La présidente de la commission souligne que son rôle n'est pas de collecter des fonds ou de trouver des moyens de les collecter. Le gouvernement doit approfondir l'idée, dit-elle, car le pays traverse une crise économique due au Covid-19 et elle craint que les fonds ne soient limités pour permettre l'indemnisation des victimes à la fin du processus en septembre 2022.

"La Commission a clairement indiqué qu'elle cherchera à obtenir ou à recommander l'obtention d'une indemnisation des auteurs qui se sont injustement enrichis par des violations des droits de l'homme et des abus de pouvoir. Mais les auteurs présumés ne sont pas tous des personnes fortunées. Il faut qu'il y ait d'autres sources de revenus disponibles pour accorder des compensations", dit McIntyre. "Ce que la TRNUC a cherché à souligner vis-à-vis des autorités, c’est l'importance de s'assurer que des moyens soient identifiés pour indemniser les victimes de violations des droits de l'homme", ajoute McIntyre.

"Une loterie nationale devrait être réservée à des fins caritatives"

L'annonce de la loterie nationale a été également accueillie avec scepticisme par les victimes, comme le soulignent deux d'entre elles à Justice Info. Cyril Lautee, un militant actif du mouvement de résistance Mouvman Pour Larezistans (MPR) au début des années 1980, a avoué en janvier devant le TRNUC son implication dans divers complots visant à déstabiliser le pouvoir pendant l'ère du parti unique. Lautee et sa famille ont été victimes de représailles. Il a été contraint à l'exil et a perdu son emploi de pilote. Lors de son témoignage, il a demandé pardon pour ses actions qui auraient pu blesser des innocents et a appelé les auteurs présumés à faire de même.

Lautee, qui se dit prêt à pardonner, soutient l'idée d'une indemnisation mais ne pense pas que celle-ci doive être à la charge du peuple seychellois. "Les personnes qui nous ont maltraités et ont violé nos droits ont encore de nombreux biens dans le pays et je pense qu'il faudrait les saisir pour indemniser les victimes. Une loterie nationale devrait être réservée à des fins caritatives. Dans notre cas, nous avons été maltraités et harcelés par un petit groupe de personnes et ils devraient payer personnellement pour ce qu'ils nous ont fait", dit Lautee.

Lautee, qui a comparu trois fois devant la commission en tant que plaignant et témoin de deux autres incidents, ajoute que même s'il estime qu’une indemnisation pourrait aider certaines victimes, elle pourrait ne pas suffire à compenser les dommages subis. "Comment calculer les dommages causés, les abus et le traumatisme d'une personne ? J'ai été torturé, j'ai perdu mon emploi, j'ai été contraint à l'exil et arraché à ma famille. J'ai perdu de nombreuses années et ce qui m'est arrivé me traumatise encore aujourd'hui. Pouvez-vous y mettre un prix ?", ajoute Lautee.

L'ancien policier Rivalse Hoareau, qui vient de témoigner, à huis clos, durant la première semaine de juin, demande une indemnisation. "L'ancien président Albert René possède de nombreux biens dans le pays. Mon affaire remonte à l'époque où il était président et c'est sous sa présidence que mon droit a été violé. Il est donc normal que ses biens soient utilisés pour m'indemniser, moi et d'autres victimes", déclare Hoareau. "Pourquoi devrions-nous aller voir les gens pour leur demander d'acheter des billets de loterie pour nous aider ? Ce ne sont pas eux qui ont utilisé leur pouvoir pour abuser de nous et violer nos droits", ajoute Hoareau.

"L'indemnisation des victimes, un remède nécessaire"

Un risque, pour une commission vérité jusqu’ici très respectée, serait que cette proposition d'une loterie mine le sérieux de l'exercice. McIntyre ne pense pas cela : "Une loterie est volontaire, les gens ne sont pas obligés d'y participer et c'était juste une proposition faite pour lancer le débat et réfléchir à la façon de trouver l'argent des indemnisations", dit-elle.

"Le but est de faire éclater la vérité, de réconcilier et d’unir les gens. L'acte établissant la commission vise à rechercher la vérité en offrant une amnistie aux auteurs des crimes et à aider à réparer les torts qui ont été commis. La loi prévoit que la commission recommande des réparations et des compensations aux victimes", ajoute McIntyre. "L'indemnisation des victimes est un remède nécessaire, en particulier lorsque les auteurs des crimes bénéficient de la possibilité d'une amnistie à la suite d'une divulgation d’informations complète et franche, et d'excuses sincères. L'indemnisation est un moyen de reconnaître un tort", ajoute-t-elle, expliquant que la question du montant à payer aux victimes en fonction du crime est actuellement étudiée par la commission.

Le 5 juin, l'archevêque anglican émérite de l'Océan Indien, French Chang Him, a témoigné en 2019 devant la TRNUC sur le meurtre de son frère David Son Chang Him, en 1977. "Nous demandons aux gens de participer à une loterie nationale à un moment où les gens ont très peu d’argent. Peut-être devrions-nous tirer l'argent d'autres sources, comme de la commission anti-corruption qui, nous l'espérons, poursuivra finalement les individus qui ont pu piller l'argent de l'Etat", déclare l'archevêque à Justice Info.