Contre l’indépendance de la Cour pénale internationale

Contre l’indépendance de la Cour pénale internationale©gouvernement sud-africain
Le président sud-africain en visite auprès du président soudanais Omar el Bashir, accusé de crime contre l'humanité, fév. 2015
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Dans son récent article « Les bonnes et mauvaises raisons de la fronde africaine à l’égard de la Cour pénale internationale », Pierre Hazan a retracé avec brio les faits qui ont mené à l’actuelle discorde entre la CPI et l’Union africaine (UA) ; cette dernière a accepté, à l’unanimité, une proposition de feuille de route pour aboutir au désengagement en bloc de ses Etats membres du Statut de Rome. Comme le craint Pierre Hazan, à juste titre, ce scénario pourrait sonner le glas de la CPI. Etant donné qu’environ un tiers de son Assemblée est constitué d’Etats membres africains, un tel retrait pourrait miner le peu de légitimité qui lui reste. Par ailleurs, le fait que trois des cinq membres permanents du Conseil de Sécurité de l’ONU (les Etats-Unis, La Russie et la Chine) n’ont pas adhéré au Statut de Rome est très révélateur de la faiblesse de cette cour. Le fait que le Conseil de Sécurité de l’ONU a renvoyé plusieurs affaires à la CPI (parmi lesquelles le célèbre cas du président soudanais Omar Al Bashir) malgré une motion de censure de facto de trois de ses cinq membres permanents est lui aussi très parlant. Mais pour Pierre Hazan, la CPI – malgré ses imperfections et les réserves émises à son égard – a en fin de compte crée une nouvelle norme de droit international : le rejet de l’impunité.

Il ne fait aucun doute que « l’opinion publique internationale » (quel que soit le sens donné à ce terme) ait pris une distance radicale par rapport à l’acceptation implicite de l’impunité si répandue dans les années 1960 et 1970. La question n’est pas tant de savoir si l’esprit du temps est d’être moins enclins à accepter l’impunité, mais plutôt de déterminer ce qui est à l’origine de ce nouveau zeitgeist. Si tant est qu’il y en ait un, la CPI n’y est pour rien : au contraire, nous considérons que son rôle a plutôt été néfaste. Le mérite reviendrait davantage à tout un ensemble d’outils et de mécanismes de justice transitionnelle, allant des commissions d’enquêtes des années 1980 et début 1990 en Amérique latine aux deux tribunaux de l’ONU – le TPIY et le TPIR – en passant par la Commission de la vérité et de la réconciliation (CVR) en Afrique du Sud. En comparaison, la CPI semble avoir freiné la marche contre l’impunité plutôt que de l’avoir déclenchée. Comme Pierre Hazan l’observe si judicieusement : « le fond du problème tient à la nature très politique de la stratégie pénale du bureau du procureur (Ocampo) depuis sa naissance en juillet 2002 ». Tout le problème est là et réside dans le fait que le procureur de la CPI détient la prérogative de lancer une enquête de son propre chef, sans devoir passer par un organe des Nations Unies.

Le rôle néfaste de la CPI

L’article 15 (1) du Statut de Rome stipule que : « Le Procureur peut ouvrir une enquête de sa propre initiative au vu de renseignements concernant des crimes relevant de la compétence de la Cour ». Pendant les négociations du Statut de Rome, cette indépendance particulière du procureur de la CPI fut très contestée par les Etats-Unis, la Chine, l’Inde et d’autres pays. Les Etats-Unis avaient affirmé qu’ils seraient signataires, si la notion de proprio motu (qui veut dire en latin « de sa propre initiative ») était éliminée. Finalement, elle fut conservée et les Etats-Unis se sont retirés.

Des exemples historiques montrent que le concept de motu proprio et ses conséquences ultimes au sein de systèmes juridiques ont eu des effets très paradoxaux. Un des premiers cas connus de recours à cette notion est celui de Tiberius Gracchus (en 133 av. J.-C.) : désireux d’instaurer des lois sociales pour une redistribution des terres et confronté au blocage du trésor par le Sénat, l’homme d’Etat romain se passa de l’approbation de ce dernier et saisit les fonds publics de sa propre initiative (á motu proprio) afin de mettre en œuvre sa réforme foncière. Des historiens de l’Antiquité (Plutarque) aussi bien que des historiens modernes (H. H. Scullards) ont fait remarquer que le mode d’action individualiste de Tiberius Gracchus contribua à un tournant décisif qui marqua le début du déclin de la République romaine. On peut également citer des exemples éloquents de l’usage du motu proprio par le Clergé. Une motion du Pape á motu proprio (concernant notamment des changements dans la loi canonique ou la création d’une institution) ne requiert pas de quorum de cardinaux et ne peut pas être révoquée – même si les bases s’avèrent défaillantes ou erronées. Il faut savoir que le premier pape à avoir utilisé le concept de motu proprio fut Innocent VIII (dont le pontificat dura de 1483 à 1492). C’était un des souverains pontifes les plus corrompus qu’ait connu le Saint-Siège. D’ailleurs, vingt ans après sa mort, Martin Luther publia ses 95 thèses de Wittenberg et déclencha la Réforme protestante. 

Tout le débat revient à la question de l’indépendance de la CPI. Les partisans de cette autonomie (comme Pierre Hazan) souhaitent que cette cour reste indépendante du Conseil de Sécurité des Nations Unies – autrement dit qu’elle soit authentique et neutre comme n’importe quelle cour de justice digne de ce nom. Mais là où ils se trompent, c’est qu’ils mélangent les principes de droit international et de droit interne. Notre notion d’instance judiciaire indépendante découle du système de la séparation des pouvoirs – exécutif, législatif et judiciaire – préconisé par Montesquieu. Or ce système et les composants qui lui sont inhérents sont absents du droit international au sein duquel il n’y a pas de législateur. Comme le faisait remarquer Edward Hallett Carr, déjà en 1939, le droit international est désavantagé du fait qu’il se fonde essentiellement sur des traités lois et qu’il ne dépend pas d’un réel législateur doté de pouvoirs disciplinaires et coercitifs à l’instar des parlements nationaux. Cette seconde observation de Carr nous intéresse particulièrement face au raisonnement erroné que la CPI peut être indépendante et qu’on peut se passer de l’élément de rapport de force dans ses procédures. Les tribunaux nationaux sont généralement considérés comme les seuls endroits où la logique de justice prévaut sur les considérations de pouvoir. Et c’est là que réside le génie de la distribution des pouvoirs de Montesquieu.

La CPI devrait être soumise au Conseil de sécurité de l'ONU

Or tant que nous ne disposons pas d’un tel système de fonctionnement sur le plan international, nous devons composer avec le fait que les jeux de pouvoir font partie des rouages des relations internationales et davantage encore du droit international. Cette conception est à la base du Statut de la Cour internationale de Justice (CIJ) et de la Chartre de l’ONU (Art. 94) qui subordonne effectivement cette instance aux mécanismes des relations de pouvoir – autrement dit au Conseil de Sécurité de l’ONU. Cette conception est aux antipodes de la philosophie de la Société des Nations (qui l’a d’ailleurs menée à sa perte !) ; à l’époque, le président Wilson et ses adeptes croyaient naïvement que le droit et la résolution des différends juridiques pouvaient résoudre les questions politiques (de pouvoir). Les problèmes actuels de la CPI remontent aux années 1990, lors de l’élaboration du Statut de Rome et de l’octroi, par l’article 15 (1), d’une indépendance au procureur de cette cour. Comme l’expliquait si bien Tchékhov, un fusil qu’on voit sur scène dans le premier acte servira dans le troisième.