La guérilla du vice-président kényan devant la CPI

La guérilla du vice-président kényan devant la CPI©CPI/ICC
Le vice-président kenyan William Ruto devant la CPI
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Les nouveaux bâtiments de la Cour pénale internationale (CPI) ont été le témoin d’un même ballet, durant les quatre jours d’audience dans l’affaire du vice-président du Kenya, William Ruto, et de son co-accusé, l’animateur de la radio Kass FM, Joshua Sang. Quelques minutes avant l’audience, un convoi de Mercedes s’arrête devant la Cour, libérant le vice-président, puis en présence des avocats, de gardes du corps et de députés venus de Nairobi pour l’occasion, une courte prière, improvisée dans le hall, précède la reprise du procès, comme pour motiver l’équipe. Les deux hommes, accusés de crimes contre l’humanité commis lors des violences qui avaient suivies la présidentielle de décembre 2007, demandent l’acquittement. Pour leurs avocats, inutile de présenter des témoins à décharge pour répondre à ceux appelés par le procureur depuis le début du procès en septembre 2013. L’affaire s’est effondrée, jugent-ils. Le procureur conteste.

Joueur du jour

S’il s’était agi d’un match de football, le joueur du jour serait sans doute le juge-président Chile Eboe-Osuji. Le canado-nigérian a, sans relâche, marqué à la culotte tous les joueurs de l’affaire. Pour commencer, le procureur Anton Steinberg. Il assure que William Ruto aurait mis en place un réseau de dignitaires de la Vallée du Rift pour planifier les attaques qui ont suivi la présidentielle de 2007. Le parti où il émargeait alors, le Parti démocratique orange (ODM), soutenu notamment par les luos et les kalenjins, son ethnie, avait perdu le scrutin en faveur du camp présidentiel de Mwaï Kibaki. Anton Steinberg évoque six réunions préparatoires, au cours desquelles William Ruto aurait promis de payer les jeunes mobilisés pour « expulser les kikuyus », l’une des ethnies les plus importantes du Kenya, dont les membres sont réputés être les partisans du Parti national unifié (PNU) du camp présidentiel. Réunions auxquelles, selon ses témoins, « des euphémismes ont été utilisés ». On y parlait de « travail » pour évoquer les attaques futures, explique-t-il, et « d’outils ». Ces outils, « c’était les armes à feu et de l’avis de l’accusation, lance Anton Steinberg, les armes à feu ne sont pas nécessaires pour emporter des élections ». Dès l’annonce des résultats, les jeunes miliciens sont prêts, les kikuyus ciblés. Les kalenjins qui jouent dans le camp présidentiel sont accusés de traitrise, et sommés à payer des amendes, comme ce témoin contraint d’abandonner son bétail aux mains des attaquants.

Des preuves

Sans cesse, le président demande les preuves appuyant la démonstration, veut pouvoir les consulter sur le siège. Et enchaine les questions. « Est-ce que monsieur Ruto lui-même a dit qu’il fallait se débarrasser des Kikuyus ? » « Je ne me souviens pas de cela, précise le procureur, mais il a eu des mots très violents ». Quelles sont les preuves de l’existence de tribunaux improvisés jugeant les Kalenjins ? « Dans l’ensemble, les preuves permettent d’établir plusieurs points », botte en touche le procureur, qui préfère évoquer l’autorité de Ruto sur sa communauté. « Il est décrit comme un roi », dit-il. Puis quand le procureur explique que le roi des Kalenjin a envoyé de l’argent en liquide pour récompenser les attaquants, le juge demande quelles preuves montrent qu’il s’agissait d’un remerciement ? Une déduction du procureur, semble-t-il. Anton Steinberg évoque les cérémonies de scarification, organisées au retour des attaques, alors le canado-nigérian l’interpelle. « Dans la culture africaine, si on tue un innocent, il faut passer par une cérémonie de scarification pour conjurer le sort » lance-t-il, ajoutant ravi, « c’est comme ça dans l’Eglise catholique aussi. Vous récitez un Pater et vous repartez propre comme un sous neuf ! ». « Oui, il y a toute sorte de culture » répond M. Steinberg. Manière de dire au juge que cette fois, il est sans doute un peu hors-jeu.

"vermines"

Au second jour d’audience, c’est au tour des avocats de Joshua Sang, animateur de la radio commerciale Kass FM, de plaider la relaxe. Joshua Sang n’était pas membre d’un réseau qui, assure maître Joseph Kigen-Katwa, n’a jamais existé. Et dès lors, le kényan estime que la Cour n’a pas « été conçue pour trancher d’histoires de mafias ou de trafic d’armes », expliquant que s’il n’existe pas de réseau, « cette Cour n’a pas compétence ». « Les gangs, la mafia, pour vous c’est exclu, c’est ça ? » demande le juge. Sans réseau, les crimes n’ont pas été commis dans le cadre d’une « politique », ce sont donc des crimes de droit commun, explique en substance le défenseur, pas des crimes contre l’humanité. Le juge interpelle encore : On a entendu les mots « vermines » sur Kass FM, et « mauvaises herbes », pour qualifier les kikuyus. « Même si ces mots avaient été employés, c’est la liberté d’expression et je ne crois pas que ce soit criminel » répond l’avocat, s’emparant de deux figures politiques occidentales pour appuyer son argument. « Ce que Donald Trump [candidat à la primaire des Républicains aux Etats-Unis] dit au sujet des latinos, comme étant des violeurs, des trafiquants de drogue. Et lorsque Geert Wilders [chef de l’extrême droite néerlandaise] aux Pays-Bas dit que les Musulmans sont ceci ou cela ». Joshua Sang a dit bien moins que cela, jure l’avocat. C’est maître Caroline Buisman qui enchaine. « Même s’il y avait eu un discours offensif », ce qu’elle rejette, « cela ne veut pas dire qu’il soit criminel », plaide-t-elle. « Il faut que ce lien » entre les programmes diffusés et les crimes « soit établi de façon claire. Les propos doivent pousser quelqu’un à agir. » Le juge, lui, suggère que les tensions au Kenya auraient dû inciter à la prudence dans le choix des termes utilisés à l’antenne. C’est au tour de la défense de William Ruto. Dans le prétoire pour ce troisième jour d’audience, le vice-président accuse la fatigue. Pas son avocat. Maître Karim Khan ferraille, et critique la qualité de l’enquête, qualifiant aussi le scénario dressé par le procureur de fiction, « un bon film, dans le langage d’Hollywood ». Bracelet masaï au poignet droit, l’avocat britannique rappelle que beaucoup de témoins sont revenus sur leurs dépositions initiales enregistrées par les enquêteurs du procureur lors de l’enquête, et que le témoin clé de l’accusation s’est retiré. Le procureur affirme que les témoins ont été intimidés et corrompus, et a émis plusieurs mandats d’arrêt contre les auteurs présumés de ces obstructions à la justice. Mais l’avocat soutient que les témoignages entendus à la barre ne prouvent rien et affirme que l’organigramme du réseau, évoqué par le procureur au début de l’affaire, a disparu de sa démonstration. S’il n’y a pas de preuves, selon l’avocat, que des réunions visant à planifier les crimes ont été tenues, c’est parce que « les violences de 2007-2008 étaient spontanées » dit-il. Des réunions auxquelles la défense assure que William Ruto était absent. Alors le procureur tente, carte à l’appui, de démontrer que l’accusé pouvait rapidement se rendre de Nairobi à la Vallée du Rift. « Maintenant, le procureur utilise des cartes ! ironise Me Khan, ils sont si désespérés… Sèchement, Anton Steinberg l’accuse d’avoir « utilisé des cartes google à l’envie ». Les juges se sont retirés pour délibérer. La décision est attendue dans les prochaines semaines.