Gbagbo devant la CPI : chronique d'un si long procès

Gbagbo devant la CPI : chronique d'un si long procès©ICC/CPI
Laurent Gbagbo devant la CPI janvier 2016
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Neuf témoins ont déposé devant la Cour pénale internationale (CPI) depuis l’ouverture du procès de Laurent Gbagbo et Charles Blé Goudé le 28 janvier. L’ancien président de la Côte d’Ivoire et son ministre de la Jeunesse sont poursuivis pour des crimes contre l’humanité commis lors des violences qui avaient suivies la présidentielle de novembre 2010. Un procès qui s’annonce très long, peut-être jusqu'en 2020, au cours duquel le procureur devra démontrer qu’un plan était en œuvre pour permettre à l’ancien président ivoirien « de conserver le pouvoir à tous prix ».

En quatre mois, la Cour est – virtuellement – revenue sur les scènes de crimes retenues par l’accusation en appelant à la barre neuf témoins dont six victimes, puis un chercheur de Human Rights Watch (HRW), Matt Wells, et un politicien ivoirien, Jichi Sam Mohamed. Le premier témoin, P-547, a raconté les événements survenus le 16 décembre 2010 lors de la marche vers la Radio-télévision Ivoirienne (RTI), où la répression par les forces ivoiriennes a fait, selon l’accusation, 45 morts et 54 blessés. Grièvement blessé ce jour-là, le chauffeur-routier n’a depuis plus jamais travaillé. Militant du Rassemblement des Républicains (RDR), le parti d’Alassane Ouattara, il est encerclé par les CRS et des gendarmes, frappé au visage puis battu aux ordres d’un membre de la Garde républicaine. Dans le prétoire, personne ne remet en cause le drame de P-547, mais pour la défense de Laurent Gbagbo, « l’intention de Guillaume Soro [ancien premier ministre et chef des Forces nouvelles et actuel président de l’Assemblée nationale] était de prendre la RTI par la force ». La manifestation n’était pas pacifique tente d’avancer la défense et le témoin était un combattant. Après lui, deux autres témoins ont déposé sur la répression d’une autre manifestation à Abobo, en mars 2011, puis le bombardement de ce quartier d’Abidjan quelques jours plus tard. A la barre, une servante évoque « un tir d’obus », mais ne se souvient plus de la date. Blessée, elle se rappelle avoir cherché son fils. « Je le cherchais, je ne le voyais pas. Quand j’ai crié son nom, ‘Junior’, il a dit ‘maman’. Et puis quand j’ai tourné la tête, il était déjà mort. » Le témoin est transporté à l’hôpital, « je coulais beaucoup de larmes » dit-elle. Sur les bancs de la défense, on avance que les tirs ne provenaient pas des forces armées ivoiriennes. D’autres témoins ont déposé sur les attaques de Yopougon, fin février 2011. L’un d’eux a raconté avoir, avec d’autres, été pris à partie par des jeunes, puis avoir essuyé des jets de pierre alors qu’il faisait ses ablutions à la mosquée de Lem. Mais la prière ne sera pas dite. Le témoin est débusqué par les miliciens. Il y a là Maguy le Toquard, raconte-t-il et Agbolo, un proche de Charles Blé Goudé. « Il m’a fait agenouiller et a mis le barillet de son arme dans mon anus. Il a dit que si je criais, il tirerait ». Les hommes massacrent ensuite l’un de ses compagnons, pillent la mosquée, brûlent des corans et le tapis de prière.

Un fragile « insider »

Jichi Sam Mohamed, dit Sam l’Africain, homme d’affaires et politicien, est le premier des « insiders », témoin de l’intérieur, appelé par l’accusation. A la barre début mars, il raconte avoir vu au moins trois chefs de la Galaxie Patriotique, regroupant syndicats et associations de jeunes favorables au régime Gbagbo, recevoir une enveloppe de la présidence. Il est là, dit-il, lorsque le responsable des finances leur remet des enveloppes et leur fait signer un reçu. Reçus que le procureur promet de déposer comme pièces à conviction. Parmi ces trois hommes, figure le président du Congrès des Jeunes patriotes (COJEP). « Blé Goudé aussi prenait de l’argent à la présidence pour faire des meetings. Je ne vois pas le mal à ça, hein ? », ponctue le témoin. Chef de la Nouvelle alliance de la Côte d’Ivoire et la patrie (NACIP), un petit parti ivoirien, l’ « insider » va néanmoins se révéler plus coriace que prévu pour le procureur. A la barre, il veut prouver son attachement à celui qu’il considère comme « un père », Laurent Gbagbo, qui répond de quelques sourires depuis le box des accusés. Dans le prétoire, Sam l’Africain, vêtu d’un boubou, s’emporte parfois un brin lyrique. « En face de nous, il y avait des puissances, des puissances que nous ne pouvions pas affronter », l’Onu, l’Union européenne et la France. « Des gens qui se mêlaient des affaires intérieures de la Côte d’Ivoire », s’insurge le témoin dans un français fleuri. « Je ne pense pas que le Président lui-même, ou Blé, ou moi, ou quelqu’un d’autre en Côte d’Ivoire pouvait imaginer que Sarkozy pouvait ordonner à l’armée française de déloger Gbagbo où il était, même en bombardant le palais » présidentiel, où l’ex chef d’Etat sera finalement arrêté par les Forces nouvelles le 11 avril 2011. Le Président du tribunal remercie le témoin ; lui rappelle que la Cour n’est « pas une tribune politique ». Sous les questions de la défense, le témoin poursuit néanmoins ses attaques contre l’ancienne puissance coloniale, évoquant le bombardement de la base des forces françaises de Licorne à Bouaké, le 6 novembre 2004, une affaire entourée de zones d’ombres et pour laquelle une juge d’instruction a demandé le renvoi de trois anciens ministres, Michèle Alliot-Marie, Dominique de Villepin et Michel Barnier, devant la Cour de Justice de la République, pour avoir entravé l’action de la justice française. Sam l’Africain évoque ensuite la confrontation qui s’ensuivra entre les forces françaises et la population à Abidjan, qui soupçonne Paris de vouloir déloger le président Gbagbo, et au cours de laquelle les soldats de Licorne tirent à balles réelles, faisant plusieurs victimes. « Je ne dis pas de conneries, là, c’est l’Histoire », dit le témoin. La France, « quand elle n’est pas d’accord avec toi ou que tu ne fais pas leurs affaires, ils trouvent des solutions. » Diviser le pays, organiser la rébellion qui se révèle lors de la tentative de coup d’Etat de septembre 2002. Un boulevard pour maître Emmanuel Altit qui enfonce. « La France a-t-elle créé cette rébellion ? ». Réponse du témoin : "A ma connaissance, oui… Puisque toutes les armes… ". "Quelle est sa source ? » objecte le procureur Eric McDonald. "Ce n’est pas le président de la république de la Côte d’Ivoire ! ", réagit le président Cuno Tarfusser. "Parfois, on a l’impression qu’il a été impliqué dans toutes les affaires de Côte d’Ivoire depuis 10 à 15 ans. C’est des questions très politiques que vous lui posez » lance-t-il à maître Altit. "C’est utile", assure l’avocat. Et « pour ce qui concerne l’implication de la France, ce n’est pas politique, c’est une question de faits », rétorque-t-il.

Les failles dans la protection des témoins

Jichi Sam Mohamed compte parmi les témoins dont les noms ont été révélés par inadvertance, au cours d’une audience à huis clos. Le 5 février, croyant s’exprimer au secret, le procureur évoque cinq témoins à venir. Mais le greffe n’a pas fermé les micros et ses propos sont audibles sur internet, où sont retransmises les audiences. Les noms des trois anciens généraux des Forces de défense et de sécurité, et celui de Sam l’Africain circulent alors rapidement sur la toile. Dès le début du procès, les juges ont accepté les mesures de protection demandées par l’accusation, estimant que « la société ivoirienne est encore polarisée », que Laurent Gbagbo compte encore « beaucoup de partisans » ce qui pourrait, aux yeux des magistrats, « augmenter les risques sur les témoins ». Lors de la déposition de Sam l’Africain, maître Jean-Serge Gbougnon, l’un des défenseurs de Charles Blé Goudé, annonce avoir décidé de réduire ses questions, « pour que vous puissiez être en mesure de retourner à votre femme et à vos enfants rapidement ». « Cela semble très inoffensif et agréable, mais nous ne sommes pas ici pour être agréable, lâche le procureur McDonald. Nous sommes ici pour poser des questions, laissons les membres de la famille en dehors. « C’est sans doute agréable, je ne sais pas si c’est inoffensif », ajoute le président de la chambre. Le système de protection est à bien des égards déficient. Le premier témoin, P-547, a lui aussi révélé son nom par inadvertance. Six des huit témoins ont déposé sous pseudonyme, mais sur l’internet, les spéculations vont bon train. Et le système de protection adopté par la Cour rend le procès plus opaque. A sa reprise le 9 mai, après une suspension de plusieurs semaines, une trentaine de partisans sont revenus soutenir les deux accusés. Ce jour-là, le procès est sans cesse entrecoupé de longs passages à huis clos, suscitant les soupirs dans la galerie publique. « C’est quoi, lance l’un, le témoin n’a pas le courage ? » « Mais non, rétorque-t-on un rang plus bas, ils veulent faire tout cela entre eux, c’est mieux comme ça ». « Mais ça n’a aucun sens ! », s’énerve un troisième.

Un trop long procès

« Si ça continue comme ça, on va fini ce procès en 2050 ! » râle, dès début février le président de la chambre, pressant maître Andreas O’Shea, l’un des avocats de Laurent Gbagbo, de boucler un fastidieux contre-interrogatoire. Au rythme actuel du procès, il pourrait s’étendre bien au-delà de l’année 2020. Pour l’instant, on ne sait rien du plan criminel dénoncé par l’accusation. Il faudra plus de quatre ans au procureur pour présenter la totalité de son dossier, même si le canadien Eric McDonald a déjà annoncé son intention de réduire sa liste de 138 témoins. Ensuite, ce sera aux deux accusés d’appeler leurs témoins à la barre, avant les plaidoiries finales et le délibéré.