Les Géorgiens veulent des réponses de la CPI

Le manque d'informations sur l'enquête de la Cour pénale internationale (CPI) en Géorgie y alimente les théories du complot. Lors de l’élection présidentielle, la Cour est devenue une source de tension. Une étude montre un profond manque de connaissance et de compréhension de ce que la CPI fait ou ne fait pas. Face à ce manque d'information, la société civile s’interroge : comment les victimes peuvent-elles savoir si elles doivent coopérer ou non ?

Les Géorgiens veulent des réponses de la CPI©Dimitar DILKOFF / AFP
Des Géorgiens manifestent contre la Russie en plein conflit en Ossétie du Sud, en août 2008.
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Dans l’effervescence de l'élection présidentielle en Géorgie, à la fin de l'année dernière, l’enquête de la Cour pénale internationale (CPI) est soudain devenue un enjeu de campagne. C'était si grave que Nika Jeiranashvili, directeur exécutif de Justice International, une ONG internationale, a décidé de rentrer à la hâte de La Haye dans son pays d'origine afin d'aider à désamorcer une situation dont il craignait qu’elle ne provoque un conflit.

"En fin de compte, ce que cela a montré, c'est qu'il y avait un besoin critique d'informations", explique Jeiranashvili, du fait que la CPI avait manqué d’expliquer de manière adéquate son enquête sur les crimes commis par toutes les parties pendant la guerre de 2008 entre la Géorgie, la Russie et les forces de la région séparatiste de l'Ossétie du Sud. Lui et d'autres membres de la société civile sont intervenus sur les réseaux sociaux, à la télévision et dans la presse pour souligner la neutralité de la CPI, au milieu de rumeurs selon lesquelles l'enquête pourrait être utilisée à des fins politiques contre des officiers de l’armée géorgienne. "Nous avons dû intervenir", dit-il.

Trois ans d'enquête et aucune information

La controverse a éclaté à la suite des remarques de la candidate victorieuse, Salomé Zourabichvili, reprochant à l'administration de l'ancien président Mikheil Saakashvili d'avoir déclenché la guerre. Certains politiciens ont commencé à accuser le gouvernement d'avoir fait ouvrir l'enquête de la CPI afin de cibler Saakashvili et ses alliés, et des généraux de l’armée se sont alors jetés dans le débat, explique Jeiranashvili dans un entretien à JusticeInfo.net, à Tbilissi, capitale de la Géorgie. "On pouvait presque voir qu'ils prenaient parti - ce gouvernement et le gouvernement précédent", poursuit Jeiranashvili, qui a rencontré certains des généraux. "Cela aurait pu conduire à une scission au sein des forces armées, voire à une guerre civile."

Plus de trois ans après le début de l'enquête de la CPI – la première lancée par cette Cour dans un pays non africain – presque rien sur ses progrès n'a été rendu public. Certaines organisations de la société civile affirment que ce manque d'information a créé un vide dangereux. Kapuo Kand, représentant de la CPI en Géorgie, défend que la Cour s'est efforcée de sensibiliser le public et de contrer les rumeurs. "J'ai donné une longue interview à la télévision publique géorgienne à la fin du mois de décembre sur certaines questions soulevées dans le cadre de la campagne », explique-t-il. Il ajoute que le greffier de la CPI, Peter Lewis, était à Tbilissi pour un séminaire régional, fin octobre, et a également donné des interviews, tout comme un membre haut placé du Bureau du procureur de la CPI, Phakiso Mochochoko.

Soulignant que, jusqu’en avril cette année, le bureau de la CPI à Tbilissi ne s’est composé que de lui-même et d'un assistant, Kand précise que sa stratégie de sensibilisation consiste à rencontrer les victimes, ainsi que des organisations de la société civile, des universitaires et d'autres personnes qui peuvent diffuser des informations par le biais des médias et via d’autres contacts. "Il y a eu beaucoup de désinformation au sujet de la CPI en Géorgie", explique-t-il. "D’une manière générale, ce n'est pas une période facile."

Réponses standards de la CPI

Même parmi les victimes de la guerre de 2008, les gens savent peu de choses sur la CPI, selon une récente enquête menée par des associations de la société civile auprès de quelque 30 000 personnes qui ont fui leurs foyers en Ossétie du Sud et vivent toujours dans des campements situés sur le territoire contrôlé par Tbilissi. Parmi les personnes interrogées, 49 % déclarent n'avoir jamais entendu parler de la CPI, selon Nino Jomarjidze, de l'Association des jeunes avocats de Géorgie. A l'issue d'entretiens plus poussés, il est apparu qu'environ la moitié de ceux qui se disaient familiers avec la CPI la confondaient, en fait, avec la Cour européenne des droits de l'homme, qui examine deux dossiers déposés par la Géorgie contre la Russie, dans le cadre de la guerre de 2008. Même ceux qui ont entendu parler de la CPI ne connaissent aucun détail sur l'enquête ni sur son issue possible, analyse Jomarjidze.

Ce n'est guère surprenant : la cour est bien peu loquace à ce sujet. "Les activités d'enquête sont et doivent rester totalement confidentielles", déclare le Bureau du procureur, en réponse à JusticeInfo.net. "Cela est nécessaire pour préserver l'intégrité du processus d'enquête et des éléments de preuve recueillis, ainsi que pour assurer la sûreté et la sécurité de tous ceux qui participent à l'enquête." Et le Bureau du procureur d’ajouter qu'"il n'y a pas de délai précis et que l'enquête durera aussi longtemps que nécessaire." Kand tient à souligner encore que la cour n’est pas politique et est une institution judiciaire indépendante.

C'est cette réponse standard que la société civile a également reçue. Or, ce n'est pas suffisant, insistent Jeiranashvili et Jomarjidze.

Peur et intimidation

Jeiranashvili estime que la CPI doit gérer les attentes des victimes qui présument parfois qu'elles recevront une indemnisation pour les biens perdus ou qu'elles pourront rentrer chez elles à la fin du processus. Jomarjidze fait valoir que le Bureau du procureur pourrait diffuser des informations ne compromettant pas son enquête tout en donnant aux victimes un sentiment de confiance dans le processus. Dans des enquêtes similaires, dit-il, on a par exemple révélé le nombre de victimes et de témoins interrogés. "Ce que nous voulons qu'ils fassent en premier lieu, c'est de partager quelques informations, même générales, sur l'enquête", dit Jomarjidze. "Si vous n’avez aucune information sur leurs activités, comment pouvez-vous leur faire confiance ? Comment pouvez-vous décider de coopérer ou non ?"

Instaurer la confiance chez les victimes est particulièrement important car elles vivent dans un climat de peur, ajoute Jeiranashvili. Des groupes pro-russes ont circulé parmi les communautés déplacées pour les décourager de coopérer avec le tribunal, dit-il, tandis que des enlèvements ont eu lieu le long de la frontière administrative.

L'un des cas les plus médiatisés est celui d’Archil Tatunashvili, un ancien soldat des forces armées géorgiennes qui a servi en Afghanistan dans le cadre de la contribution de son pays à la mission de l'OTAN. Tatunashvili est mort alors qu'il était détenu par les autorités d'Ossétie du Sud, qui ont conservé son corps pendant près d'un mois avant de l'envoyer de l’autre côté de la frontière, contrôlée par la Russie. Jeiranashvili explique que l'incident a refroidi les communautés ayant fui la guerre, qui se disent : "Si la Russie peut faire ça à lui, que peut-elle faire à nous ?"

Pas d'accès, pas de coopération

Pour compliquer encore les choses, ni la Russie ni les autorités d'Ossétie du Sud ne coopèrent à l'enquête, et la Russie s'est retirée en 2016 du processus d'adhésion à la CPI. Les enquêteurs n'ont pas accès à l'Ossétie du Sud où la majorité des crimes de guerre et des crimes contre l'humanité auraient été commis, dont des tortures de prisonniers de guerre, une attaque généralisée contre les civils et la destruction de biens qui ont poussé les Géorgiens de souche hors de la région.

Jomarjidze exhorte la CPI à dénoncer les obstacles auxquels se heurtent les enquêteurs. "Il serait très important de publier une déclaration sur ce point et d'encourager la Russie à coopérer à l'enquête", dit-il. "Cela pourrait encourager d'autres Etats à demander à la Russie de coopérer et de donner accès à l'Ossétie du Sud au Bureau du procureur."

Ce manque de coopération fait craindre que, si l'enquête aboutissait à des mandats d'arrêt, seuls les citoyens géorgiens – Etat membre de la CPI – ne soient jugés, alors même que, selon la société civile, la plupart des allégations concernent les forces russes et sud-ossètes.

En raison du manque d'informations, beaucoup de gens ne savaient pas que la CPI enquêtait sur des accusations portées contre des soldats géorgiens jusqu'à ce que la question eût surgi lors de l'élection présidentielle. "C'est la raison pour laquelle le public s’est enflammé, l'année dernière", explique Jeiranashvili. "Quand ils ont entendu dire que n'importe quel militaire géorgien, jusqu'à des généraux de haut rang, pouvait faire face à des accusations, c'était inacceptable."

Or, sans plus d'information sur l'enquête et la CPI en général, ajoute-t-il, un tel scénario risque de se répéter lors des élections législatives de l'année prochaine. "Cela se produira encore à l'avenir", prévient Jeiranashvili.