Bosnie : une recherche exemplaire des disparus

Bosnie : une recherche exemplaire des disparus©DR Lee Bryant
Funérailles de disparus identifiés
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Les guerres engendrent d’innombrables et d’indicibles traumatismes. Tout en étant confrontés à l’horreur des tueries, des viols, des pillages et des mutilations, des milliers de personnes vivent aussi le calvaire douloureux et quotidien de ne pas savoir ce qui est arrivé à des êtres chers. La Bosnie-et-Herzégovine (BiH), le pays le plus multi-ethnique de l’ex-Yougoslavie, est sortie du conflit qui a fait rage dans cette partie du monde de 1991 à 1995 avec le bilan le plus lourd en termes de victimes, de destructions et de personnes portées disparues. À la fin de la guerre, rien qu’en Bosnie, le nombre de disparitions s’élevait à approximativement 31 500 personnes. Vu l’ampleur du désastre, ce pays devint rapidement le terrain d’essai principal de la justice transitionnelle. Le sort de la Bosnie engendra parallèlement la mise en place, en 1993, du premier tribunal international ad hoc : le Tribunal pénal international pour l’ex-Yougoslavie (TPIY), et la création, en 1996, de la Commission internationale pour les personnes disparues (ICMP), dédiée à la recherche des disparus à l’échelle mondiale.

 

TPIY

L’étendue des atrocités commises pendant les guerres yougoslaves de 1991 à 1995 mobilisa un grand nombre de militants des droits humains et de responsables politiques, et par conséquent un engagement massif de la communauté internationale dans la reconstruction des Balkans. L’Organisation des Nations Unies, l’OTAN, l’OSCE, l’Union européenne ainsi qu’un certain nombre d’organisations humanitaires aussi bien locales qu’ internationales se penchèrent tout particulièrement sur la situation de l’après-guerre en BiH et investirent des ressources importantes dans les efforts de reconstruction. [1] La justice d’après-guerre était confiée au TPIY, et reposait sur les preuves produites devant ce dernier. Dans quelle mesure, la justice a-t-elle été rendue ? Les avis sont partagés, surtout en ce qui concerne les avantages directs pour les rescapés, comme indiqué par Meernik et Guerrero en 2014. En dépit de son caractère discutable, le TPIY a ouvert une nouvelle ère en matière de poursuite pénale universelle et internationale ; par ailleurs les nombreuses preuves présentées devant cette instance, ont néanmoins fait diminuer le nombre de « mensonges tolérés », pour reprendre les termes de Michael Ignatieff (1998, 173).

 

75% identifiées

Le TPIY étant sur le devant de la scène de la justice transitionnelle dans les Balkans, on oublie trop souvent l’existence de l’ICMP, qui a pourtant permis à la Bosnie de donner une leçon au reste du monde en matière de vérité et de justice dans les situations d’après-conflit. Le bilan de cette organisation est en effet assez impressionnant : sur la totalité du nombre de personnes disparues en Bosnie, « seuls » 8500 cas restent encore à élucider. Plus de 75% des personnes disparues ont été identifiées – ce qui représente le pourcentage le plus élevé par rapport à d’autres pays en situation d’après-guerre (comme l’Irak, le Népal, le Sri Lanka, la Colombie)[2]. Par ailleurs, contrairement au TPIY, l’ICMP a été établie en BiH ; son siège se trouve à Sarajevo et elle dispose de bureaux à Tuzla et à Banja Luka (ainsi qu’à Pristina au Kosovo). Son financement provient de pays donateurs (notamment : la plupart des pays européens, les Etats-Unis et même le Saint-Siège), de l’Union européenne, et de la C.S. Mott Foundation. Depuis 2003, date à laquelle son mandat a été étendu au-delà des Balkans occidentales, l’ICMP – dont 85% des collaborateurs sont des citoyens bosniens – est devenue le pôle mondial de la recherche des personnes disparues. En Bosnie, son rôle a été crucial dès sa création.

 

Premièrement, ses compétences techniques et scientifiques ont été décisifs dans la localisation des charniers et l’identification des restes humains, dans un contexte extrêmement difficile lié au fait que pendant le conflit, les cadavres étaient souvent extirpés des premières fosses et transportés dans un deuxième puis un troisième lieu, rendant l’identification très compliquée et onéreuse. Initialement, les recherches étaient menées uniquement sur la base de l’information obtenue à travers les témoins et les familles (ainsi que les auteurs des crimes) et l’identification des restes devait se faire en personne ou au moyen d’échantillons de sang prélevés auprès des membres de famille. Pour simplifier la procédure d’identification, l’ICMP a mis au point une nouvelle technologie, informatisée, fondée sur l’analyse ADN, permettant, depuis 2001, d’établir une concordance entre les fragments de corps humain retrouvés et l’ADN des membres de famille. Cette technologie a requis la mise en place d’une banque d’ADN, via une collecte d’échantillons de sang auprès des membres de famille, sur place en Bosnie, mais aussi parmi la grande diaspora dans le monde entier. Celle-ci s’est fortement mobilisée et l’ICMP a pu mener plusieurs séries de prélèvements sanguins à l’étranger. La nouvelle technologie a atteint un taux d’exactitude de 99.9% en matière d’identification et elle est désormais utilisée dans d’autres parties du monde[3].

 

Technologie avancée

Deuxièmement, le travail de l’ICMP a montré qu’une technologie avancée en matière d’identification médico-légale pouvait aussi avoir d’autres retombées considérables et thérapeutiques pour les familles. Le fait d’élucider le cas de personnes disparues constitue un pas crucial vers une restauration des rapports sociaux. Pour les familles, le fait de retrouver la dépouille du proche disparu aide à surmonter le traumatisme de guerre et à aller de l’avant, en associant leur deuil à un endroit précis (Stover et Shigekane 2002 ; Baraković, Avdibegović et Sinanović 2014). La découverte, l’identification et l’ensevelissement des restes permet aux proches de retrouver une certaine sérénité pour pouvoir accepter “les autres” groupes. Les enquêtes qui ont été menées montrent que les familles des personnes portées disparues se sentent doublement victimes : d’une part de la disparition de leur proche, et d’autre part de la culture du silence à propos du sort des disparus au sein des autres communautés. Restés longtemps sans savoir ce qui est advenu de leurs amis ou de leurs proches, ces victimes ont du mal à faire confiance aux autres communautés ; elles sont incapables de leur pardonner.

 

Loi sur les personnes disparues

Troisièmement, la pression exercée par l’ICMP sur les institutions nationales a aussi débouché sur des réformes locales, bien que celles-ci n’aient pas progressé comme on l’avait espéré au départ. Tout comme le TPIY, qui a encouragé puis supervisé l’établissement d’un tribunal pénal national contre les crimes de guerre, l’ICMP a, quant à elle, favorisé la création en 2005 d’un institut pour les personnes disparues (MPI) en Bosnie. Cela avait pour but de remettre la question des personnes portées disparues entre les mains des Bosniaques. La loi de 2004 sur les personnes portées disparues, première législation mondiale sur le problème des disparitions, a préconisé l’ouverture du MPI, la création d’une base de donnée centrale des personnes portées disparues (CEN) et l’établissement d’un fond pour les familles de ces personnes. Le rôle du MPI était de remplacer les commissions régionales existantes et de les unir sous une seule et même entité. Depuis son ouverture officiel en 2008, le MPI a établi des bureaux à travers tout le pays. L’objectif principal est de : communiquer avec les familles et les différents bureaux de procureurs et compléter le travail technique de l’ICMP avec des stratégies de communication très localisées.

 

Quatrièmement, le problème des personnes portées disparues revêt une grande importance politique en ce qui concerne les questions de la mémoire collective et de la légitimité des gouvernements locaux. Les anthropologues légistes peuvent fournir des preuves solides concernant la façon dont une personne est morte et dire s’il s’agit d’un civil ou non (Baraybar et Gasior 2006). Plus le nombre de corps identifiés est élevé, plus on dispose de renseignements concrets sur la cause des décès, et plus la « vérité » fait surface (Stover et Shigekane 2002). Cela constitue un véritable défi pour un pays où les vérités et les récits collectifs sont multiples. Les membres de chaque gouvernement[4] régional et de chacun des trois groupes ethno-nationaux[5] dominants ont tenté d’établir leur version spécifique de la guerre pour justifier leur rôle au sein du conflit. Ces versions sont souvent, pour ne pas dire toujours, en contradiction flagrante les unes avec les autres. Un grand nombre de Bosniaques considèrent que les Serbes de Bosnie ont voulu se tailler un semi-Etat artificiel à l’intérieur de la Bosnie, en recourant à un nettoyage ethnique et au génocide. Une grande majorité de Serbes de Bosnie rétorquent qu’ils ont combattu pour empêcher d’être islamisés par les Bosniaques et insistent sur le fait que les crimes commis ne sont pas aussi graves qu’on le prétend de manière générale. Quant aux Croates, ils estiment pour la plupart qu’ils se trouvaient en porte-à-faux entre les Serbes et les Bosniaques et que leur rôle dans la guerre était purement défensif (voir Sebastian-Aparicio 2014). Ainsi, les empreintes, tangibles et probantes, sur les corps retrouvés pourraient remettre en question les récits collectifs de guerre des trois groupes opposés. Tout cela fait que la loi mentionnée ci-dessus n’a jamais été appliquée dans son intégralité et que le registre central des personnes disparues et le fond n’ont pas encore été établis.

 

Acquis

Enfin, la recherche de personnes portées disparues a redéfini le rôle de l’Etat dans les périodes « post-conflit » [6]. Effectivement, on attend de l’Etat qu’il aborde la question d’une manière plus conséquente qu’auparavant; le droit de connaître le sort des personnes portées disparues fait maintenant partie du langage et des pratiques des droits humains et relève désormais de l’obligation de l’Etat envers ses citoyens. Ce droit a également mis en évidence la place importante des civils et des rescapés, qui ont été les moteurs du processus continuel d’identification tout en insistant sur cette nouvelle responsabilité de l’Etat envers ses citoyens. Les familles des personnes disparues et la société civile ont fait pression sur l’Etat non seulement pour la mise en place d’un système de soutien durant les recherches mais aussi pour l’établissement de mécanismes de réparation – à la fois d’ordre pratique (financier) et symbolique (commémoratif). Ces nouveaux acquis ont été renforcés dans le système international par le biais de nouvelles institutions mondiales, dont fait partie l’ICMP.[7]

 

Malgré les obstacles politiques internes en Bosnie Herzégovine, l’ICMP constitue un exemple d’efficacité en tant qu’organe de justice transitionnel ; elle a su d’ailleurs éviter certaines fautes commises par le TPIY, l’organisation sœur, plus connue. L’ICMP a son siège en Bosnie et elle a directement impliqué les victimes dans le processus. La Bosnie a encore un long chemin à parcourir dans le travail de recherche des derniers charniers (dans la mesure du possible) et dans l’amélioration du système de soutien aux familles de disparus. Assurer l’application complète de la loi de 2004 reste une grande priorité. Le rôle de l’ICMP sera sans doute limité par rapport à ce point, contrairement au MPI, entité locale, qui prendra le relais par rapport à cette question. Quoi qu’il en soit, malgré des conditions difficiles, le bilan de l’ICMP sur ses vingt années de travail en Bosnie est remarquable, et son rôle a été indispensable dans l’élucidation du sort de centaines de personnes disparues dans le monde.

 

 

Quelques chiffres de l’ICMP :

Nombre de personnes portées disparues pour l'ex-Yougoslavie en 1995 40 000
Nombre de personnes portées disparues pour la Bosnie-Herzégovine en 1995 31 500
Nombre de personnes toujours portées disparues pour l'ex-Yougoslavie en 2015 13 000
Nombre de personnes toujours portées disparues pour la Bosnie-Herzégovine en 2015 8 500
Nombre d'échantillons de sang prélevé pour l'ex-Yougoslavie 91 451

 

Références :

Baraković, Devla, Esmina Avdibegović, and Osman Sinanović. 2014.

“Posttraumatic Stress Disorder in Women with War Missing Family Members.” Psychiatria Danubina 26(4): 340–46.

 

Baraybar, Jose Pablo, and Marek Gasior. 2006. “Forensic Anthropology and the Most Probable Cause of Death in Cases of Violations against International Humanitarian Law: An Example from Bosnia and Herzegovina.” Journal of forensic sciences 51(1): 103–8.

 

Clark, Janine Natalya. 2010. “Missing Persons, Reconciliation and the View from below: A Case Study of Bosnia‐Hercegovina.” Southeast European and Black Sea Studies 10(4): 425–42.

 

Hronesova, Jessie. 2012. Everyday Ethno-National Identities of Young People in Bosnia and Herzegovina. Prager Schriften Zur Zeitgeschichte Und Zum Zeitgeschehen. Frankfurt am Main: Peter Lang.

 

Ignatieff, Michael. 1998. The Warrior’s Honor: Ethnic War and the Modern Conscience. Macmillan.

 

Meernik, James, and Jose Raul Guerrero. 2014. “Can International Criminal Justice Advance Ethnic Reconciliation? The ICTY and Ethnic Relations in Bosnia-Herzegovina.” Southeast European and Black Sea Studies 14(3): 383–407.

 

Nettelfield, Lara J., and Sarah Wagner. 2013. Srebrenica in the Aftermath of Genocide. Cambridge University Press.

 

Rowen, Jamie. 2013. “Truth in the Shadows of Justice.” In Transitional Justice and Civil Society in the Balkans, Springer Series in Transitional Justice, eds. Olivera Simic and Zala Volcic. New York, 123–40.

 

Sebastian-Aparicio, Sofia. 2014. Post-War Statebuilding and Constitutional Reform in Divided Societies. Beyond Dayton in Bosnia. Palgrave Macmillan.

 

Stover, Eric, and Rachel Shigekane. 2002. “The Missing in the Aftermath of War: When Do the Needs of Victims’ Families and International War Crimes Tribunals Clash?” Revue Internationale de la Croix-Rouge/International Review of the Red Cross 84(848): 845–66.

 

Wagner, Sarah E. 2008. To Know Where He Lies: DNA Technology and the Search for Srebrenica’s Missing. University of California Press.

 

 

 

[1] Selon le FMI, l’aide extérieure par habitant pour la BiH est bien plus importante que celle allouée à tout autre pays européen après la seconde guerre mondiale (rien que durant la période allant de 1996 à 1999, la BiH a reçu 3.7 milliards de Dollars).

[2] Par exemple : en Colombie, sur les 70 000 personnes portées disparues, environ 3000, seulement, ont été identifiées. Un recherche de Rowen de 2013 montre plus de détails.

[3] Les experts de l’ICMP ont été sollicités notamment après : les attaques du 11 septembre 2001 contre le World Trade Center, le désastre provoqué par l’Ouragan Katarina et le désastre naturel à Haïti .

[4] Le système étatique bosniaque est fondé sur un gouvernement ethno-national fédéral sui generis comprenant deux entités – l’une, mono-ethnique (Republika Srpska) et l’autre bi-ethnique (Fédération de BiH) – de facto selon la frontière militaire de 1995.

[5] Il convient davantage d’utiliser le terme ethno-national puisqu’en Bosnie l’ethnie et la nation (et la religion) se recoupent (Hronesova 2012).

[6] Observation de la Directrice générale de l’ICMP, l’Américaine Kathryne Bomberger, pendant la projection d’un film documentaire à Sarajevo, en juillet 2014.

[7] Depuis 2014, cet organisme a le statut d’organisation internationale et son siège sera bientôt déplacé à La Haye.