Les dessins des enfants de la guerre comme pièces à conviction

Les dessins des enfants de la guerre comme pièces à conviction©Waging Peace
Dessin d'enfant du Darfour. 500 ont été déposés devant la CPI comme éléments de preuve
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« Déflagrations, dessins d’enfants, guerre d’adultes », publié chez Anamosa, raconte la guerre en 150 dessins d’enfants. L’ouvrage accompagne une exposition organisée à la médiathèque André Malraux de Strasbourg. A voir jusqu’au 16 décembre. Un très beau livre sur la guerre qui appelle à la Paix.

 Des morts sans couleurs, des huttes en feu, des cortèges de réfugiés, des bombardements, la peur et la tristesse : les 150 dessins rassemblés par Zérane Girardeau disent la guerre « à hauteur d’enfants ». L’ouvrage « Déflagrations, dessins d’enfants, guerre d’adultes », édité chez Anamosa, reproduit un siècle de dessins d’enfants dans la guerre, le témoignage de jeunes témoins depuis la Première guerre mondiale jusqu’au conflit syrien. Ces dessins permettent « de nous situer momentanément hors du flux indifférencié d’images qui nous entoure, écrit la coordinatrice du projet, Zérane Girardeau. Comme un antidote à toute somnolence de l’habitude, celle qui finit par transformer la barbarie en un bruit de fond ou une fiction lointaine… comme un pas de côté pour garder les yeux ouverts, ne pas oublier, continuer à savoir et ne pas anesthésier l’émotion ». Emotion derrière ces dessins et parfois leur légende, comme celle d’un enfant tchétchène qui demande si « le père Noël va-t-il arriver jusqu’à nous, ne sera-t-il pas arrêté au checkpoint ? » Derrière les coups de crayons d’enfants de 5 à 17 ans, c’est une centaine de récit qui se révèlent, et une histoire unique, qu’enrichissent les textes d’artistes, de psychologues, de journalistes et de juristes. Françoise Héritier, anthropologue décédée le 15 novembre à Paris signe-là l’un de ses derniers textes. Elle évoque notamment « le silence assourdissant » que traduisent ces dessins. « Ils ont vu, ils ont couru, ils se sont cachés, ils ont essayé de se taire pour ne pas attirer l’attention, mais ils ont entendu tous les bruits » de la guerre. « La réalité obscène a dû être faire de fureur et de vacarme ». Le siècle passé a légué la Charte des Nations unies, les Conventions de Genève, et celle sur la protection des enfants dans les conflits armés. La promesse, non tenue, du « plus jamais ça ». Ces dessins le rappellent. Ils sont la représentation « d’une violence universelle », souligne François Héritier. « Rien dans ces témoignages ne relève de l’imagination. »

  Dessin d'enfants

En 2007, l’organisation Waging Peace avait déposé quelques 500 dessins d’enfants sur le bureau du procureur de la Cour pénale internationale (CPI), qui ont été inclus comme preuves contextuelles dans le dossier Darfour. Consultant et ancien enquêteur de la cellule d’urgence de Human Rights Watch (HRW), professeur à l’Université de San Francisco et avocat, Olivier Bercault se rappelle pour Justice Info, avoir découvert, en 2005, la force de témoignage que représentaient les dessins d’enfants soudanais réfugiés dans les camps du Tchad.

Olivier Bercault : J’étais parti avec un médecin de Human Rights Watch pour recueillir des témoignages sur ce qu’il se passait au Darfour. Il y avait plein d’enfants, ravis de voir des visiteurs. C’était donc un peu la fête, mais nous avions du mal à parler aux adultes. Pour occuper ces enfants, nous leur avons donné du papier et des crayons. Nous ne leur avions rien demandé, mais ils ont commencé à dessiner des images de guerre incroyables, très précises. On y voyait les attaques sur les villes, l’arrivée des Janjawid [milice pro-gouvernementale au Darfour], les bombardements, les meurtres, mêmes les images de viols. Alors on a répété l’expérience dans d’autres camps de réfugiés, et nous avons récolté des centaines de dessins. Ensuite, nous avons demandé aux enseignants - des instituteurs et des professeurs du Darfour qui travaillent dans des écoles dirigées par l’Unicef dans les camps de réfugiés – s’ils possédaient de tels dessins et ils nous ont montré des cahiers d’écoliers plein de dessins. Ils nous ont dit ‘tenez, prenez-en, et racontez au monde ce que nous avons vécu’. Ce n’était pas du tout le but de notre voyage, mais on se sentait tout à coup en mission pour ces enfants.

Justice Info : Avez-vous immédiatement pensé que ces dessins pouvaient constituer des preuves devant un tribunal ?

Olivier Bercault : Initialement, je n’ai pas pensé à l’aspect juridique. Mais je me souviendrais toute ma vie du premier dessin. J’ai vu cet enfant dessiner les Janjawid et j’étais totalement fasciné. C’était exactement ce que je savais des Janjawids. Il y a très peu de photos de cette milice, très peu de vidéos. Au départ, je ne pensais pas que cela pourrait être utilisé par un tribunal. Je n’avais pas été aussi loin dans la réflexion, je m’arrêtais au fait que cela corroborait bien ce que je connaissais. J’avais travaillé pendant plusieurs années au Darfour, et j’avais une bonne idée de ce qu’il s’y passait. Nous avions déjà interviewé des centaines de victimes, nous avions aussi des images aériennes, mais nous n’avions pas d’images visuelles. On peut être là avant ou après, mais personne n’est là pendant les crimes. Et tout à coup on avait cette représentation visuelle des crimes. C’est ensuite que nous nous sommes dit que cela pouvait servir de preuve dans un procès. Et puis il y a eu cette décision de la Cour pénale internationale.

 Dessin d'enfants

Que détecte-t-on sur ces dessins d’enfants ?

Le travail d’une organisation comme HRW, c’est de pouvoir établir le mode opératoire. Pendant des jours et des semaines, on écoute les victimes. Si à la fin de ma mission, j’ai des témoignages qui me décrivent qu’effectivement, ce jour-là, les villages étaient attaqués, que l’aviation a commencé à bombarder, que les soldats à pied sont arrivés, puis les Janjawids, et la suite. Si j’ai 80 à 100 témoignages qui me racontent la même chose, qui me racontent le même mode opératoire, je peux commencer à dégager les faits. Au Darfour, tous les enfants racontaient la même chose avec leurs crayons. Ils ne faisaient évidemment pas les mêmes dessins, mais ils racontaient le même mode opératoire. A partir de là, oui, cela devient des éléments de preuve.

Est-ce difficile de recueillir de tels témoignages ?

Lorsqu’on recueille le témoignage des adultes, de personnes torturées ou de ceux dont des parents ont été tués, c’est parfois difficile. Les gens décrivent des situations très compliquées, se mettent à crier, parfois à pleurer. Ce n’est pas le cas avec les enfants. Les enfants sont joyeux, ou calmes, mais le trauma est derrière. Je me souviens d’une fille, très jeune, elle n’avait pas six ans. Elle avait dessiné une femme, par terre, avec le visage tout rouge. Elle m’a dit, ‘ça c’est une femme, elle est morte’. Je lui ai demandé pourquoi son visage était rouge et elle m’a regardé comme si j’étais stupide, et m’a dit ‘parce qu’on lui a tiré dans la tête’. Elle avait six ans, elle me disait cela de façon tout à fait naturelle, elle était très calme. Je ne sais pas dans quel trauma elle a dû grandir.

Lorsque l’on regarde les dessins de « Déflagrations », on est frappé par la précision des scènes de guerre et l’expression des sentiments. Pouvez-vous l’expliquer ?

Certains dessins du Darfour sont très simples, mais expriment de nombreuses situations. La fuite, la panique, est représentée par des doigts écartés, des cheveux hérissés, la bouche figée dans une expression de terreur. Beaucoup de dessins du Darfour représentent les gens décédés sans couleurs. Les gens morts sont en gris alors que ceux qui sont en vie sont pleins de couleurs. Certains dessins jouent sur les proportions pour exprimer quelque chose. Il y a une précision fascinante dans ces dessins. On s’en rend compte lorsque l’on met en parallèle les dessins des enfants sur les armes, et des photos de ces mêmes armes. Les enfants ne dessinent pas de la même façon un Tupolev, utilisé par l’armée soudanaise, et un Mig, un avion de combat. Ils les dessinent différemment. Ils dessinent les hélicoptères avec un camouflage militaire. Ils ne dessinent pas un M16 de fabrication américaine pareil qu’une Kalachnikov, c’est très clair. La Kalachnikov est avec un chargeur en virgule. Un véhicule blindé et un tank, ce ne sont pas les mêmes chenilles, le même nombre de roues, et c‘est flagrant sur un dessin d’enfant. Ils captent cela avec leurs yeux, c’est d’une précision assez étonnante.

« Déflagrations » est un recueil qui porte sur plus de cent ans de guerre. Voyez-vous des traits communs à tous ces dessins ?

Il y a des points communs sur la façon dont sont représentés les soldats, sur les armes, et sur les attaques aussi. Le plus flagrant, ce sont les attaques aériennes. Sans doute parce que c’est le plus terrifiant, surtout quand on est un enfant. Mais l’éducation entre aussi en ligne de compte. Il y a certains pays où l’éducation artistique n’était pas une priorité. Il y a des dessins qui sont dans tous les sens, très biens faits et biens représentés, mais il n’y a pas de lignes de fuite, pas de densité. Si on regarde les dessins de la Seconde guerre mondiale en France, on sent que ces gamins ont eu une éducation artistique. Je crois que l’on peut faire des rapprochements culturels. Si on prend les dessins de l’Algérie, ou de l’Iran, ils sont très colorés et très denses. Les dessins d’Afrique sont beaucoup plus aériens, il y a beaucoup plus d’espace. Les dessins européens, il y a des lignes de fuite, il y a toute une école derrière. Il y a une cohérence dans les styles.

 

« Déflagrations, dessins d’enfants, guerre d’adultes ». Editeur Anamosa. 30,00 euros.(2017)