Âgé d'une quarantaine d'années, Tewolde, qui a combattu plusieurs fois pour l'Érythrée, affirme "prier", comme le reste de la population de son pays, l'un des plus fermés du monde, pour qu'aucune nouvelle guerre n'éclate avec l'Éthiopie voisine, avec qui les tensions sont vives.
"Nous ne voulons pas de cette guerre. Car si elle éclate, beaucoup de gens partiront au front. Et comme auparavant, beaucoup d'enfants perdront leur père, les mères perdront leur mari, les parents perdront leurs enfants", explique cet habitant d'Asmara, la capitale érythréenne.
Lui-même a déjà porté les armes dans plusieurs conflits: la première fois à la fin des années 1990 durant la guerre de son pays, l'Érythrée, contre l'Éthiopie, et plus récemment lors d'affrontements contre les rebelles de la région éthiopienne du Tigré, l'Érythrée combattant alors au côté de l'Éthiopie.
Mais depuis, les deux pays sont entrés dans une posture toujours plus hostile, faisant craindre un nouveau conflit armé.
"Nous avons déjà vécu cela et nous savons que les pertes sont lourdes", soutient Tewolde, dont le prénom a été changé pour des raisons de sécurité.
Il est extrêmement difficile de recueillir des témoignages en Érythrée, pays régulièrement qualifié par des organisations de défense des droits humains de "Corée du Nord" de l'Afrique, où les dissidents disparaissent au goulag.
Pour pouvoir obtenir quelques mots de Tewolde, l'AFP a dû transmettre des questions à un intermédiaire, qui lui a fourni ses réponses en retour.
- "Peur intense" -
L'Érythrée est l'un des pays les plus fermés de la planète, figurant régulièrement dans la queue des classements internationaux en matière de libertés publiques. Ses quelque 3,5 millions d'habitants sont dirigés d'une main de fer par Issaias Afwerki depuis l'indépendance arrachée à l'Éthiopie en 1993.
Les civils sont enrôlés à vie dans l'armée ou contraints au travail forcé dans le cadre d'un service national assimilé à de l'esclavage par l'ONU. Dans ce contexte, "il règne actuellement un climat de peur intense" dans la population érythréenne, soutient Tewolde.
Car après un réchauffement opéré à la suite de l'arrivée au pouvoir en 2018 du Premier ministre éthiopien Abiy Ahmed et de l'appui de l'armée érythréenne aux forces fédérales éthiopiennes durant la guerre du Tigré, les relations entre Éthiopie et Érythrée ne cessent d'empirer.
L'Éthiopie, deuxième pays le plus peuplé d'Afrique avec quelque 130 millions d'habitants, a accusé en octobre son voisin de "se préparer activement à une guerre" contre elle.
L'Érythrée a de son côté dénoncé une "mascarade mensongère" et soutient que l'Éthiopie, pays enclavé, lorgne sur son port d'Assab.
En novembre, le ministre éthiopien des Affaires étrangères, Gedion Timothewos, a affirmé que "l'agression et les provocations incessantes de l'Érythrée rendent toute retenue de plus en plus difficile".
Le spectre de la guerre qui avait opposé les deux pays entre 1998 et 2000 pour des différends frontaliers, faisant plusieurs dizaines de milliers de morts, a donc ressurgi.
- Peuple "tiraillé" -
Mehari a lui aussi combattu durant le conflit du Tigré entre 2020 et 2022, où l'armée érythréenne a été accusée d'avoir commis - plus encore que les autres belligérants - de nombreux crimes de guerre.
Cet homme d'une trentaine d'années, qui a également requis l'anonymat, dit en être revenu avec une "aversion" pour la guerre.
"Les jeunes fuient en masse vers l'Éthiopie, considérée comme un ennemi par le gouvernement, et vers le Soudan pour éviter une éventuelle guerre", dénonce-t-il.
Luwan a de son côté quitté l'Érythrée il y a plusieurs années et vit désormais dans un pays d'Afrique de l'Est qu'elle refuse de nommer, par crainte de représailles envers sa famille restée au pays.
Elle aussi raconte la "peur" parmi les siens, surtout après qu'un membre de sa famille s'est vu prié de "se préparer, ainsi que ses fils et ses filles, car on lui a dit qu'Abiy allait déclencher une guerre", narre-t-elle.
"Certaines mères présentes à cette réunion n'ont toujours pas de nouvelles de leurs enfants partis faire la guerre au Tigré et on leur demande une nouvelle fois d'envoyer leurs enfants au front", se désole Luwan.
Interrogé par l'AFP sur le risque d'un nouveau conflit et le sentiment de la population, le ministre érythréen de l'Information Yemane Ghebremeskel n'a pas donné suite.
Ancien militant indépendantiste désormais en exil, le chercheur Mohamed Kheir Omer raconte la situation intenable d'un peuple qui "ne veut pas la guerre" et dont "la jeunesse n'aspire qu'à quitter le pays", mais qui refuse aussi de "vivre sous domination éthiopienne" du fait des "atrocités" commises par l'armée rivale ces dernières décennies.
"Nous sommes tiraillés entre Issaias, indifférent au sort de sa population, et Abiy, uniquement préoccupé par sa propre postérité", résume ce spécialiste de la Corne de l'Afrique auprès de l'AFP.
Luwan se dit "désespérée". "Seul un miracle pourrait mettre fin à ce cauchemar", soupire-t-elle.

