Lorsque les militaires chiliens ont enfoncé au petit matin sa porte et arraché son compagnon à son lit, au printemps 1986, Alicia Lira avait 37 ans.
Elle a couru derrière les véhicules militaires en criant, mais n'a plus jamais revu Felipe Rivera, abattu de plusieurs balles dans la tête.
Près de quatre décennies plus tard, elle confie que "la souffrance est toujours vive" et assure que rien ne l'arrêtera dans sa quête "de justice et de vérité".
L'élection dimanche du leader d'extrême droite José Antonio Kast à la présidence du Chili ravive les fantômes de la dictature d'Augusto Pinochet (1973-90), dans un pays encore marqué par ce passé sanglant.
- "Pleurer d'impuissance" -
La victoire de cet admirateur de Pinochet, qui deviendra en mars le dirigeant le plus à droite du Chili depuis la fin de la dictature, donne envie à Alicia Lira de "pleurer d'impuissance", confie-t-elle à l'AFP, les yeux embués.
Sur le revers de sa veste, elle porte épinglée la photo de son compagnon, qu'elle appelle encore "mon amour".
Plusieurs responsables de son assassinat sont toujours libres, d'autres ont été condamnés à des peines réduites.
"Nous n'avons jamais cessé de croire en la justice, même si elle a été mesquine et tardive", affirme la septuagénaire, présidente de l'Association des familles de personnes exécutées pour des raisons politiques. Son frère a également été capturé et torturé par la dictature.
Agée de 75 ans, Alicia Lira sort d'une réunion avec le président sortant de gauche Gabriel Boric au palais présidentiel et marche d'un pas lent appuyée sur une canne. "Pour nous, ce gouvernement a été comme une bouffée d'air", déclare-t-elle devant le mémorial dédié aux femmes victimes de la répression politique.
La plus grande réussite de ce dernier a été l'impulsion donnée à un plan national de recherche des disparus, selon elle.
Désormais, Mme Lira et les autres défenseurs des droits humains au Chili devront composer avec le gouvernement de Kast, soutien de la dictature qui a laissé derrière elle plus de 3.200 morts et disparus et des dizaines de milliers de personnes torturées et emprisonnées. "Nous devons avoir encore plus de force et continuer", dit-elle.
- Une grâce polémique -
José Antonio Kast envisage de soutenir un projet de loi polémique qui prévoit de gracier quelque 140 agents publics détenus pour crimes contre l'humanité sous la dictature, dont l'ex-brigadier de l'armée Miguel Krassnoff, condamné à plus de mille ans de prison.
Lors de sa première campagne présidentielle en 2017, le candidat ultraconservateur avait rendu visite en prison à des personnes condamnées pour avoir violé les droits humains. "Sous le gouvernement militaire, beaucoup de choses ont été faites pour les droits humains", affirmait-il alors.
Il avait également défendu Krassnoff, accusé entre autres d'avoir torturé de ses mains une femme enceinte. "En le voyant, je ne peux pas imaginer toutes les choses qu'on dit de lui", avait-il déclaré à la radio T13.
Lors de cette élection, il avait obtenu moins de 8% des suffrages.
Gaby Rivera était adolescente lorsqu'elle a commencé à rechercher son père disparu en 1975. Elle n'a retrouvé ses restes qu'en 2001, sur un site militaire, des traces de brûlures sur les mains.
"J'ai passé plus de temps à chercher mon père qu'à vivre avec lui", explique cette femme qui dirige l'Association des familles de détenus disparus.
Elle se souvient encore de son dernier baiser de bonne nuit. Une éventuelle grâce pour les auteurs de violation des droits humains serait "horrible", affirme-t-elle.
Jeune, José Antonio Kast avait soutenu le "oui" lors du plébiscite de 1988 afin que les militaires restent au pouvoir, mais une majorité de Chiliens a voté pour le "non", ce qui a conduit à la fin de la dictature.
L'extrême droite a évité de parler de Pinochet tout au long de la campagne. L'équipe de campagne de M. Kast n'a pas donné suite aux demandes d'entretien de l'AFP.
"Kast a été élu malgré, et non à cause, de son soutien à Pinochet", analyse le politologue Robert Funk de l'Université du Chili.
Beaucoup craignent qu'il réduise les budgets du Musée de la Mémoire et de centaines d'institutions qui défendent les droits humains au Chili.
Le musée redonne dignité et visibilité aux victimes de la dictature, dans "un pays qui reste fracturé par ces blessures", explique sa directrice, Maria Fernanda Garcia. "Notre histoire ne peut pas s'effacer (...) C'est un rappel constant à la société que ces violations des droits humains ne doivent plus jamais se reproduire."

