Seychelles : sanglante équipée nocturne dans la forêt de Sans Souci

Seul survivant d’une embuscade nocturne perpétrée, en 1983, dans la forêt de Sans Souci, Bryan Charles Victor a pris la barre pendant deux heures, le 13 janvier 2020, devant la Commission vérité des Seychelles, pour un témoignage émouvant qui a secoué le pays.

Seychelles : sanglante équipée nocturne dans la forêt de Sans Souci
23 juillet 1983. Le véhicule de Bryan Charles Victor tombe dans une embuscade dans la forêt tropicale de Sans Souci. Seul survivant, Victor tente, trente-sept ans plus tard, de donner un sens aux événements devant la Commission vérité des Seychelles. © Gerhard Huber
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L’homme aux traits marqués avait 21 ans à l'époque. Bryan Charles Victor a survécu, mais ses deux amis n'ont pas eu sa chance. Trente-sept ans plus tard, il essaie toujours de donner un sens aux événements qui ont bouleversé le cours de son existence, le 23 juillet 1983. Son témoignage émouvant, qui a duré deux heures, a secoué les îles des Seychelles et, sur les réseaux sociaux, de nombreux seychellois ont condamné les atrocités commises pendant les quinze années du parti unique. Tandis que la Commission vérité, réconciliation et unité nationale (TRNUC) continue d'entendre des témoignages sur les meurtres, les disparitions et autres violations présumées des droits de l'homme, de plus en plus de victimes se manifestent pour demander réparation des atrocités commises.

Victor et Sonny Elizabeth ont travaillé ensemble à la Poste et sont devenus amis. Peu après avoir quitté cet emploi, Victor a acheté une voiture et a été approché par trois soldats, qui lui ont demandé de leur apprendre à conduire. Michael Hoffman était un ami d'Elizabeth et connaissait également les soldats. « Pendant certains cours de conduite, Elizabeth et Hoffman m'accompagnaient, vous savez, juste pour s’amuser, faire un tour en voiture », se souvient Victor.

« Sur la route, j’entends parler d'armes »

Jusqu'à ce jour où une simple course pour aller chercher « quelque chose à Sans Souci », un sous-district composé en grande partie de forêts bordant les deux principaux quartiers de Bel Air et de Port Glaud, se transforme en cauchemar. Le 23 juillet 1983, Elizabeth demande à Victor de le conduire, ainsi que Hoffman et les soldats, vers 19 heures. « Au début il ne voulait pas divulguer ce qu'était le ‘quelque chose’. C'est alors que nous étions en route que j'ai entendu parler des armes. Sonny [Elizabeth] a dit qu'Hoffman allait chercher des armes chez Marengo. Je ne savais pas si c'était une arme, 5 armes ou 500 », raconte le rescapé, manifestement très ému. Victor connaissait d’ailleurs ce fameux Jemmy Marengo, un ancien camarade de classe devenu un officier de renseignement de l'armée.

Ils retrouvent Marengo à Sans Souci, qui monte dans leur véhicule pour les guider. Victor jusqu’alors n’était pas inquiet, dit-il, avant que sa voiture ne tombe dans une embuscade. « Marengo m'a dit de quitter la route principale et je me souviens d'être sorti de la route pour me retrouver dans un sentier quand je suis soudain tombé sur un tronc d'arbre - de la taille de ma cuisse - en travers de la route. Sortis de nulle part, des hommes nous ont ordonné de sortir de la voiture, et nous avons vu des soldats sortir des buissons », raconte Victor. Tout est alors devenu incontrôlable, dit-il à la commission.

Bryan Charles Victor auditionné devant la TRNUC aux Seychelles
"Je suis convaincu que c'est lui [l'ancien président Albert René] qui a ordonné aux militaires de nous tuer, mes deux amis et moi » a déclaré Bryan Charles Victor devant la TRNUC des Seychelles, le 13 janvier 2020. © Seychelles Broadcasting Corporation

« Laissez-le, il finira par mourir »

« Les soldats — qui avaient entre 15 et 20 ans — étaient armés de bâtons, de poignards, de baïonnettes et d’AK47. Ils ont commencé à nous battre tous les trois à mort », raconte un Victor en larmes. « Je faisais du karaté, alors je me suis d'abord défendu, mais ils étaient nombreux et ils m'ont maîtrisé. Je n’en pouvais plus, j'ai abandonné, je me suis effondré et j'ai commencé à appeler ma mère car je savais que je ne la reverrais plus jamais. » « Leur intention était de nous tuer », ajoute-t-il. Allongé sur le sol il n'a pas pu voir ce qui arrivait à Elizabeth et Hoffman. « J'ai été frappé avec la baïonnette dans le dos et sur la tête. À un moment donné, l'un d'entre eux a dit : ‘Laissez-le, il finira par mourir’. »

Leurs trois corps sont chargés dans sa voiture et conduits vers le Morne Blanc, Port Glaud, sur la côte ouest de l'île principale de Mahe. Dans un lieu isolé, la voiture est poussée dans un ravin. « La voiture ne s'est pas retournée. Elle est descendue lentement et s'est soudainement arrêtée contre un petit arbre. Je crois qu'il y avait un dieu qui a arrêté la voiture cette nuit-là », dit Victor à la commission. « J'avais peur, je saignais. Hoffman ne faisait pas de bruit, mais Sonny [Elizabeth] gémissait en criant ‘maman, maman’ ». Victor parvient à s’extraire du véhicule et à remonter sur la route principale. Il trouve finalement une maison. Un vieil homme vient à son secours, et appelle la police. « Je leur ai parlé de mes deux amis, mais les deux policiers ont dit qu'ils n'iraient pas sur le site au milieu de la nuit. Je ne les blâme pas. Je les comprends. Nous étions tous effrayés aux Seychelles à ce moment-là. »

« Mon oncle dormait avec deux machettes »

« J'ai été hospitalisé pendant onze jours et je suis retourné régulièrement à l'hôpital pendant des semaines après cela. J'étais traumatisé et j'avais peur. Je n'allais jamais seul nul part. J'étais toujours accompagné par un membre de ma famille », se souvient Victor. « Ma famille et moi étions menacés et intimidés. La nuit, nous entendions des pas autour de notre maison. Des bruits de bottes militaires. Mon oncle Eugène est venu habiter chez nous. Il dormait avec deux machettes, au cas où nous serions attaqués au milieu de la nuit. »

« Ma mère avait toujours quatre énormes thermos remplies d'eau chaude. C'était notre défense, au cas où les soldats viendraient me chercher. » Un commissaire de police, James Pillay, interroge Victor pendant cette période. « Je lui ai parlé de l’attaque, de l'implication de l'armée et plus particulièrement du rôle de Jemmy Marengo. Mais il a dit que cela ne pouvait pas être Marengo, car il avait appris qu'il était sur une autre île ce jour-là. Il m'a dit que j'avais fait une erreur et que j'étais probablement ivre et que je ne pouvais pas me souvenir de ce qui m'était arrivé cette nuit-là », se souvient Victor, en colère.

Jemmy Marengo auditionné devant la TRNUC aux Seychelles
« Si nous n'avions pas intercepté les trois hommes ce jour-là, beaucoup d'autres personnes seraient mortes, dont le président Albert René », a déclaré l'un des auteurs de l'attaque, Jemmy Marengo, devant la TRNUC des Seychelles, le 14 octobre 2019. © Seychelles Broadcasting Corporation

Marengo, l'ancien officier de renseignement, a donné sa version des faits devant la Commission, le 14 octobre 2019. Pour lui, Hoffman était impliqué dans un projet de coup d’État. Il « regrette ce qui s'est passé », mais « si nous n'avions pas intercepté les trois hommes ce jour-là, beaucoup d'autres personnes seraient mortes, dont le président Albert René ». « Un jour, Hoffman a dit (...) que certains soldats avaient caché des armes dans les buissons du camp de l'armée de l'exil, à Sans Souci, où j'étais basé. Et il avait besoin de mon aide pour passer par la porte principale, qui était gardée, afin de récupérer les armes. Je savais qu'ils voulaient assassiner le président René », a tenté de clarifier le militaire. « J'ai facilité leur entrée, puis je suis sorti de la voiture et je suis parti. Le lendemain, j'ai appris qu'ils avaient eu un accident et que deux d'entre eux étaient morts », a-t-il déclaré.

L'exil, avec l'aide de l'ambassade américaine

En octobre 1983, trois mois après l'attaque, craignant pour sa vie, Victor a demandé l'aide de l'ambassadeur américain aux Seychelles de l'époque, David Fischer, pour fuir le pays. « M. Fischer a dit qu'il contacterait un de ses amis, Ted Fletcher, qui travaillait pour la branche du Comité international de secours à Boston, aux États-Unis. Tout a été fait en secret car je ne voulais pas informer les autorités de mon départ imminent », explique Victor.

Il a été visé par un deuxième attentat le 31 décembre 1983, dit-il. « Nous étions à une fête de nouvel an. J'ai remarqué quatre soldats. L'un d'eux s'est approché de moi, avec un poignard, mais il y a eu une bagarre et les autres fêtards se sont impliqués pour les chasser tous les quatre. Nous avons dormi chez un ami cette nuit-là. Nous avions peur de rentrer à la maison. » « Moins de deux mois plus tard, tout était réglé pour mon voyage. Je ne savais pas où j'allais mais je savais que si je restais aux Seychelles, je mourrais. Je n'avais pas le choix. Alors, en février 1984, je suis parti en exil », se souvient Victor. Il reviendra aux Seychelles pour la première fois en 1993, lorsque le pays devient une démocratie multipartite.

« Albert René [l'ancien président] savait tout ce qui se passait, surtout cette nuit-là, et je suis convaincu que c'est lui qui a ordonné aux militaires de nous tuer, mes deux amis et moi », affirme Victor, devant une salle comble. De membres de sa famille et l'ambassadeur américain étaient venus le soutenir. De nombreux points restent à éclaircir. Mais quelques jours après le témoignage de Victor, les Forces de défense du peuple des Seychelles ont annoncé que le capitaine Marengo prenait sa retraite.