Vingt ans après les atrocités vécues au Darfour, théâtre au Soudan d'une des pires tragédies du 21e siècle, les exilés soudanais dispersés aux quatre coins du monde voient à distance le cauchemar recommencer, comme s'il "n'avait jamais pris fin".
Pour la diaspora impuissante, les récits des massacres commis à El-Facher rappellent les tueries perpétrées au début des années 2000 par les milices arabes Janjawid. Cette grande ville du Darfour a été prise fin octobre par les paramilitaires des Forces de soutien rapide FSR, en guerre avec l'armée soudanaise depuis avril 2023.
"Parfois, c'est difficile de croire que ça recommence", confie à l'AFP un chercheur installé au Caire depuis 2004, qui demande à être identifié sous le pseudonyme de Abdullah Yasser Adam pour des raisons de sécurité.
"Des gens meurent sans savoir pourquoi", ajoute l'universitaire de 45 ans, originaire de Nyala, capitale du Darfour-Sud, dans une région désormais entièrement contrôlée et administrée par les FSR, héritières des Janjawid.
Il appartient à la communauté Four - l'une des ethnies non arabes ciblées en 2003 par les Janjawid, milices à l'époque soutenues par le président déchu Omar el-Béchir, pour écraser des mouvements de rébellion.
Ce chercheur vit en exil comme six millions de ses compatriotes, dont quatre millions ont fui depuis 2023.
Les récits des survivants d'El-Facher lui rappellent des scènes vécues dans sa ville natale, en 2003: exécutions sommaires, violences sexuelles, exode massif.
"Des avions au-dessus de nous, les Janjawid sur chameaux ou à cheval, et des blindés, qui frappent et brûlent les villages", les civils "traqués comme des proies". "Aujourd'hui, les armes sont plus modernes, c'est la seule différence", dit-il.
- "Deux faces d'une même pièce" -
Les FSR sont dirigées par le général Mohamed Daglo, ancien marchand de chameau devenu chef de guerre avec le soutien d'Omar el-Béchir, à une époque où Khartoum présentait la campagne au Darfour comme une simple opération de contre-insurrection.
La guerre qui s'ensuivit fit 300.000 morts et 2.7 millions de déplacés, selon l'ONU.
"Je me souviens de la fumée qui montait du centre ville", confie la poétesse Emtithal Mahmoud, qui a fui le Darfour avec sa famille quand elle avait six ans.
"Un jour, je me suis cachée sous un lit avec quatre personnes, j'ai vu les bottes des soldats, leurs chevilles tâchées de sang", dit celle qui vit désormais à Philadelphie.
Pour elle "le génocide au Darfour n'a jamais cessé".
Et les deux camps sont impliqués.
"L'armée bombardait nos villages" et les Janjawid tuaient les survivants, "brûlaient les récoltes, jetaient les corps dans les puits, et violaient femmes et enfants", se souvient cette femme de 32 ans.
"Ils étaient les deux faces d'une même pièce", acquiesce Abdullah Yasser Adam . "Aujourd'hui leurs rôles peuvent avoir changé, mais les victimes restent les Soudanais."
La Cour internationale de justice a lancé un mandat d'arrêt pour génocide et crimes de guerre, contre Omar el-Bechir, actuellement en résidence surveillée dans son pays. La semaine dernière le Conseil des droits de l'homme de l'ONU a lancé une enquête sur les atrocités des FSR décrites à El-Facher.
Depuis le début du conflit actuel, l'armée a été accusée de mener des frappes aériennes aveugles et d'utilisation d'armes chimiques, et les FSR d'exécutions, viols et pillages.
- "Pire qu'en 2003" -
Pour Amar Salah Omar, un soudanais de l'ethnie Massalit installé à Paris depuis 2016, l'implication d'acteurs étrangers rend la guerre actuelle encore plus meurtrière.
Les Émirats arabes unis ont été accusé de fournir armes, hommes et carburant aux FSR - ce qu'ils nient -, tandis que, selon les analystes, l'armée bénéficie du soutien de l'Égypte, de l'Arabie saoudite, de la Turquie, de la Russie et de l'Iran.
"Depuis ma naissance, le Soudan n'a connu que la guerre", constate M. Omar, 34 ans. "C'est un problème enraciné dans des tensions ethniques profondes".
"Ce qu'il se passe aujourd'hui est pire qu'en 2003", tranche-t-il. "À l'époque, les FSR n'avaient pas autant de pouvoir", mais "sont intouchables aujourd'hui."
Le général Daglo a émergé sur la scène politique nationale en s'alliant un temps avec l'armée, avant que leurs divergences n'éclatent sur le partage du pouvoir.
La chute d'El-Facher, fin octobre, lui a donné le contrôle total du Darfour, menaçant le pays de partition.
Depuis, près de 100.000 personnes ont fui El-Facher, mais des dizaines de milliers demeurent piégées après 18 mois de siège. Les hôpitaux ont été bombardés, l'aide humanitaire bloquée, des images aériennes suggèrent des massacres de masse.
Et le même schéma de siège et de destruction se dessine au Kordofan voisin.
Coman Said, volontaire des Cellules d'intervention d'urgence (ERR), aujourd'hui réfugié en Ouganda redoute "un massacre semblable à celui d'El-Facher", si les FSR s'emparent de Dilling et Kadugli, deux villes du Kordofan-Sud qu'elles assiègent.
Fin 2023, les paramilitaires ont été accusés d'avoir tué jusqu'à 15.000 civils d'ethnie Massalit à El-Geneina, capitale du Darfour Occidental.
Malgré les difficultés de communication, M. Omar garde le contact avec ses amis restés au pays, des Massalits, comme lui: "Ils vivent dans la peur d'être pris pour cible."

