Dossier spécial « L’Église face à ses crimes sexuels »

Abus sexuels dans l’Église : la justice française au pied du mur

L’Église de France a couvert un crime massif, mais quid de la justice qui se trouve placée au pied d’un mur – celui de la prescription ? Sous le choc du rapport Sauvé, le ministre de la Justice a demandé aux procureurs d’ouvrir des enquêtes même si les faits sont prescrits. D’autres solutions, plus innovantes, sont déjà à l’étude. 

Des gendarmes postés devant une église
Réagissant au rapport de la Commission indépendante sur les abus sexuels dans l’Eglise (Ciase), le ministre de la Justice Eric Dupond-Moretti a demandé aux procureurs de France d'ouvrir systématiquement une enquête pour tout signalement de prêtre abuseur, "y compris pour les faits susceptibles d'être prescrits". © Charly Triballeau / AFP
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« J’ai pu tourner la page grâce au procès de mon agresseur », affirme Olivier Savignac, qui fait partie des rares victimes d’abus sexuels au sein de l’Église de France dont l’agresseur a été jugé et condamné. Selon les recherches archivistiques - dans les fonds de l’Église, de la justice et de la presse – menées par l’École pratique des hautes études à la demande de la Commission indépendante sur les abus sexuels dans l’Église (Ciase), seulement 330 abuseurs ecclésiastiques auraient été jugés et condamnés en France, depuis le début des années 1950, sur un nombre total d’agresseurs estimé entre 2.900 et 3.200. Une estimation « plancher ».

La prescription est la raison évoquée pour expliquer ce fossé judiciaire et le fait que la Ciase elle-même n’a effectué que 21 signalements à la justice, alors que plus de 6.000 victimes ont témoigné devant elle et qu’elle en a recensé 330.000. « Les auditions de victimes effectuées par la Commission concernaient davantage des gens âgés de 60 voire 70 ans. Avec le jeu des lois successives sur la prescription en matière d’agressions sexuelles sur mineurs, peu rentraient dans la case d’une possible poursuite pénale » analyse l’avocate Nadia Debbache, qui a défendu des victimes du père Bernard Preynat dans un procès très médiatisé ayant abouti à sa condamnation en 2020 à Lyon, et qui a suscité une prise de conscience en France.

Nouvelle prescription « glissante »

Le rapport de la Commission précise également que 42 autres signalements ont été transmis à l’Église. « Il s’agissait de faits prescrits dont l’auteur est toujours vivant » détaille Antoine Garapon, magistrat membre de la Ciase. Le rapport indique en effet que 56 % des violences sexuelles commises par des membres du clergé se sont déroulées entre 1950 et 1969 – la période de « phase culminante des violences ». Ces faits-là sont tous prescrits. Car dans le droit français, la prescription annule les poursuites judiciaires au-delà de trente ans pour les crimes sexuels sur mineurs, vingt ans pour les viols, et six ans pour les agressions et harcèlements sexuels.

Un mur qui s’effrite, très partiellement, avec la récente loi du 21 avril 2021, destinée « à protéger les mineurs des crimes et délits sexuels et de l’inceste [en créant] de nouveaux mécanismes de prescription qui permettent davantage de réprimer les auteurs longtemps après les faits ». La réforme vise les récidivistes. Dorénavant, si un agresseur commet une nouvelle agression avant la prescription des faits contre une première victime, celle-ci bénéficiera d’un nouveau délai de prescription. « Cela lui laisse encore plus de temps pour sortir du silence, car on sait, dans le cadre de ces infractions au sein de l’Église, combien le facteur temps est important pour dénoncer les faits », indique Me Debbache. Cette prescription dite « glissante » allonge aussi les durées d’obligation de dénoncer, pour les témoins de tels actes.

« C’est un gros progrès, estime François Devaux, victime du père Preynat et fondateur de l’association La Parole libérée, aujourd’hui dissoute. Cela montre que la justice touche enfin au cœur du fonctionnement de l’Église et de sa problématique endémique ». Oui, mais « à condition que les associations et les victimes s’en saisissent » pondère Garapon, qui considère que cette nouvelle loi a surtout une « fonction d’autorisation ». « Elle fait partie, précise-t-il, de ces lois qui offrent une possibilité aux victimes ou aux associations. On a un peu la même chose en matière d'environnement : ce sera de la pugnacité des associations ou des victimes que dépendra la mise en vigueur de cette disposition. »

Sur la possibilité d’une nouvelle prolongation des délais de prescription par une réforme législative, la Ciase indique clairement dans son rapport avoir écarté cette option, « y voyant une impasse : elle n’améliorerait pas la reconnaissance des faits et n’aiderait pas dans leur reconstruction les personnes victimes confrontées à l’issue d’autant plus incertaine d’un procès pénal que celui-ci serait très tardif. »

Protocoles entre parquets et diocèses

Suite au rapport de la Ciase, le ministre de la Justice Eric Dupond-Moretti a demandé, dans une lettre aux procureurs de la République de « procéder systématiquement à l’ouverture d’une enquête préliminaire, y compris pour les faits susceptibles d’être prescrits. » Me Debbache approuve : « Il faudrait que le parquet enquête systématiquement si une victime vient dénoncer des faits prescrits qui se sont déroulés pendant sa minorité, ou si c’est une personne vulnérable. » Cela permet, dans des affaires où l’agresseur est souvent récidiviste, d’identifier d’autres victimes. « C’était le cas pour l’affaire Preynat ; la première victime était prescrite, la deuxième aussi, et la troisième ne l’était pas. Une enquête pénale a pu être ouverte », illustre l’avocate.

Le prêtre français Bernard Preynat, condamné pour agressions sexuelles, quitte le palais de justice de Lyon, dans le sud-est de la France, à l’issue de son procès en janvier 2020. © Philippe Desmazes / AFP

« Les considérations de prescription sont assez compliquées ; elles dépendent de l’âge de la victime et de la nature des faits (crime ou délit). Plus il y a de faits, plus le régime de prescription peut être compliqué, d'où l'intérêt qu'une enquête soit menée pour en savoir plus », abonde Jacques Dallest, procureur général à Grenoble (Sud-Est). Il est l’un des premiers procureurs généraux (après celui de Paris) à avoir mis en place un protocole d’accord entre les tribunaux relevant de la cour d’appel de Grenoble et les évêques de cette région, en novembre 2019, bien avant que la Ciase ne recommande de « généraliser les protocoles entre parquets et diocèses ».

« Qui dit protocole dit obligation réciproque : les évêques doivent signaler au plus vite, par mail, par téléphone ou par courrier, au procureur qu'ils ont eu telle information d’abus, explique Dallest. De façon brute sans chercher à en savoir plus. À charge pour le procureur d'ouvrir une enquête, pour que l'évêque ne soit pas accusé d'avoir étouffé une affaire, ou d’avoir essayé de l'orienter de telle ou telle manière ». Ainsi à Grenoble, deux enquêtes préliminaires sont en cours concernant des soupçons d’agressions sexuelles suite à un signalement de l’évêque de l’Isère. Au moins un prêtre est concerné. En phase de dresser le bilan de ce protocole, Dallest estime « c’est un beau document mais il faut le faire vivre, l’appliquer. Cette démarche existe depuis des années dans différents domaines. L’expérimenter avec des évêques est très nouveau, le sujet très sensible, mais il faut qu’elle se généralise dans les trente-six cours d’appel françaises. » À ce jour, dix-sept parquets de France – relevant chacun d’une cour d’appel – ont déjà signé un protocole de ce genre.

Des demandes d’indemnisation collectives ?   

Mais le pénal ne suffit pas, souligne la Ciase. Car pour avoir des enquêtes, encore faut-il que les victimes se déclarent. « Dans les affaires de violences sexuelles, et encore plus lorsqu’il s’agit de l’Église, les victimes mettent parfois des dizaines d’années à sortir du silence car psychologiquement, moralement, c’est très dur [d’entamer une procédure] », indique l’avocate Debbache. C’est pourquoi, bien souvent, souligne Garapon, « les victimes attendent plus une reconnaissance ou une prise en compte de leur demande qu’une condamnation ».

Au-delà de la responsabilité première de l’agresseur, le rapport de la Ciase explore la possibilité pour les victimes de faire valoir en justice la responsabilité des évêques et des instituts religieux. Une première barrière se dresse, constate la Ciase : l’Église n’est pas, au sens du droit, une personne morale. Les diocèses et les paroisses non plus. Une congrégation religieuse par contre, un couvent ou un monastère, constituent des personnes morales. Mais dans tous les cas, les responsabilités seraient établies : « Les évêques confèrent aux prêtres le sacrement de l’ordre, avec les pouvoirs qui lui sont attachés en particulier en matière sacramentelle. Comme les supérieurs religieux, ils fournissent, par les missions qu’ils attribuent, notamment la mise en contact avec des enfants, certains des moyens de l’agression. »

La Ciase va plus loin et invoque le code civil, qui stipule que « l’on est responsable non seulement du dommage que l’on cause par son propre fait, mais encore de celui qui est causé par le fait des personnes dont on doit répondre », soulignant que la justification profonde de cette disposition est « la garantie d’indemnisation pour la victime ». Dans le cas des violences au sein de l’Église, ajoute le rapport, « la responsabilité du commettant (en l’espèce, l’évêque) et de l’auteur de la faute (le prêtre) sont engagées. » C’est « une piste très intéressante », estime Me Debbache, qui confie réfléchir actuellement à organiser des plaintes collectives de victimes.

Ou l’option expérimentale de la justice restaurative ?

Enfin, le rapport appelle à la mise en œuvre d’un processus de justice restaurative ou réparatrice, « qui place au cœur de ses préoccupations la personne victime et la réparation des torts qu’elle a subis ». « Une des modalités de la justice restaurative, ajoute la Ciase, réside dans les rencontres entre personnes victimes, agresseurs et représentants de la communauté ou de la société civile (…) Ce type de rencontres peut participer à la réparation, en faisant émerger la reconnaissance des faits, de la responsabilité de leur auteur, et de la souffrance de la personne victime. »

Cette forme de justice est « très expérimentale en matière pénitentiaire en France, et déjà très développée au Canada », précise Garapon qui a étudié cette question au sein de la Ciase. « C’est une très bonne piste pour sortir des impossibilités de la justice ; on voit bien que les traitements formels par procès ne sont plus satisfaisants, et ce encore moins pour les violences sexuelles ». Il admet toutefois qu’introduire la justice restaurative au sein de l’Église est totalement nouveau.

« Il va falloir que l’on invente les outils d’une telle justice dans ce cadre très précis », ajoute Carole Damiani, directrice de Paris Aide aux victimes et membre de la Ciase. Savignac pense qu’« il est essentiel de penser l’avenir pour les enfants en se préoccupant d’abord des victimes mais aussi des auteurs qui bien souvent ne sont pas suivis, ni accompagnés après avoir purgé leur peine de prison »,  mais il craint aussi la fragilité d’un tel processus : « Lorsque l’on sait que bon nombre de pervers sexuels manipulateurs ne peuvent s’extraire d’une pathologie bien trop présente en eux, la justice restaurative n’est qu’une réponse partielle au phénomène de pédocriminalité. »

Qu’elles se situent en dehors ou au sein de l’Église, toutes les alternatives semblent à explorer pour tenter de sanctionner et de réparer les abus sexuels sur mineurs, qui concerneraient une famille sur dix en France. Ainsi, la Commission indépendante sur les incestes et les violences sexuelles faites aux enfants (Ciivise) – à qui la Ciase a confié le relais de sa fonction d’écoute – vient de recueillir 4.200 témoignages, en un mois. L’Église n’étant qu’un lieu de violences parmi d’autres.

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