Un juge suisse explique pourquoi il a démissionné du Tribunal pour le Liban accusé de “discrimination par étiquetage”

Un juge suisse explique pourquoi il a démissionné du Tribunal pour le Liban accusé de “discrimination par étiquetage”©Vincent van Zeijst
Le Tribunal Spécial pour le Liban à la Haye
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Robert Roth, professeur de droit à l’université de Genève et ancien juge du Tribunal spécial pour le Liban (TSL), livre pour la première fois les raisons de sa démission en septembre 2013 de ce tribunal. Il dénonce en particulier le manque d’indépendance du TSL, incapable de résister aux multiples pressions politiques.

Le 14 février 2005, une énorme explosion retentit à Beyrouth non loin du front de mer. Mille huit cent kilos de dynamite viennent de faire exploser la voiture de l’ex-Premier Ministre libanais, Rafic Hariri, la pulvérisant ainsi que ses occupants. L’un des Libanais les plus puissants, même s’il n’occupe plus alors aucune fonction officielle, vient d’être assassiné, ainsi que vingt-deux autres personnes qui se trouvaient à proximité. Deux ans plus tard, le 30 mai 2007, le Conseil de sécurité de l’ONU adopte la résolution 1757  pour juger les auteurs de l’attentat qui a tué Rafic Hariri. Cette décision est prise sous l’impulsion de la France de Jacques Chirac et du président américain George W. Bush : ils pensent que le président syrienBachar al Assad est le commanditaire de l’attentat ainsi que d’autres assassinats de personnalités libanaises qui s’opposaient à son emprise sur le Liban. Le tribunal spécial pour le Liban est en train de naître et il polarise déjà la classe politique libanaise entre ses partisans et ses opposants irréductibles, et au premier chef, le Hezbollah, qui dénonce un tribunal politique voulu par les Saoudiens, les Américains et les Français.

 

Pressions sur le  tribunal

C’est dans ce contexte troublé que le TSL s’installe dans une morne banlieue de La Haye dans les anciens locaux des services secrets néerlandais aux épais doubles vitrages. C’est un tribunal sans précédent par la sélectivité de son mandat et c’est là que se trouve son péché originel : comment justifier un tribunal à la fois onusien et libanais pour un seul assassinat politique, alors que la guerre civile libanaise (1975-1990) s’était soldée par une amnistie générale en dépit de tous les crimes de guerre et les innombrables massacres qui firent quelques 200'000 morts ? En 2011, Robert Roth est nommé juge et siège à la Haye au TSL. Deux ans plus tard, il en claque la porte, après avoir refusé une confortable somme pour le prix de son silence. Aujourd’hui, il dénonce l’instrumentalisation de la justice internationale dans un article intitulé Tribunal spécial sur le Liban : retour sur une expérience* parue dans la Revue belge de droit international.

De son poste de juge entre 2011 et 2013, Robert Roth observe. Il comprend, dit-il, que toutes les parties réussissent à faire pression sur le TSL. Robert Roth dénonce « les nombreuses pressions au TSL pour procéder à des procès expéditifs par contumace, quitte à sacrifier le respect des droits de la défense et de la qualité de la justice ». Il donne pour exemple que le bon sens aurait voulu que le procès du 5ème accusé, Hassan Mehri, lui aussi membre du Hezbollah comme les quatre autres accusés, soit joint à l’acte d’accusation central, et non pas tardivement en février 2014, alors que le procès a déjà commencé. Mais les pressions – dont on imagine qu’elles viennent des Etats qui sont les plus grands bailleurs de fond (mais dont le montant des contributions reste confidentielles) et soutiennent politiquement le TSL, « voulaient aller de l’avant coûte que coûte », car la procédure en aurait été prolongée. Robert Roth n’en donne pas la raison, mais laisse entendre qu’il s’agissait alors de mettre politiquement le Hezbollah sur la défensive à un moment opportun. Interrogée sur le fait que le tribunal aurait succombé aux pressions, la porte-parole du TSL, Waged Ramadan, dément toute ingérence du politique : « Le TSL est une institution judiciaire indépendante. Il n’est pas un organe politique et n’est pas influencé par la politique, notre mandat, c’est la justice. Les juges rendent des décisions fondées sur le droit et les éléments de preuve présentés à l’audience ».
 

"Aucun acteur de ce Tribunal ne doit avoir un lien avec le judaïsme"

 
L’affaire qui conduit le juge suisse à démissionner est cependant autre. Tout commence par la publication en 2014 dans un journal libanais par l’accusation selon quoi le greffier du TSL serait « sioniste ». En fait, son ex-épouse est juive. Au sein du TSL, les origines de son ex-épouse suffisent à jeter le doute sur l’impartialité du greffier. La situation de Robert Roth est quasi-comparable, puisque son épouse est juive, et qu’elle fut vingt ans plus tôt brièvement rédactrice de la Revue juive. Le président du TSL, David Baragwanath, de nationalité néo-zélandaise, ne sait comment se dépêtrer de cette situation, d’autant que le TSL a toujours été accusé par le Hezbollah et d’autres d’être le bras juridique de leurs adversaires politiques, dont l’Etat hébreu.
Le président du TSL ne semble pas se poser cependant pas la seule question de principe qui vaille : le greffier et le juge sont-ils impartiaux ? Ont-ils jamais exprimé une position sur le conflit israélo-palestinien ou sur les tensions intra-libanaises, ou quoi que ce soit qui puisse permettre de douter de leur indépendance ? Le président du TSL tergiverse et, écrit Robert Roth, envisage même de publier sur le site électronique du tribunal « toutes les informations personnelles me concernant de même que ma femme ». Sans doute, la justice est aussi affaire de perception et le contexte libanais est fortement communautarisé. Mais la justice internationale doit-elle, elle aussi, succomber aux communautarismes ou, au contraire, faire prévaloir des principes d’indépendance ? En d’autres termes, peut-on être juif ou marié à quelqu’un qui l’est et être un juge international, si vous remplissez toutes les garanties d’impartialité ? Interrogée sur cette affaire, la porte-parole du TSL, Waged Ramadan, se borne à déclarer : « Nous ne sommes pas en mesure de commenter les vues et allégations du juge Roth. Les informations concernant le recrutement et la cessation de service des juges et de membre du personnel du TSL sont confidentielles. Toutefois, nous regrettons les déclarations du juge Roth ».

Roth contraint de démissionner parce que sa femme est juive

Pour Robert Roth, le constat est clair : via son épouse, il fut victime « d’une discrimination par étiquetage », explique-t-il : « Ainsi, sous couvert de garantir l’impartialité du Tribunal, on transmet un message clair, destiné sans doute en priorité aux autorités libanaises : aucun acteur majeur de ce Tribunal ne doit avoir un quelconque lien avec le judaïsme. Le Président d’un Tribunal à caractère international reprend ainsi à son compte — et par anticipation — les assimilations abusives et les raccourcis polémiques d’un acteur important de la scène politique libanaise », écrit-il. C’est dans ces conditions, que Robert Roth a démissionné d’un tribunal qui, selon lui, ne répondait plus « aux principes du droit international ». Si l’on suit cette logique communautariste suivie par le TSL, pourquoi ne pas mettre ne doute alors l’impartialité de juges internationaux de confession chrétienne, car de la même manière, on pourrait les soupçonner de favoriser les partis d’obédience chrétienne au Liban ?
 Finalement, le TSL, de sa naissance controversée jusqu’à maintenant, n’a jamais réussi le pari sur lequel repose la justice pénale internationale : rendre justice, indépendamment des attentes politiques qui l’entourent : celles de ses pères fondateurs, de ses bailleurs financiers et de ses opposants. A ce jour, le TSL continue de fonctionner dans le désintérêt général, y compris, au Liban, avec un budget de 59 millions d'euros sans doute supérieur au ministère de la justice de ce pays. Tirant les leçons de son expérience, Robert Roth plaide pour « une culture de l’indocilité » de la justice pénale internationale, espérant que celle-ci puisse enfin s’émanciper et accéder à une véritable indépendance. Gageons qu’il y a du travail.
 
 
*L’article est en libre accès