OPINION

Le procès Ford en Argentine, une victoire ouvrière

Le 15 mars, un tribunal argentin a publié son raisonnement à l'appui de l'une des affaires les plus importantes jugées ces dernières années, dans laquelle trois personnes ont été reconnues coupables de crimes contre l'humanité, dont deux anciens hauts dirigeants de l'entreprise automobile Ford Motor Argentina. Le jugement intégral considère qu'une motivation centrale de l'armée et de l'entreprise était de discipliner les travailleurs et de lutter contre l'activité syndicale.

Le procès Ford en Argentine, une victoire ouvrière©Victoria BASUALDO
Lors de la manifestation du 24 mars 2019 à Buenos Aires, on pouvait lire sur les banderoles : "Procès Ford : une victoire ouvrière".
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Le 24 mars, une foule massive de centaines de milliers de personnes a défilé dans les rues de Buenos-Aires, la capitale de l'Argentine, en direction de la Plaza de Mayo pour répudier le coup d'État qui avait eu lieu quarante-trois ans auparavant, le 24 mars 1976. Quelque part au milieu de l'immense foule se trouvaient les survivants d'un crime particulier, les travailleurs enlevés et torturés de Ford Motor Argentina, ainsi que leurs familles, qui étaient entourés par plus de 70 organisations et confédérations syndicales. Ils tenaient une banderole géante qui disait : "Le procès Ford : une victoire ouvrière".

Les survivants et leurs proches ont procédé à la distribution de milliers de tracts. Ils se sont fait photographier et célébrer encore et encore. On les a cités dans le discours principal qui a salué l'importance du verdict dans ce procès singulier, tout en rappelant de nombreux autres cas et procès, comme celui qui avait analysé la répression à Villa Constitución et à l'aciérie Acindar, ainsi que le procès sur les violations des droits humains des travailleurs de Mercedes-Benz en Argentine sous la dictature militaire.

Jurisprudence internationale

Le "procès Ford" a débuté en 2002 et a été reporté pendant des années avant que les débats oraux n'aient enfin lieu, entre décembre 2017 et décembre 2018. Le verdict rendu par un tribunal argentin le 11 décembre 2018 fut révolutionnaire car il condamnait non seulement Santiago Omar Riveros, chef militaire de haut rang, mais aussi Héctor Sibilla, chef de la sécurité de Ford Motor Argentina et Pedro Müller, directeur de production de l'usine Ford de Pacheco (banlieue du Grand Buenos-Aires) à 15, 12 et 10 ans de prison respectivement. Tous trois ont été déclarés coupables de violations des droits de l'homme perpétrées entre 1976 et 1977 à l'encontre de 24 anciens travailleurs de Ford.

Le raisonnement des juges à l'origine de cette décision historique restait cependant à connaître. Il a été publié le 15 mars et a donné une dimension supplémentaire à l'affaire. Premièrement, les juges Osvaldo A. Facciano, Mario Gambacorta et Eugenio Martínez Ferrero ont réaffirmé que ces actes constituaient des crimes contre l'humanité. Ils n'ont pas seulement cité les décisions de la Cour suprême argentine, mais ont également fait référence à la jurisprudence de plusieurs tribunaux internationaux et au Statut de Rome pour affirmer clairement que les civils pouvaient être les auteurs de tels crimes.

Un deuxième aspect notoire de leur raisonnement est l'analyse détaillée et spécifique de la manière dont les responsables de Ford Motor Argentina se sont impliqués dans la répression. Les juges ont déclaré qu'il y avait eu, de la part des autorités de Ford et de ses hauts dirigeants, "une contribution spécifique en informations sur les travailleurs à enlever". D'une part, ils avaient remis aux forces militaires les dossiers du personnel et, d'autre part, il est prouvé que les informations fournies aux militaires par ces hauts responsables de Ford afin qu’ils puissent procéder aux enlèvements ont pris la forme de listes de personnes à arrêter.

Une relation stratégique entre l'armée et l'entreprise

Les juges ont également affirmé qu'il a été prouvé avec le même degré de certitude qu'il existait une assistance logistique, y compris par le biais de ressources matérielles (véhicules, nourriture et essence), des autorités de Ford et de ses hauts dirigeants aux Forces armées qui ont procédé aux enlèvements. Ils ont déclaré que les éléments de preuve montraient que la structure organisationnelle et l'infrastructure territoriale des autorités de Ford et de ses cadres supérieurs avaient aidé les militaires en charge des enlèvements. En particulier, les juges soulignent qu'après le 24 mars 1976, un pan des installations récréatives de l’entreprise "est devenu un centre de détention clandestin avec la particularité d'être situé dans une propriété privée. Les travailleurs détenus et enlevés sur leur lieu de travail ont été amenés dans ces installations où ils ont été maintenus dans l'état de "disparus".

Troisièmement, en ce qui concerne les motifs de ces actions criminelles, les juges ont statué que l'élimination des "comisiones internas", des organisations syndicales au sein des usines, "qui étaient des symboles de la force de la classe ouvrière et de la résistance aux exigences d'une plus grande productivité, était un objectif commun pour les chefs d'entreprise et les militaires qui se sont emparés du pouvoir". En outre, ils ont retenu que le fonctionnement du marché du travail était une autre dimension du projet de transformation sociale et économique mis en œuvre. Cela permet de comprendre le dénominateur commun des 24 victimes, qui était "leur relation de travail avec Ford". Les juges ont ajouté qu'il y avait "une relation stratégique entre l'armée et une partie de la direction de l’entreprise", étant donné qu'ils avaient des intérêts communs, à savoir assurer ce qu'ils considéraient comme une "normalisation" des relations de travail, et la transformation profonde de la structure économique et sociale.

Une contribution efficace à la répression

Quatrièmement, il convient de souligner le type de preuve accepté par le tribunal. Une importance centrale a été accordée aux témoignages des victimes et à ceux de leurs familles, tenant en compte la caractéristique de ces crimes perpétrés de manière clandestine et ayant compris la destruction systématique de preuves et documents. Un large éventail de sources ont également été citées dans la décision, y compris les présentations orales, les rapports et conclusions écrites fournies par les témoins experts ou de "contexte", les considérant comme "éclairantes et concluantes". En outre, la Cour a particulièrement mis en valeur le livre "Responsabilidad empresarial en delitos de lesa humanidad. Represión a trabajadores durante el terrorismo de estado" (Responsabilité des entreprises dans les crimes contre l'humanité. Répression des travailleurs dans le cadre du terrorisme d'État), qui a été admis en preuve. Mais le tribunal a également utilisé diverses sources issues directement de la compagnie, comme les procès-verbaux des réunions du conseil d'administration, des publications et déclarations publiques, des entretiens réalisés avec différents chefs d'entreprise, entre autres sources.

En ce qui concerne les conclusions juridiques du verdict, le tribunal a conclu que les deux hauts dirigeants de l'entreprise étaient "responsables de complicité par participation nécessaire". Cela signifie que, tandis que les auteurs principaux sont bien les fonctionnaires de l’Etat – en l'occurrence le chef militaire Santiago Omar Riveros – il y avait des co-auteurs fonctionnel en la personne de Müller et Sibilla. Müller et Sibilla ne sont pas les auteurs du crime, mais ils ont apporté une contribution efficace aux auteurs de l'acte criminel. Il s'agit de la séquestration illégitime, aggravée par la violence et les menaces dans 24 cas, et d'une prolongation de plus d'un mois dans 15 cas. Et il s’agit des tourments causés et aggravés par les persécutions politiques, dans l’ensemble des cas.

La Cour a souligné que ces crimes ont été rendus possibles grâce à l'utilisation des ressources de l'État aux mains des militaires, mais aussi grâce à l'utilisation des ressources et des installations de l'usine, lieu de travail quotidien des victimes qui y voyaient un élément vital de leur développement, de leur vie et de celle de leurs familles. C'est par l'intermédiaire de l'usine que les responsables de l’entreprise "ont contribué à l'appareil répressif de l'État en fournissant des informations, des moyens et des infrastructures dans la commission de crimes contre l'humanité".

La défense des droits du travail

Le 24 mars 2019, lors de la manifestation de masse à Buenos-Aires, le discours principal a rappelé la nécessité de trouver des moyens de poursuivre non seulement les individus mais les entreprises elles-mêmes, exigeant l'activation immédiate de la Commission du Congrès pour enquêter sur les crimes économiques et financiers pendant la dictature, une commission approuvée par le Congrès en 2015 et jamais mise en place. Pour toutes ces raisons, le jugement complet de la décision de décembre 2018 ne constitue pas seulement une base solide dans l'affaire Ford, au sujet d'une des plus importantes multinationales de l'histoire contemporaine. C'est un rappel de l'importance de l'organisation et de l'activité syndicales dans la défense des droits du travail et cela ouvre la voie à de futurs procès et à d'autres initiatives de vérité et de justice à propos de la participation des entreprises aux violations des droits humains.

Victoria BaualdoVICTORIA BASUALDO

Victoria Basualdo est titulaire d'un doctorat en histoire de l'Université Columbia, à New York. Elle est chercheuse au Conseil national de la recherche scientifique et technologique (CONICET) et au FLACSO Argentine, où elle coordonne le programme "Études sur le travail, les mouvements syndicaux et l’organisation industrielle". Elle a déposé comme "témoin de contexte" au procès Ford, appelée par le Secrétaire aux droits de l'domme de la Province de Buenos Aires.