Affaire Habré : « Justice et mémoire » sont le premier souci, selon un expert

Affaire  Habré : « Justice et mémoire » sont le premier souci, selon un expert©FIDH
Un document confidentiel de la police politique de H.Habré
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Dans le cadre de la couverture du procès de l'ancien président tchadien Hissène Habré, en cours devant les Chambres africaines extraordinaires (CAE), à Dakar, JusticeInfo.Net a dernièrement publié un entretien avec le Sénégalais Alioune Tine, directeur régional d'Amnesty International pour l'Afrique de l'Ouest et du Centre. Aujourd'hui, nous vous proposons, sur le même sujet, un entretien avec le Professeur Gregory Steven Gordon, qui enseigne à la Faculté de Droit de l'Université chinoise de Hong-Kong, après avoir notamment travaillé au bureau du Procureur au Tribunal pénal international pour le Rwanda (TPIR).

 

 JusticeInfo.Net: Que représente le procès en cours de l'ex-président Hissène Habré ?

 

 Gregory Gordon: Ce procès est extrêmement important pour la communauté internationale et pour l'Afrique en particulier. Sur le plan mondial, c'est un important jalon dans l'histoire de la justice pénale internationale. C'est, à ma connaissance, la première fois qu'une organisation intergouvernementale régionale (l'Union africaine) conclut un accord  avec le système judiciaire d'un pays (le Sénégal) pour créer un tribunal ad hoc pour juger des crimes internationaux- les Chambres africaines extraordinaires au sein des tribunaux du Sénégal. C'est encore plus important étant donné que l'accusé est un ancien chef d'Etat. Et le fait ce que cela se passe en Afrique est tout aussi important. D'un point de vue africain, cela pourrait être considéré comme la première étape majeure de l'Afrique vers les poursuites par elle-même des crimes internationaux. Ainsi, ce pourrait être un précurseur de plus grands efforts nationaux pour faire face aux violations des droits humains à grande échelle dans une région où ces violations atteignent des proportions démesurées. Etant donné les ressources limitées de la Cour pénale internationale ainsi que les critiques selon lesquelles cette dernière est trop focalisée sur l'Afrique (une sorte de néo-impérialisme, selon des critiques), une approche plus régionale pourrait être un développement très positif. Et elle pourrait éventuellement conduire à la création d'une cour pénale régionale permanente et/ou à l'institutionnalisation de poursuites en vertu de la compétence universelle pure dans d'autres parties de l'Afrique.

 

 JusticeInfo.Net: Certaines voix parlent de justice du vainqueur, puisque l'actuel président tchadien Idriss Deby n'est pas sur le banc des accusés. Votre point de vue ?

 

 GG: Depuis l'époque des procédures de Nuremberg après la Deuxième Guerre Mondiale, la justice pénale internationale a toujours été critiquée comme n'étant que la justice du vainqueur. Il est vrai que la « Realpolitik » joue toujours, à des degrés divers, en ce qui concerne les accusés réellement poursuivis pour crimes internationaux. Mais cela ne veut pas dire que ces poursuites ne devraient pas avoir lieu. Dans un monde parfait, tous les suspects de crimes internationaux seraient traduits en justice. Mais cela n'est simplement pas réaliste. Entre temps, étant donné les considérations liées aux ressources et à la politique, certains procès historiques ont eu lieu et ont établi d'importants précédents qui contribueront au développement de la justice pénale internationale. Je pense que l'affaire Habré peut en faire partie. De mon point de vue, en jugeant Habré, cette cour africaine représente toute l'humanité, pas seulement l'Afrique. Cela dit, étant donné les atrocités dont des millions d'Africains ont été victimes depuis des siècles, dont les plus récentes qui ont été commises par Habré au Tchad durant son règne de terreur, il y a de quoi être satisfait du fait qu'il va être jugé par une cour africaine. C'est plus une question de justice et de mémoire qu'une question de vainqueurs et de vaincus.

 

JusticeInfo.Net: Pensez-vous que ce tribunal spécial soit vraiment indépendant?

 

GG: Les Chambres africaines extraordinaires (CAE) ont reçu un mandat spécifique – poursuivre les personnes qui portent la plus lourde responsabilité dans les crimes internationaux commis au Tchad durant le régime Habré. Le procureur a cherché à inculper cinq autres membres du gouvernement Habré impliqués dans les crimes concernés. Mais, pour diverses raisons, notamment le manque de volonté du Tchad d'extrader certains vers le Sénégal, ainsi que la difficulté à localiser certains suspects, seul Habré sera sur le banc des accusés. Je ne crois pas que cela soit dû à un manque d'indépendance des CAE. Au contraire, nous pouvons mettre cela sur le compte des habituelles contraintes transnationales dont souffrent les institutions qui devraient juger les atrocités commises dans d'autres pays. Ceci est un problème sur lequel la communauté internationale doit se pencher. En attendant, nous devons faire le mieux que nous pouvons, dans la limite des ressources et des blocages qui existent.

 

JusticeInfo.Net: D'une manière générale, les dictateurs africains ne sont inquiétés qu'après leur déchéance. Donc lorsque le mal est fait. Que faut-il pour que cela change ? Pensez-vous qu'une Cour africaine qui serait dotée d'une compétence pénale pourrait être une solution ? Jusqu'où irait son indépendance ?

 

  GG: Le genre de licence qu'éprouvent des dirigeants africains en commettant des atrocités découle, dans une large mesure, d'une culture de l'impunité qui prévaut encore sur le continent. Et ce n'est pas limité à l'Afrique – cette culture de l'impunité règne encore dans le monde. Je crois cependant qu'il y a une valeur dissuasive dans les poursuites pénales internationales. Les fruits d'un tel effet dissuasif peuvent ne pas être cueillis tout de suite. Mais nous devons commencer par quelque part. Les efforts de l'après-Guerre froide pour poursuivre les graves violations des droits de l'homme progressent. Certains veulent voir des résultats immédiatement mais c'est trop demander. Et ce n'est pas parce que les résultats ne sont pas immédiatement atteints que nous devrions abandonner le combat. Mais pour que cet effort noble atteigne ses deux objectifs – justice et dissuasion-, il faut que la justice régionale et nationale joue aussi son rôle. Le monde ne peut pas compter uniquement sur la Cour pénale internationale (CPI) pour atteindre tous ces objectifs. Ainsi donc, à côté des poursuites au nom de la compétence universelle et des traditionnels tribunaux mixtes, une cour africaine créée par l'Union africaine pour juger des crimes internationaux commis en Afrique, serait un développement bienvenu.

 

JusticeInfo.Net: Ainsi donc, la CPI reste, comme le disent certains, la moins mauvaise solution?

 

GG: Je ne crois pas qu'il s'agisse d'une question de la solution la moins mauvaise. Je pense que la CPI est une importante composante de la solution dans tout son ensemble. Il faut rappeler que la CPI est essentielle en tant « filet de sécurité » si l'on veut s'assurer que des efforts de justice soient entrepris sur le plan national. Le niveau national devrait être la priorité mais ce n'est pas toujours possible, à cause des problèmes de ressources et des considérations politiques. Ainsi donc, nous avons besoin de la CPI. Mais, si les efforts nationaux continuent de s'avérer non-faisables dans beaucoup de situations, nous devrons alors penser à des alternatives. Une cour régionale, travaillant avec une organisation comme l'Union africaine, pourrait être une nouvelle voie de faire face au problème. Dans tous les cas, c'est important que les CAE aient finalement vu le jour avec cette affaire. Si justice est rendue dans le procès d'Hissène Habré, il y aura beaucoup plus d'espoir de succès pour la lutte de l'Afrique contre la culture de l'impunité.