JUSTICE INFO : Comment décririez-vous la situation actuelle des femmes et des filles en Afghanistan ?
RICHARD BENNETT : Les femmes sont victimes de discrimination, de ségrégation et leurs droits ont été restreints à un point tel que d'autres et moi-même avons conclu qu'il s'agissait d'une pratique intentionnelle, systématique et institutionnalisée. Il s'agit d'une tentative de domination d'un genre sur l'autre par l’un qui est au pouvoir. Cela relève donc d’une persécution fondée sur le genre, qui est un crime contre l'humanité. De plus, si l'on applique au genre le langage qui définit l'apartheid dans le Statut de Rome, mais uniquement sur la base de la race, cela semble s'appliquer à la situation actuelle en Afghanistan. Il en existe des preuves non seulement dans les actions des talibans, mais aussi dans leurs politiques et leurs décrets. Les talibans imposent leur idéologie par des décrets, mais aussi par le recours à la menace et à la violence. Ils ne tolèrent aucune dissidence et la dissidence entraîne souvent des punitions violentes. Nous disposons de nombreuses informations sur la manière dont les droits des femmes sont restreints : elles ne peuvent pas s'habiller comme elles le souhaitent, elles ne peuvent pas aller où elles veulent, travailler où elles veulent. Mais si nous traduisons cela en termes de droits humains, les principales violations concernent le droit des femmes et des filles à l'éducation, à la liberté de mouvement, à l'emploi et à la participation à la vie publique et politique.
Vous avez qualifié cela de crime contre l'humanité. Pouvez-vous nous l’expliquer ?
Je me base sur le Statut de Rome de la Cour pénale internationale (CPI), et je fais particulièrement référence au crime de persécution fondée sur le genre, qui est un crime contre l'humanité dans le Statut de Rome. J'ai abouti à cette conclusion dans un rapport présenté au Conseil des droits de l'homme, en juin 2024. Au début de cette année, le procureur de la CPI a demandé des mandats d'arrêt contre le chef suprême des talibans ainsi que leur idéologue en chef, qui est également président de la Cour suprême, et la chambre préliminaire de la Cour a délivré ces mandats d'arrêt quelques mois plus tard. Ceux-ci concernent précisément le crime que j'avais établi un an auparavant. Il ne s'agit donc pas seulement de mon rapport.
Certains diront peut-être que c’est plutôt symbolique, car ces personnes ne quitteront pas l'Afghanistan et ne seront pas arrêtées sur le territoire afghan. C'est probablement vrai, mais néanmoins, les mandats ont été délivrés et ils seront exécutés si ces personnes se rendent dans certains États, en particulier ceux qui sont membres du Statut de Rome.
Vous avez également déclaré soutenir la campagne visant à faire reconnaître l'apartheid de genre comme un crime international, en particulier dans le contexte afghan. Pourquoi pensez-vous que cela soit important ?
Tout d'abord, nous ne devons pas sous-estimer le crime que constitue la persécution fondée sur le genre. Mais pour qu'il y ait persécution fondée sur le genre, il faut qu'il y ait une victime identifiée et un auteur identifié. Il ne s'agit pas d'un crime commis par un État, mais par des individus, alors que l'apartheid de genre prendrait également en compte les actions, politiques et lois d'un État. Les Afghanes ont affirmé que, selon leur compréhension de l'apartheid, c'est ce qui décrit le mieux leurs propres souffrances. À l'heure actuelle, l'apartheid n'est un crime international que sur la base de la race, car il a été développé en relation avec l'Afrique du Sud, pas sur la base de questions de genre.
Il existe au moins deux façons de faire de l'apartheid de genre un crime international. La première consiste à modifier le Statut de Rome ; la seconde à l'inclure dans un nouveau traité sur les crimes contre l'humanité, actuellement en cours de négociation à l'Onu, à New York. Cela imposerait davantage d'obligations à d’autres acteurs, en particulier aux autres États, mais aussi aux acteurs non étatiques, y compris les entreprises, de ne pas s'engager dans des actions soutenant un régime d'apartheid. Il s'agit donc d'un concept à la fois politique et juridique.

Quelle est votre réaction à la décision prise par le Conseil des droits de l'homme de l’Onu, lors de sa dernière session, de mettre en place un mécanisme d'enquête indépendant sur les violations les plus graves des droits humains en Afghanistan, y compris à l'encontre des femmes et des filles ?
Je l'ai soutenue, car je pense qu'il y avait un vide à combler. Mais l'action de cet organe n'aura que très peu à voir avec l'apartheid de genre, du moins tant que celui-ci ne sera pas codifié. Il mènera des enquêtes, recueillera des preuves, notamment en recherchant les auteurs et les preuves les liant aux crimes, et constituera des dossiers afin de faciliter les poursuites pénales. Il se concentrera sur les poursuites pénales. Aucun autre organe ne fait cela, à l'exception de la CPI. La différence est que la CPI peut effectivement engager des poursuites. Cet organe, lui, pourra créer les dossiers mais ne pourra pas engager lui-même de poursuites. Pour les poursuites, il s'appuiera sur la CPI ou sur les pays exerçant la compétence universelle.
Il est important de noter que le mécanisme ne se concentre pas uniquement sur la situation actuelle. Son mandat est global. Cela signifie qu'il n'est pas limité dans le temps. Il peut remonter dans le passé et se pencher sur toute partie ayant commis des crimes internationaux. Il ne vise donc pas uniquement les talibans. Il peut cibler le gouvernement précédent, il peut cibler d'autres États, y compris les membres de l'Otan et les États-Unis, s'il le souhaite.
Savez-vous quand il sera opérationnel ?
Personne ne le sait encore. Il y a plusieurs étapes à franchir. La plus importante est l'approbation de son budget, qui aura probablement lieu à New York vers la fin du mois. Si son budget est approuvé, son démarrage se fera de manière échelonnée. La proposition budgétaire approuvée par le Conseil des droits de l'homme prévoit une mise en place progressive sur une période de trois ans. Il disposera d'environ un tiers de son personnel la première année, puis d'un deuxième tiers, puis d'un troisième. Au bout de trois ans, il disposera donc de l'ensemble de son personnel. Mais il pourra probablement être opérationnel avec seulement une partie de son personnel. Nous ne savons pas quand cela se produira, mais cela prendra plusieurs mois. Au bout de trois ans, il disposera d'un total de 43 employés, selon la proposition budgétaire.
Vous dites « si son budget est approuvé ». Y a-t-il un doute à ce sujet ?
Le Conseil des droits de l'homme a approuvé un budget, mais celui-ci doit encore être approuvé par la commission des finances de l'Assemblée générale des Nations unies. La résolution du Conseil des droits de l'homme prévoit également la création d'un fonds de contribution spécial, afin que les États et les entités non étatiques puissent verser des contributions volontaires. Je pense qu'il faudra à la fois un budget ordinaire et des contributions volontaires.
De nombreux États ont-ils manifesté leur intérêt, voire pris des engagements ?
Il n'y a pas d'engagements publics. Je dirais simplement que l'Union européenne en a été le moteur et que les États membres de l'UE mènent l’initiative. Nous devrons attendre de voir si l'UE elle-même ou ses États membres apporteront leur contribution. Nous souhaitons vraiment que le comité des finances de l'Onu approuve le budget et que les États membres qui le soutiennent politiquement le soutiennent également financièrement.
Vous avez déclaré que son mandat n'avait pas à voir avec l'apartheid de genre, du moins pour le moment. Mais en supposant qu'il soit mis en place, pensez-vous qu'il pourrait contribuer indirectement à la campagne pour la reconnaissance de l'apartheid de genre ?
Je pense que oui. La stratégie de cet organisme ne relève pas de ma compétence. Ce sera à la personne nommée à la tête du mécanisme d'enquête d'en décider. Comme je l'ai dit, je pense que cela pourrait aider les affaires portées devant la CPI. Cela pourrait également être utile en cas de litige devant la Cour internationale de justice (CIJ). Comme vous le savez peut-être, quatre pays ont déposé une plainte contre l'Afghanistan pour violation de la Convention CEDAW [Convention sur l'élimination de toutes les formes de discrimination à l'égard des femmes], et un tel litige pourrait être porté devant la CIJ. Mais je n'ai pas réfléchi en profondeur à la manière dont cela pourrait contribuer à la codification de l'apartheid de genre, car il s'agit d'un tout autre sujet, et la codification relève d'une décision politique des États membres de l'Onu.
Comment votre travail s'intégrera-t-il à celui du nouveau mécanisme ?
Mon mandat reste le même qu'auparavant. Il n'y a pas beaucoup de chevauchement, car je ne mène pas d'enquêtes criminelles. Cependant, une coopération sera nécessaire dans la mesure où, lorsque le nouveau mécanisme d'enquête sera opérationnel, je serai tenu de lui transmettre les informations pertinentes, à condition d'avoir le consentement de ceux qui les ont fournies. Je poursuivrai mon travail habituel qui consiste à surveiller la situation des droits de l'homme, à établir des rapports à ce sujet, à formuler des recommandations d'amélioration, à mener des actions de sensibilisation auprès de toutes les parties, à apporter mon soutien à la société civile et à continuer de documenter les violations des droits de l'homme. Mais je documente selon les normes des droits de l'homme, c'est-à-dire que je recueille des informations où il existe un motif raisonnable de croire, alors que pour une enquête pénale, le critère est celui de la preuve au-delà de tout doute raisonnable.
Vous avez évoqué la Convention sur les crimes contre l'humanité qui est en cours de discussion à New York. Selon vous, quelles sont les chances que l'apartheid de genre soit inclus dans cette Convention ?
Je pense qu'il est encore trop tôt pour le dire. Lors des discussions de l'année dernière, une dizaine de pays ont indiqué qu'ils soutiendraient une telle inclusion, ou du moins qu’elle soit considérée. Mais une nouvelle série de discussions aura lieu en janvier, et les propositions de texte doivent être soumises avant avril. Je pense donc que nous aurons une idée plus précise d'ici le milieu de l'année prochaine.
Participez-vous d'une manière ou d'une autre à ces discussions ?
Il s'agit de discussions entre États, mais j'ai fait connaître mon point de vue et je continuerai probablement à le faire.
Certaines ONG sont bel et bien impliquées dans les coulisses...
Elles doivent persuader les États, car ce sont eux qui décident. Et oui, j’y participe dans la mesure où je m'exprime dans des rapports et où je plaide en faveur de cette inclusion lorsque je m'adresse aux États. Vous avez dit que les ONG participent dans les coulisses, cela s'applique probablement à moi aussi. Au moment où les discussions officielles ont lieu à New York, les États ont généralement déjà pris leur décision. Le travail doit donc être fait dès maintenant dans les capitales. Comme il s'agit d'apartheid, les États vers lesquels tous les regards se tournent sont ceux qui ont souffert de l'apartheid, principalement l'Afrique du Sud, et aussi la Namibie. À mon avis, de nombreux pays ne prennent pas d'engagement tant qu'ils ne voient pas la direction prise par l'Afrique du Sud.
L'Afrique du Sud n'a-t-elle pas clairement indiqué qu'elle soutiendrait cette initiative ?
Non, elle ne l'a pas fait. À ma connaissance, sa position est restée un peu floue. Il y a quelque temps, elle semblait soutenir la codification, puis elle a semblé faire marche arrière. La position finale de l'Afrique du Sud n'est pas claire.
Si l'apartheid de genre est inclus dans cette nouvelle convention, cela signifie-t-il que les tribunaux internationaux tels que la CPI devront également reconnaître l'apartheid de genre ?
Je ne peux pas dire comment les tribunaux traiteront cette question, mais cela renforcerait le droit international. Il reste encore un long chemin à parcourir, car le traité ne sera adopté au plus tôt qu'en 2029, et il faudra ensuite qu'un certain nombre d'États le ratifient avant qu'il n'entre en vigueur. Tant que ce seuil n'aura pas été atteint, il ne sera pas mis en œuvre. De plus, il est peu probable qu'il ait un effet rétroactif. Il ne s'appliquerait donc qu'à partir de son entrée en vigueur, c'est-à-dire après 2029 au minimum. Cette codification ferait une différence cruciale en Afghanistan et ailleurs, car elle augmenterait considérablement la pression sur tout pays qui institutionnalise systématiquement l'oppression des femmes. Mais il n'est pas nécessaire d'attendre. Nous devrions déjà être solidaires des femmes afghanes et appeler tout le monde à agir contre la persécution dont elles sont victimes.
RICHARD BENNETT
Richard Bennett est un expert en droits humains originaire de Nouvelle-Zélande. Il est rapporteur spécial des Nations unies sur la situation des droits humains en Afghanistan depuis 2022. Il a dirigé le volet droits humains des missions de maintien de la paix de l’Onu en Afghanistan (2003-2007 et 2018-2019), en Sierra Leone, au Timor-Leste et au Soudan du Sud. Il a également été conseiller auprès de la Commission indépendante des droits humains en Afghanistan. Bennett a travaillé pour Amnesty International de 2014 à 2017, d'abord en tant que directeur du programme Asie-Pacifique, puis en tant que chef du bureau d'Amnesty auprès de l’Onu à New York. Il est professeur invité à l'Institut Raoul Wallenberg de Lund, en Suède.






