Comment se négocient les politiques du pardon

Comment se négocient les politiques du pardon©Phil Moore/IRIN
Déplacés à l'aéroport de Bangui
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Après des violations massives des droits de l'homme, de nombreux Etats ont introduit des politiques de pardon. Mais comment fonctionnent-elles ? C'est l'objet d'une série d'articles de Pierre Hazan, chef de projet de justiceinfo.net et professeur associé à l'Université de Neuchâtel, qui s'attachera à l'examen de cinq pays, la République Centrafricaine, le Burundi, le Rwanda, l'Afrique du Sud et l'ex-Yougoslavie. Nous commencerons avec la République Centrafricaine. Vendredi prochain, le Burundi.

 

 Introduction

 « Ni punir, ni pardonner ». Par son efficace clarté, la formule de l'essayiste d'origine allemande, Hannah Arendt frappe et souligne l'impasse dans laquelle nombre de sociétés se trouvent : que faire des auteurs de crimes si terribles que le châtiment ne serait jamais proportionnel au mal qu'ils ont commis ? Que faire face à ce qui paraît de l'ordre de l'impardonnable ? Difficile de ne pas souscrire à l'affirmation d'Hannah Arendt, mais c'est pour se trouver aussitôt confronté à un choix binaire aussi bien moralement que politiquement insatisfaisant, choix auquel les sociétés en transition en (ne) peuvent pas se soustraire. D'où la multiplication des politiques de châtiment et de pardon dans les sociétés en transition au nom de la « réconciliation » et de la recherche de la « paix et  de sécurité ».

 Nous nous intéresserons ici uniquement aux politiques du pardon, dont l'usage révèle des pratiques très différentes.  Comment fonctionnent en effet les politiques de pardon ? A quelle transaction, à quelle contrepartie donnent-elles lieu ? Le repentir est-il obligatoire ? Comment s'articule le lien entre morale, politique et réconciliation ? Entre le pardon individuel et le pardon collectif ? Ce sont à ces questions que nous nous attacherons.

 Nous examinerons ici les politiques du pardon dans cinq pays, respectivement la Centrafrique, le Burundi, le Rwanda, l'Afrique du Sud et l'ex-Yougoslavie. Bien entendu, chaque contexte est spécifique. Les guerres civiles en Centrafrique, au Burundi et en ex-Yougoslavie ont peu en commun entre elles, et elles ne sont ni comparables au génocide des Tutsis au Rwanda, ni à la politique d'apartheid en Afrique du Sud. A ces différences de contexte et des violations des droits de l'homme s'ajoute la variété des instruments utilisés. L'Afrique du Sud a opté pour la mise en place d'une commission vérité et réconciliation, alors que c'est le Conseil de sécurité de l'ONU qui a créé le Tribunal pénal international pour l'ex-Yougoslavie. Last, but not least, le principe de la Commission vérité en Centrafrique est seulement décidé à l'heure où ces lignes en mai 2015 sont écrites, alors qu'au Burundi, la soudaine et violente répression du régime aussi en mai 2015 remet en cause le sens même d'une Commission vérité et réconciliation. Mais par-delà les différences, ce qui frappe, c'est la malléabilité de la notion de pardon, qui ne se comprend qu'en lien avec les buts politiques poursuivis.

 

 1. Centrafrique : des crimes que l'on peut à la fois punir et pardonner

Du 4 au 11 mai 2015 s'est tenu le Forum national de Bangui en Centrafrique. Il visait à extraire le pays d'une crise qui l'a plongé dans un épouvantable bain de sang, les Nations unies n'hésitant pas à décrire un an plus tôt, la situation comme « pré-génocidaire » dans un contexte d'effondrement de l'Etat. Aux terribles violences infligées par les milices Sélékas qui se sont emparées du pouvoir en 2013 ont répondu une année plus tard, celles égales sinon pires des milices anti-balakas, les premières s'en prenaient à la majorité chrétienne, les secondes à la minorité musulmane, le point culminant de violence était atteint en décembre 2013 quand des centaines de musulmans furent massacrés en quelques jours dans le ghetto dit du « Point kilomètre cinq », le « PK5 »

C'est donc dans le contexte d'un Etat délétère, soutenu à bout de bras par la communauté internationale et par les forces armées des Nations unies, de l'Union européenne et des troupes françaises que s'est tenu le forum qui rassemblait les chefs de milices qui s'affrontaient il y a peu de temps encore, des victimes, des jeunes, des associations de femmes, des représentants de la société civile et des personnalités religieuses. Très rapidement, la question du pardon émerge en séance plénière et dans la Commission dédiée aux questions de justice et de réconciliation. Prenant le micro, des responsables de milices s'excusent pour les crimes qu'ils ont commis et des hommes et des femmes accordent leur pardon, bien que leurs enfants ou d'autres membres de leur proche famille aient été assassinés et qu'eux-mêmes aient été victimes de violences. J'étais bien davantage intrigué par l'octroi du pardon si facilement, si généreusement donné par les victimes, que par le repentir des responsables des groupes armés.

 

 L'intriguant pardon des victimes

Pour ces derniers, leurs repentirs formulés en termes généraux étaient sans doute de l'ordre du pardon stratégique : peut-être, voulaient-ils limiter ainsi le risque de poursuites, voir espérer se légitimer à nouveau aux yeux de leurs concitoyens dans la perspective de l'ouverture d'un nouveau chapitre de la vie politique centrafricaine. En revanche, le pardon des victimes était intriguant d'autant que simultanément, à une écrasante majorité, l'assemblée décide de renoncer à toute amnistie pour les auteurs de crimes de guerre et de crimes contre l'humanité. Une décision, certes, conforme au droit international, mais peu habituelle en République centrafricaine, où les amnisties étaient jusqu'ici la règle. En quelques mots qui sonnèrent comme un slogan dans la salle de l'Assemblée nationale de Bangui, une intervenante résuma le sentiment prédominant: « Oui au pardon, non à l'impunité ! ».

 Dès lors, comment combiner dans le même temps l'octroi du pardon et la nécessité du châtiment? Comme dépasser cette contradiction ? La réponse fut donnée par plusieurs intervenants, ainsi que par l'archevêque de Bangui, Monseigneur Dieudonné Nzapalainga. Elle fut, on ne peut plus simple. Comme l'affirma une femme victime, « le pardon est une puissance qui libère ».

 Ainsi, nombre (mais de loin pas toutes) de victimes affirmèrent renoncer à se faire elles-mêmes justice. Elles opéraient une disjonction entre la sphère privée et la sphère publique. D'une part, elles voulaient se libérer de la haine envers leur tortionnaire, dont elles pressentaient que celle-ci risquait d'emprisonner leur énergie dans une éternelle volonté de revanche, perdant ainsi la maîtrise de son destin. Elles percevaient le pardon comme une étape quasi-obligée d'une reconstruction psychologique. Si les victimes renonçaient volontairement à exercer une vengeance privée, elles demandaient en revanche à l'Etat de sanctionner les auteurs de ces crimes.

 

 Un pardon qui n'oblitère pas la nécessité du châtiment

C'est dire qu'en l'espèce, le pardon n'oblitérait en aucune manière la nécessité du châtiment. Tout au contraire, dans le temps des travaux de la Commission justice et réconciliation, puis en réunion plénière du forum de Bangui, le pardon et le châtiment ont relevé de deux sphères clairement distinctes : la sphère privée où la victime peut – si elle le souhaite - pardonner, et la sphère publique, qui reste chargée de châtier les criminels. D'où le très large consensus qui se dégagea lors du forum national de Bangui pour que les autorités centrafricaines continuent de collaborer avec la Cour pénale internationale (CPI), qu'elles mettent sur pied une Cour pénale spéciale pour sanctionner les chefs de milice qui échapperaient aux poursuites de la CPI, ainsi que pour reconstituer l'appareil judiciaire. Tout en acceptant par ailleurs la création d'une Commission vérité et réconciliation et de comités locaux de médiation.

 L'exemple centrafricain témoigne de la disjonction radicale entre le pardon qui peut être accordé entre la famille de la victime (ou la victime elle-même) et l'auteur des crimes, pour autant que par ailleurs, justice soit rendue par un tribunal national ou international. Dès lors, la forte formule d'Hannah Arendt évoquant des crimes si graves qu'on ne peut « ni les punir, ni les pardonner » se trouve renversée : ces crimes peuvent être à la fois punis et pardonnés.