13.06.11 - HABRE/COMPÉTENCE UNIVERSELLE - "HABRE RENCONTRE BEAUCOUP DE SYMPATHIE" AU SENEGAL

Paris, 13 juin 2011 (FH) - À l'origine de poursuites lancées en 1999 avec des associations de victimes tchadiennes contre Hissène Habré au Sénégal, Reed Brody, conseiller juridique pour l'organisation Human Rights Watch à Bruxelles, revient sur les raisons qui ont poussé jeudi 9 juin les ONG à demander l'extradition de l'ex-président tchadien vers la Belgique.

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Après onze ans de lutte, vous cessez de militer pour un procès au Sénégal. Ne craignez-vous pas de renoncer alors que vous êtes près du but ?

Depuis le temps que l'on se croit près du but ! On pensait être près du but il y a 11 ans, quand un juge Sénégalais inculpait Habré pour la première fois. On pensait être près du but il y a 5 ans, quand l'Union africaine donnait mandat au Sénégal de juger Habré "au nom de l'Afrique". On pensait être près du but le 24 novembre 2010, quand les donateurs ont entièrement couvert le budget. Mais après le président Wade a fait volte-face, pour dire qu'il "en avait assez", qu'il allait "s'en débarrasser" ! C'est vraiment les déclarations de Wade qui nous contraignent à voir la réalité en face.

La "goutte d'eau", ça a été le report de cette réunion à Dakar la semaine dernière ?

Si le Sénégal avait la volonté politique de juger Habré, il n'aurait pas reporté le plan présenté par l'Union africaine de créer un tribunal spécial. Je m'explique : un des arguments du Sénégal pour demander des sommes faramineuses, c'était qu'il y avait 40.000 victimes, que ce procès pouvait être très très long, qu'il faudrait transporter les victimes. Tandis que l'idée d'une juridiction spéciale ad hoc lui donnait justement l'occasion de circonscrire le procès, de permettre une stratégie de poursuite plus efficace, plus ciblée et donc moins chère.

De quel type de tribunal parlait-on ?

L'Union africaine (UA) reprenait le terme "la responsabilité la plus lourde" utilisé pour les tribunaux ad hoc en Sierra Leone et au Cambodge pour présenter un projet de "chambres extraordinaires" composées de juges sénégalais et internationaux, qui pouvaient "choisir de poursuivre un échantillon représentatif des crimes les plus graves". Mais au lieu de s'en réjouir le Sénégal l'a rejeté fin 2010. L'UA a fait un autre projet, et c'est à ce moment-là que le Sénégal quitte la table des négociations.

Quel rôle a joué le président sénégalais Abdoulaye Wade ?

Au départ, après que les juges sénégalais se soient déclarés incompétents en 2001, Wade voulait expulser Habré. Le comité contre la torture et Kofi Annan sont intervenus pour lui demander de le garder. Wade a dit qu'il le gardait le temps qu'une justice indépendante le réclame et il avait ajouté que si un pays capable de le juger le voulait - et il parlait spécifiquement de la Belgique -, il n'y verrait aucun inconvénient. Les victimes l'ont pris au mot et elles ont passé quatre ans à suivre la piste belge, indiquée par le président Wade, qui a aboutit à la demande d'extradition. Sauf que, quand cette demande a été présentée à Dakar il y avait des interférences politiques, et le Sénégal n'a pas donné suite.

De quelles interférences politiques parlez-vous ?

Le procureur, qui est sous instruction de l'Etat, a requis contre l'extradition. L'avocat d'Habré a requis contre l'extradition. Le seul espoir, c'était l'indépendance du juge. Sauf que le juge en titre avait été remplacé à l'audience pour des raisons que l'on ignore toujours. Cette décision ne tient absolument pas la route, car elle cite l'arrêt Yerodia [de la Cour internationale de justice, NDLR] pour dire qu'elle ne peut se saisir de l'extradition d'un ancien chef d'Etat à cause de son immunité. Alors que l'Etat tchadien avait formellement levé l'immunité d'Habré. D'après la loi sénégalaise, face à une décision d'incompétence, le président tranche. Wade a saisi l'UA...

Et là d'autres interférences politiques sont entrées en jeu ?

En fait, je pense que l'UA a répondu plus ou moins comme il fallait. Elle a créé un comité d'éminents juristes africains, qui ont dit qu'Habré devait être poursuivi, et que le Sénégal avait l'obligation de le faire. Le Sénégal a accepté ce mandat, mais a passé des années à demander un budget irréaliste. Il y a eu des années de négociations pour ramener le Sénégal à un budget plus réaliste.

Mais finalement, qui protège Hissène Habré ?

La commission d'enquête mise en place au Tchad après la chute d'Habré apporte des preuves de ses détournements d'argent massifs. Les derniers jours de son règne surtout, il aurait vidé les caisses du Trésor. Cela représente plusieurs dizaines de millions de dollars. Il est arrivé avec cet argent au Sénégal, il l'a distribué. L'actuel ministre des Affaires étrangères a été le coordinateur de l'équipe des avocats d'Habré, à une période où il était conseiller juridique du président Wade. Par la suite, il a été le ministre de la Justice. L'actuel Premier ministre était aussi un avocat d'Habré. Il jouit donc de beaucoup de sympathies parmi la classe politique et religieuse au Sénégal. On peut penser que le président Wade est sous pression de ce réseau-là.

Le temps joue-t-il pour lui ?

Ce qui est sûr, c'est que le temps joue contre les victimes. Chaque semaine, chaque mois nous apporte le décès d'une victime. Le président d'une des associations de victimes est mort en septembre de l'année passée. On ne peut plus jouer avec le temps.

Quels sont vos alliés aujourd'hui ?

En premier lieu, il y a l'opinion publique sénégalaise. Depuis le passage presque en boucle à la télévision sénégalaise du film de Canal + "Hissène Habré, la traque d'un dictateur" qui a bouleversé les gens. Le travail d'Abdourahmane Gueye, la seule victime sénégalaise survivante des prisons d'Habré. L'an passé, il y a eu une pétition signée par Desmond Tutu et 151 ONG africaines qui demandaient son jugement. Les Nations unies, gardiens des traités et des standards. La Belgique, mais elle ne veut pas apparaître comme néocolonialiste et dit toujours qu'elle préfère qu'il soit jugé en Afrique. Des pays comme la Suisse, les Pays-Bas sont particulièrement engagés dans cette affaire.

On a du mal à imaginer l'UA faisant pression sur le Sénégal pour qu'il extrade Hissène Habré vers la Belgique...

Je suis d'accord, l'extradition vers la Belgique ne viendra pas de l'UA. Mais si le Tchad prend un rôle plus actif, comme le pays le plus directement accepté détenteur d'une légitimité en terme diplomatique, il peut aider à débloquer la situation.

FP/GF

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