La CPI, « une mesure préventive, pas un outil de justice transitionnelle pour l’Arménie »

Il y a près d’un an, l’Arménie ratifiait le Statut de Rome et devenait État partie à la Cour pénale internationale (CPI). Cette ratification est intervenue peu après l’invasion du Haut-Karabakh par l’Azerbaïdjan voisin, qui a entraîné le déplacement forcé de plus de 100 000 personnes. Mais l’Arménie n’a pas agi auprès de la CPI, et la Cour de La Haye n’a pas ouvert d’enquête préliminaire. Justice Info a rencontré Styopa Safaryan, un politologue qui nous explique pourquoi la géopolitique fragile du pays le dissuade de demander justice.

La CPI face à la guerre entre l'Arménie et l'Azerbaïdjan - Photo : des réfugiés quittent le Haut-Karabakh pour l’Arménie.
Des soldats azerbaïdjanais régulent la circulation alors que des réfugiés quittent le Haut-Karabakh pour l’Arménie, par le corridor de Lachin, en septembre 2023. Un an après, la Cour pénale internationale n’a toujours pas ouvert d’enquête préliminaire sur cette guerre qui a provoqué le déplacement forcé de plus d’une centaine de milliers de personnes. Photo : © Emmanuel Dunand / AFP
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Après l’invasion éclair du Haut-Karabakh par l’Azerbaïdjan le 19 septembre 2023, l’Arménie a ratifié le Statut de Rome. Cette décision a-t-elle été difficile à prendre ?

Je commencerai par le tout début. J’ai siégé au Parlement arménien pendant cinq ans [2007-2012] et, en tant que membre de la commission des Affaires étrangères, je me posais la question : pourquoi repoussons-nous la ratification du Statut de Rome ? J’étais alors dans l’opposition et nous ne pouvions pas mettre cette question à l’ordre du jour. Des collègues de la commission m’ont dit qu’il s’agissait d’un traité très sensible, que nous ne pouvions pas le ratifier parce qu’il y avait eu la première guerre du Haut-Karabakh [1988-1994], différents accidents, des crimes de guerre. Si l’Azerbaïdjan accuse l’Arménie, nous craignons que nos héros, qui ont défendu le Haut-Karabakh, soient tenus responsables de certains crimes.

Pour être franc, j’ai cru ce qu’ils me disaient. Après 2022, lorsque l’Azerbaïdjan a lancé une nouvelle agression contre l’Arménie et commis de nombreux crimes de guerre, nous avons eu une réunion avec le Premier ministre [Nikol Pashinyan], l’une de ses réunions régulières, avec d’autres experts. Un de mes amis, partenaire de l’Institut [des affaires internationales et de sécurité, voir Bio], a posé une question simple : « M. Pashinyan, vous comprenez maintenant que la prochaine guerre sera dirigée contre le territoire de l’Arménie. Ne pensez-vous donc pas que nous devrions envisager la ratification du Statut de Rome, car il peut s’agir d’un outil puissant pour prévenir une nouvelle attaque ? »

Le Conseil de sécurité national a reçu l’ordre d’examiner la question. Mais il y avait un problème car, sous le gouvernement précédent, la Cour constitutionnelle avait décidé que la ratification du Statut de Rome était contraire à la Constitution de l’Arménie. C’était au milieu de l’année 2000. C’était un non-sens : la Cour estimait que le Statut de Rome serait en contradiction avec les pouvoirs du président, inscrits dans la Constitution. Elle a estimé que si le président voulait gracier quelqu’un, un représentant de la Cour pénale internationale (CPI) pourrait venir lui dire « non, vous ne pouvez pas le gracier ».

Nous avons compris que la ratification serait un message très fort indiquant qu’Aliyev [président de l’Azerbaïdjan] et même Poutine [président de la Fédération de Russie], qui soutient Aliyev, pourraient être tenus pour responsables. Nous étions en 2022 lorsque nous avons réalisé cela. Ensuite, il a fallu repasser devant la Cour constitutionnelle. Cela a pris un an de plus. L’une des raisons de ce retard était que le gouvernement arménien voulait prendre le temps d’expliquer à la Russie que « ce n’est pas de vous qu’il s’agit, mais d’Aliyev ». Le processus de ratification coïncidait avec les mandats d’arrêt de la CPI relatifs à l’Ukraine. La Russie nous manipulait et envoyait des mandataires ici. Ceux-ci demandaient : « Pourquoi prenez-vous cette décision, parce que Poutine sera confronté à des problèmes lors de sa visite en Arménie, alors que la Russie est l’allié stratégique de l’Arménie ».

Bien sûr, ils savaient que l’Arménie est en position de faiblesse et que, même si nous souhaitions ardemment arrêter Poutine, nous ne serions pas en mesure de le faire. Mais la Russie avait une deuxième préoccupation : Poutine a compris que, soutenue par l’Occident, l’Arménie fermait la porte à une guerre d’Aliyev et de l’Azerbaïdjan. Qu’Aliyev réfléchirait à deux fois avant d’attaquer l’Arménie, sachant qu’il pourrait être puni. Poutine a vu la peur d’Aliyev. C’est pourquoi Poutine s’est montré très, très, agressif.

Sa troisième préoccupation majeure concernait la base militaire russe d’Erevan. Pourquoi ? C’était aussi à cause de l’Ukraine, parce qu’une partie des militaires font des rotations et sont parfois envoyés combattre en Ukraine [où la CPI a ouvert une enquête]. Auparavant, la base comptait 7 000 à 8 000 militaires. Aujourd’hui, ils sont moins nombreux, environ 3 500. Nous avons entendu beaucoup de scénarios concernant leur engagement potentiel en cas de troubles intérieurs en Arménie. C’est aussi pour cela que Poutine s’y opposait.

En avril dernier, une ONG, le Centre arménien pour la vérité et la justice, a déposé une communication auprès de la CPI sur les crimes qui auraient été commis par l’Azerbaïdjan dans le Haut-Karabakh, avec le soutien du premier procureur de la CPI, Luis Moreno Ocampo. Mais le gouvernement arménien n’a toujours pas officiellement déposé ni soutenu de plainte contre l’Azerbaïdjan devant la Cour de La Haye. Pourquoi ?

Ce que nous pouvons dire, c’est que le gouvernement considère toujours cet instrument comme une sorte de mesure préventive, et non comme un outil de justice transitionnelle lié aux crimes commis par l’Azerbaïdjan.

En raison des négociations de paix en cours ?

En partie, oui. Les négociations de paix entre l’Arménie et l’Azerbaïdjan, soutenues par l’Occident – l’Union européenne et les États-Unis – ont débuté en octobre 2022, juste après une nouvelle attaque azerbaïdjanaise. Le 7 octobre, l’Arménie et l’Azerbaïdjan sont invités à un sommet à Prague. Chacun des deux pays se sont mis d’accord sur le principe pour reconnaître le territoire de l’autre, son intégrité territoriale, pour procéder à la limitation et à la démarcation de leur frontière. Des principes de base.

Mais cela allait à l’encontre des souhaits de la Russie. Et comme Poutine ne pouvait pas encourager Aliyev à attaquer l’Arménie elle-même, l’Azerbaïdjan a attaqué le Haut-Karabakh. L’attaque de 2023 [19-20 septembre] était une punition pour nous. Et l’Azerbaïdjan a refusé d’attaquer l’Arménie uniquement parce que l’Occident l’en dissuadait.

Au cours de ces négociations de paix, l’un des points concernait la soumission des demandes relatives aux crimes de guerre devant les tribunaux internationaux. Mais cette disposition vient d’être supprimée par l’Azerbaïdjan. L’Arménie a dit « si nous ne pouvons pas parvenir à un accord, alors supprimons ce qui n’est pas convenu et signons ». Nous nous sommes mis d’accord sur 13 articles, parmi 17 articles, mais là encore, l’Azerbaïdjan a refusé de signer.

Vous pensez résoudre un problème à court terme, mais à moyen et à long terme, ce sera très, très dangereux pour l’Arménie. Nous avons un problème de justice. Et aucune des solutions au conflit ne peut être durable si l’on contourne la question, si l’on ignore les crimes commis et si personne n’est responsable. Cela peut ouvrir la voie à d’autres crimes.

Diriez-vous que l’effet dissuasif de la ratification du Statut de Rome n’a pas fonctionné ?

Non, il a fonctionné. Ce que j’ai décrit montre les craintes de l’Azerbaïdjan. L’une d’entre elles reste le Statut de Rome, et Pashinyan sait que cela fonctionne toujours. Pashinyan se concentre principalement sur la prévention d’une nouvelle guerre à grande échelle dans la région, il y travaille toujours et s’il ne dépose pas de requête auprès de la Cour, on peut en conclure avec certitude que c’est parce qu’il pense que l’effet dissuasif est encore puissant.

Pashinyan ne veut pas donner à Aliyev des raisons de faire échouer le processus de paix. Si l’Arménie envoie une plainte à la CPI, Aliyev dira que vous n’avez pas l’intention d’établir la paix, votre but est d’accuser l’Azerbaïdjan, de vous venger, etc. Pashinyan ne veut donner à l’Azerbaïdjan aucune chance d’inverser le processus et de légitimer une nouvelle agression.

Le Statut de Rome a été l’un des trois outils importants qui ont permis d’éviter une guerre à grande échelle. Le deuxième a été le déploiement de la mission de surveillance de l’UE. Le troisième est l’engagement fort et continu des États-Unis dans la région auprès des parties. Et je sais qu’ils ont signalé à plusieurs reprises et de différentes manières qu’attaquer l’Arménie serait une ligne rouge pour Aliyev. Il s’agit donc d’un ensemble d’outils.

Que pourraient faire les États-Unis en cas d’attaque ?

Rien. Des déclarations fortes. Et c’est ce que les dirigeants arméniens savent également. L’Arménie sait qu’elle dispose d’un certain volume d’engagement américain. Il n’est peut-être pas satisfaisant pour les Arméniens, bien sûr. Cependant, nous savons que cet engagement maintient une stabilité fragile et empêche l’Azerbaïdjan d’attaquer. Nous ne savons pas ce qui se passera si [l’ancien président américain] Trump revient au pouvoir. Il s’agit donc de politique, de politique internationale. On peut comprendre qu’il n’y ait pas d’agenda sur la justice parce que c’est trop compliqué pour aller plus loin.

Pourquoi n’y a-t-il pas de justice au niveau national, ni de mécanisme de vérité et de réparation pour les victimes du Haut-Karabagh ?

Le fait est qu’il n’y a pas de justice, rien n’a été fait. Après la révolution de 2018, nous l’attendions avec impatience. Après les déclarations très populistes et intelligentes de Pashinyan sur le fait de demander des comptes à ceux qui ont assassiné, tué, saisi et volé, je m’attendais à ce que nous lancions des réformes judiciaires très dures et intelligentes. Mais, bien sûr, la résistance a été très forte.

Pourquoi des réformes judiciaires approfondies n’ont-elles pas eu lieu en Arménie ? La première raison est l’incompétence des ministres nommés. Ils ont expliqué à Pashinyan que ce n’était pas possible. Ils lui ont dit « nous ne pouvons pas faire les enquêtes, nous ne pouvons pas nettoyer le système, nous ne pouvons pas renvoyer les juges corrompus ». Deuxièmement, la résistance des juges. Ils se sont mobilisés, en particulier les plus corrompus, et ont envoyé des lettres à des organisations internationales comme le Conseil de l’Europe. On nous a dit « les gars, ne faites pas une révolution, mais juste une évolution ». Ces obstacles ont malheureusement fait échouer le processus.

La seule chose satisfaisante a été qu’à la fin le ministère de la Justice, le gouvernement et la Cour suprême examinaient des cas concrets et que, heureusement, des juges corrompus étaient impliqués dans cette affaire. Finalement, quelques dizaines de personnes ont quitté leur poste. Mais ce n’était pas systémique. Cela ne faisait pas partie d’une réforme.

Oui, mais en quoi cela empêche de mener des enquêtes sur le plan national sur les crimes de guerre qui auraient été commis au Haut-Karabakh ?

L’ouverture d’enquêtes est un problème. Dès le début, l’Arménie a déclaré que le Haut-Karabakh n’était pas l’Arménie et que les habitants du Haut-Karabakh n’étaient pas des citoyens arméniens.

Lorsque l’Arménie a ratifié le Statut de Rome, je me souviens que l’un des experts internationaux a déclaré que cette ratification serait utile pour le Haut-Karabakh, sur la base de la compétence universelle. Mais je ne suis pas un juriste international ni un spécialiste de la question, et je ne peux faire aucun commentaire. Le fait est qu’il y a beaucoup de gens qui sont arrivés, nous estimons que nous avons environ 150 000 réfugiés du Haut-Karabakh.

Mais Pashinyan avait déclaré en 2018, lorsqu’il est arrivé au pouvoir, que c’était au Haut-Karabakh de décider de son avenir. Et maintenant, il ne peut pas aller à l’encontre de sa position, surtout après la défaite et après avoir été dans ce processus de négociation délicat où l’Azerbaïdjan aimerait utiliser toutes les opportunités pour s’en défaire. J’explique pourquoi l’Arménie ne le fait pas au niveau gouvernemental, et non pas pour justifier sa position. Pour moi, ce n’est pas une bonne méthodologie que d’atteindre la stabilité ou une certaine paix en ignorant la dimension de la vérité. Pas du tout. Le chemin n’est pas stable.

Voyez-vous une meilleure voie pour l’Arménie ?

C’est un défi. Si nous avions déposé des requêtes auprès de la CPI, quelle garantie aurions-nous que nous ne serions pas punis ? Le système ne fonctionne pas correctement, malheureusement. Comme je vous l’ai dit, j’ai de sérieux désaccords avec la méthodologie du gouvernement, parce qu’elle place les préoccupations de sécurité au premier plan, ce qui est juste, mais qu’elle ignore les éléments de vérité et de justice. Je pense donc qu’elle est moins préventive qu’elle ne pourrait l’être. Une combinaison de justice et de processus de négociation, avec un soutien fort des partenaires occidentaux et des accords clairs, serait plus efficace, plus préventive.

Quelle pourrait être la prochaine étape ?

Il n’y aura pas d’étape suivante tant que nous aurons ces incertitudes concernant les élections américaines et géorgiennes, et tant qu’aucune décision stratégique ne sera prise par l’Arménie. Après que l’Arménie ait été témoin de la trahison de la Russie, de la trahison de l’OTSC [l’Organisation du traité de sécurité collective, soutenue par la Russie, qui n’a pas réagi à l’invasion du Haut-Karabagh], l’Arménie a abordé au Conseil de sécurité la question de son éventuel retrait de l’OTSC. Mais le retour de l’Occident a été de nous dire tenez bon, « ce n’est pas dans votre intérêt, parce que nous n’allons pas vous protéger. » Voilà où nous en sommes.

Styopa SafaryanSTYOPA SAFARYAN

Styopa Safaryan est un analyste et homme politique arménien. Il est le fondateur et le responsable des programmes de recherche de l’Institut arménien des affaires internationales et de sécurité, un groupe de réflexion créé en 2014. Pendant cinq ans, de 2007 à 2012, il a été membre du Parlement pour Heritage, un parti d’opposition pro-européen. En décembre 2019, il a été nommé président du Conseil public, un organe consultatif visant à encourager la participation du public à la gouvernance.