« Manach msallmin ! Manach msamhin ! Nous ne cédons pas ! Nous ne pardonnons pas ! » Ce slogan vient régulièrement ponctuer le discours enflammé de Béchir Khalfi, ancien militant islamiste et opposant torturé sous la présidence de Ben Ali (1987-2011). « Nous sommes 30.000 victimes à avoir obtenu des décisions de réparation délivrées par la commission vérité. Je m’adresse au ministère de la Justice pour lui dire : stop à l’impunité ! Nous avons cru à la justice transitionnelle. Nous avons cru à ce processus censé rendre leurs droits et leur dignité aux victimes. Or, au fil des ans, rien de cela ne s’est réalisé. Où sont les mandats d’amener des accusés ? Pourquoi cette paralysie des chambres spécialisées ? » s'écrie Khalfi.
Ce lundi 19 mai, à l’ombre des ficus, l’avenue Bab Bnat prend des airs révolutionnaires. Un sit-in y a lieu depuis 10 heures du matin : la vingtaine de victimes présente est bien décidée à manifester son ras-le bol devant le ministère de la Justice, à quelques mètres du tribunal de première instance de Tunis où une audience expéditive, qui s’inscrit dans le travail national de justice transitionnelle, vient de s'achever. La présidente de la chambre criminelle spécialisée y a annoncé le report de 11 affaires programmées du 19 mai au 22 septembre 2025, une décision annoncée devant une salle pleine et en présence de plusieurs membres de l’ONG Avocats sans frontières, de l’Organisation mondiale contre la torture, et de Sihem Bensedrine, ancienne présidente de la Commission vérité.
La colère est palpable parmi les manifestants, essentiellement d’anciens prisonniers politiques, aujourd'hui âgés de plus de 60 ans. Car sept ans se sont écoulés depuis l’inauguration des chambres spécialisées, le 29 mai 2018, mais aucun verdict n’a encore été rendu. Aucune des 205 affaires transmises par l’Instance vérité et dignité (IVD, nom de la commission vérité tunisienne) aux 13 chambres que compte le pays n'a pour l'heure été jugée. Aucune affaire n’a même atteint la phase des plaidoiries. « Vous, ministère de la Justice, vous êtes en train de poursuivre et de condamner des internautes pour de simples commentaires. Tandis que des tortionnaires qui ont commis des homicides continuent à circuler librement avec la bénédiction des politiques. Quel gâchis ! Si vous croyez que nous baisserons un jour les bras, vous vous trompez totalement », poursuit Khalfi. « Manach msallmin ! Manach msamhin ! », répètent en chœur les autres victimes.
Obstructions et reports incessants
Depuis son lancement en 2014, avec l’ouverture des travaux de l’IVD, trois ans après la révolution du Jasmin qui a renversé Ben Ali, la justice transitionnelle a été confrontée à des entraves majeures en Tunisie. Celles auxquelles elle fait face aujourd’hui concernent le refus persistant du gouvernement tunisien de mettre en œuvre les recommandations du rapport final de l’IVD, pourtant publié au Journal officiel en juin 2020.
Jusque-là, la seule lueur d’espoir des victimes consistait à espérer obtenir justice via ces chambres spécialisées censées juger les graves violations des droits humains commises entre juillet 1955 et décembre 2013 : homicides, torture, viols, disparitions forcées... Mais le refus des autorités judiciaires d'exécuter les mandats d’amener émis à l’encontre des hauts responsables des services de sécurité soupçonnés d’avoir commis des crimes d’État a renforcé le blocage de chambres spécialisées au fonctionnement déjà chaotique. Avec des audiences sans cesse reportées, et des reports qui aboutissent à d’autres reports…
Depuis sept ans, de Tunis à Gabes, de Nabeul à Gafsa, c'est le même scénario qui se répète : si les accusés sont présents, leurs avocats sont absents, et si les robes noires engagées par les prévenus sont là, elles brandissent les certificats médicaux de leurs clients. Sans compter que les magistrats de la justice transitionnelle croulent sous le travail puisqu’ils continuent également à statuer sur les affaires de droit commun, une réalité dénoncée par plusieurs ONG nationales et internationales qui observent le processus judiciaire tunisien.
Pire, à la suite de la rotation judiciaire de septembre 2023, la réaffectation de sept des 13 présidents des chambres spécialisées a entraîné un ralentissement supplémentaire dans le traitement des dossiers en raison d’un défaut de quorum. Après quasiment deux années de blocage, la chambre de Tunis, qui concentre 62 % des dossiers de la justice transitionnelle, a repris le 17 mars 2025 ses audiences sur une base hebdomadaire, chaque lundi.
« De la poudre aux yeux »
Les manifestants devant le ministère de la Justice sont tous des visages familiers. Anciens prisonniers politiques de gauche, syndicalistes, victimes de la révolte du pain de 1984 ou encore militants d’Ennahdha, la mouvance islamiste tunisienne, leur nombre se réduit comme une peau de chagrin d’année en année, des suites de maladies, de décès, ou de désespoir. Pour tous, depuis plus de dix ans maintenant, leur désir de reconnaissance, de dignité, de vérité et de l’établissement des responsabilités, est lié à ce processus de justice transitionnelle issu de la révolution de 2011.
Elmy El Khadri, président de l’association Al-Karama pour les droits et libertés, lui-même ex-victime de la dictature, s’est transformé au fil du temps en un archiviste de ce processus de justice. Il ne rate aucune audience de la chambre spécialisée de Tunis et participe, depuis janvier 2025, à la rédaction d’une newsletter mensuelle qui documente son avancement. « Nous estimons que la réactivation de cette chambre n’est que de la poudre aux yeux. Une manière de faire croire aux instances onusiennes que la justice transitionnelle se poursuit en Tunisie », confie-t-il à Justice Info. « Nous ne sommes pas dupes : la procédure de la mise en place des chambres est illégale. Primo, les juges ont été désignés non pas par le Conseil supérieur de la magistrature (CSM) qui, depuis 2022, n’existe plus dans les faits, mais via une note de service du ministère de la Justice. Secundo, ils n’ont pas reçu de formation spécifique en justice transitionnelle, comme l’exige la loi. Une condition indispensable pour garantir des procès équitables et efficaces », poursuit-il. « Par ailleurs, l’article 8 de la loi organique sur la justice transitionnelle stipule que les chambres doivent être composées de juges sélectionnés parmi ceux qui n’ont pas participé à des procès politiques d’avant la révolution. Qui nous garantit que cette exigence est respectée aujourd’hui ? », s’interroge l’homme âgé de près de 75 ans.
Pour lui, loin de s’acheminer vers une issue positive, le processus judiciaire est à bout de souffle, victime d’obstructions manifestes de plus en plus assumées par les autorités, qui ne camouflent plus leur ambition d’en finir avec ce processus. Ainsi El Khadri a bien relevé les faiblesses de la présidente de la chambre de Tunis, qui n’a jusqu’ici interrogé aucun accusé ni témoin : « J’ai été catastrophé de l’entendre invoquer, le 24 mars 2025, le principe de l'autorité de la chose jugée et la prescription d'un crime ou d'une peine remontant à des dizaines d’années. C’est bien la preuve qu’elle n’a même pas jeté un coup d’œil sur la loi relative à la justice transitionnelle avant de prendre ses fonctions ! ».
Plainte auprès du Comité contre la torture de l'Onu
Mais pour cet autre observateur de la justice transitionnelle, rattaché à une organisation internationale des droits de l’homme et qui a requis l’anonymat, la formation des juges est loin de représenter la solution idoine susceptible de débloquer la situation actuelle : « Depuis le coup de force du président Kaïs Saïed, les magistrats souffrent de l’interférence du pouvoir politique dans leur travail. Alors que vaut l’expertise d’un juge si, au moment de rendre son jugement, il subit des pressions et se sent menacé ? »
Lorsque Saïed a monopolisé tous les pouvoirs, le 25 juillet 2021, il s’est auto-désigné à la tête du ministère public. En bientôt quatre ans, le président tunisien a profondément aliéné l'appareil judiciaire, en révoquant 57 magistrats en 2022, en réduisant le pouvoir judiciaire à une simple« fonction », dans la Constitution de 2022, et en détruisant toute forme d’indépendance de la justice. L’année 2024 a notamment été marquée par l’arrestation de Sihem Bensedrine, l'ancienne présidente de l’IVD. Et bien qu'elle ait été libérée en février dernier, elle demeure sous le coup de poursuites judiciaires, tout comme quatre autres membres de l’Instance.
Rached Jaidane, professeur de mathématiques âgé de 73 ans, a subi 13 années de torture et de mauvais traitements dans les geôles de Ben Ali. Depuis 2018, il a assisté à trente audiences pour son dossier, sans qu'il y ait de jugement. « J’ai eu une confrontation avec la majorité des tortionnaires, qui n’ont pas reconnu les faits. Je persiste et signe : non à l’impunité qui règne dans ce pays ! », tonne-t-il, malgré la maladie qui affaiblit son corps mais n’entame en rien sa volonté que des comptes soient rendus. Il fait partie des six victimes concernées par le dépôt d’une plainte, début 2025, par l’Organisation mondiale contre la torture (OMCT) auprès du Comité contre la torture de l'Onu. « Une plainte devant le Comité contre la torture constitue le recours du dernier ressort. Elle signe l’impuissance de l’État à respecter ses obligations en matière d’enquête et de poursuite des auteurs de torture et de mauvais traitements et de réparation aux victimes », constate le communiqué de l’OMCT. « Le sort de la justice transitionnelle en Tunisie est un exemple flagrant d’une telle impuissance. »