Kenya : comment le rapport de la commission vérité est devenu un fantôme politique

En mai 2013, la Commission vérité, justice et réconciliation du Kenya a publié son rapport en quatre volumes, 2 210 pages au total. Le Parlement a recommandé la création d'un comité de mise en œuvre. Au lieu de cela, les dirigeants politiques, tant au gouvernement que dans l'opposition, ont trouvé politiquement dérangeant de donner suite au rapport.

Kenya : comment le rapport de la commission vérité est devenu un fantôme politique
Le président kényan Uhuru Kenyatta (à gauche) et le chef de l’opposition Raila Odinga, réconciliés, lors du lancement du rapport de la « Building Bridges Initiative », en novembre 2019. © Tony Karumba / AFP
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En mars 2015, le président Uhuru Kenyatta, lors de son discours sur l'état de la nation devant le Parlement, a présenté des excuses au nom du gouvernement pour les violations que les Kenyans ont subies pendant des décennies. Il n'a pas souligné que de telles excuses avaient été recommandées, deux ans plus tôt, par la Commission nationale pour la vérité, la justice et la réconciliation (TJRC) dans son rapport final.

En mars 2018, les hauts dirigeants politiques kenyans ont procédé à une évaluation franche des maux du pays en parlant d’ « antagonisme et de compétition ethnique » et d’« inclusion ». Mais la déclaration conjointe de Kenyatta et du chef de l'opposition Raila Odinga ne mentionnait pas non plus la TJRC ni son rapport, alors même que ceux-ci avaient abordé les questions soulevées dans leur déclaration. En tant que candidat à l'élection présidentielle d'août 2017, Odinga - et ses lieutenants - avaient fait du rapport de la TJRC un sujet de campagne, appelant le gouvernement à le mettre en œuvre comme moyen de remédier aux injustices historiques dans le pays. Depuis son rapprochement avec Kenyatta, Odinga n'a pas mentionné le rapport de la TJRC.

D’une task force à la commission vérité à une autre task force

Après des mois de tensions croissantes dans le pays, Kenyatta et Odinga ont accepté de travailler ensemble. Avant mars 2018, Odinga et d'autres leaders de l'opposition avaient déclaré qu'ils ne reconnaîtraient pas le gouvernement de Kenyatta après avoir contesté avec succès les résultats de l'élection présidentielle d'août 2017 et boycotté les nouvelles élections d'octobre 2017. Le 30 janvier 2018, Odinga avait organisé une cérémonie à laquelle ont assisté des centaines de ses partisans et au cours de laquelle il a prêté serment en tant que président du peuple, ce qui a encore accru les tensions. En réponse, le gouvernement a déclaré les manifestations de l'opposition illégales, la police a perturbé plusieurs d'entre elles, à l'exception de la cérémonie de prestation de serment.

Désormais prêts à se réconcilier, les deux opposants ont nommé un groupe de travail (task force) chargé de recueillir l'avis du public, notamment sur la manière dont le Kenya et ses citoyens pourraient surmonter ce qui les divise.

La TJRC avait passé près de quatre ans à accomplir un travail similaire, en recueillant 40 000 déclarations de Kenyans dans tout le pays sur leurs griefs, leur sentiment de marginalisation, etc. Ces déclarations ont constitué la base du rapport en quatre volumes de 2 210 pages que la Commission vérité a présenté à Kenyatta le 21 mai 2013. Ce travail a été ignoré par Kenyatta et Odinga.

Après 17 mois d’audition et de collecte des points de vue de pas moins de 7 000 Kenyans dans tout le pays, le groupe de travail - populairement connu sous le nom de Building Bridges Initiative - a produit un rapport de 156 pages, en octobre 2019. Ce que la TJRC avait à dire sur la manière de réconcilier les différents groupes ethniques qui se méfient les uns des autres ou sur la manière de résoudre les problèmes soulevés par les conflits électoraux n'a pas été repris dans le rapport de cette « taskforce ».

Aucun soutien du gouvernement

La TJRC a été formée dans des circonstances autrement plus tragiques que le groupe de travail en 2018. Elle a identifié les injustices historiques comme l'un des problèmes à long terme sous-jacents à la violence ayant suivi l'élection présidentielle de décembre 2007, au cours de laquelle plus de 1 000 personnes ont été tuées. Odinga était candidat à cette élection de 2007. Dans le cadre du processus de médiation visant à mettre fin à l'effusion de sang qui avait suivi, Odinga et le président sortant Mwai Kibaki avaient convenu de former la TJRC et un gouvernement de coalition dans lequel Odinga avait été nommé premier ministre.

En mai 2013, après que Kenyatta eut reçu le rapport de la TJRC, celui-ci avait été déposé à l'Assemblée nationale dans le cadre de sa phase de mise en œuvre. La TJRC, dont le mandat s'est achevé avec la publication du rapport, avait recommandé au gouvernement de former un comité de mise en œuvre pour superviser et coordonner les travaux nécessaire pour que les recommandations de grande envergure de la TJRC deviennent réalité. La TJRC avait même présenté un projet de loi à l'Assemblée nationale pour qu'elle puisse donner un cadre légal à ce comité de mise en œuvre.

Un tel arrangement n'est pas nouveau au Kenya. Un arrangement similaire a guidé, entre 2008 et 2015, la réécriture et la mise en œuvre de la nouvelle constitution kényane. Un comité a supervisé ce processus de réécriture de la constitution avant qu'elle ne soit soumise à un référendum. Lorsque le projet de constitution a été adopté en août 2010, un comité d'application a été chargé pendant cinq ans de rédiger les projets de loi requis par la nouvelle constitution ou de rédiger les amendements aux lois existantes pour que ces lois soient conformes à la nouvelle constitution. Au total, 47 lois ont ainsi été identifiées comme essentielles à la mise en œuvre de la nouvelle constitution.

Le fait que le gouvernement de Kenyatta, qui détient la majorité à l'Assemblée nationale, n'ait pas supervisé un processus similaire pour mettre en œuvre le rapport de la TJRC montre qu'il ne soutient pas le rapport. Mais cela ne veut pas dire que l'administration qui a précédé celle de Kenyatta l’ait davantage soutenu.

Accéder au rapport de la TJRC

L'élection de Kibaki, en décembre 2002, avait mis fin à 24 ans de dictature de Daniel arap Moi. Le nouveau président avait obtenu un mandat pour mettre en œuvre de vastes réformes au Kenya. Parmi les réformes que son nouveau gouvernement devait lancer figurait l'examen des nombreuses violations des droits de l'homme ayant eu lieu sous Moi. En avril 2003, le gouvernement de Kibaki avait donc nommé un groupe de travail chargé d'examiner si l'opinion publique était favorable à la création d'une commission vérité. Quatre mois plus tard, le groupe de travail avait conclu à un soutien écrasant pour une telle commission. Il avait recommandé que le gouvernement crée un tel organisme avant juin de l'année suivante. Cela n'a pas été fait. Il avait fallu que le Kenya soit conduit au bord du gouffre par les violences ayant suivi l'élection présidentielle de décembre 2007 pour que les hauts dirigeants politiques du pays soutiennent la formation et le travail d'une commission vérité.

Au cours des sept dernières années, ce n'est pas seulement la mise en œuvre du rapport de la TJRC qui s'est avérée politiquement gênante. La mise à disposition même du rapport sur les sites en ligne du gouvernement s'est longtemps avérée difficile. La TJRC avait son propre site Internet et, en mai 2013, elle y avait mis son rapport à disposition. Mais ce site web avait finalement été supprimé, le mandat de la TJRC prenant fin avec la publication du rapport. Ainsi, pendant des années, le rapport de la TJRC n'a été disponible sur aucun site web gouvernemental. Le seul endroit où il pouvait être trouvé était le site Internet de la faculté de droit de l'université de Seattle où Ronald C. Slye, l'un des trois membres étrangers de la TJRC, enseigne. Aujourd'hui, au moins, il est mis en ligne par la Commission nationale des droits de l'homme.