Pourquoi le Kenya juge sa première affaire de crimes contre l'humanité

Lundi, neuf des douze policiers accusés - dont des commandants supérieurs - ont comparu devant un tribunal de Nairobi, pour le meurtre d'un bébé et d'autres crimes, lors de la violente répression de manifestations postélectorales il y a cinq ans. Les premières procédures pour crimes contre l'humanité au Kenya viennent donc seulement de débuter.

Crimes contre l'humanité - Affrontements entre la police et des manifestants à Kisumu (Kenya)
Affrontements entre police et manifestants à Kisumu, ouest du Kenya, en 2017. Lundi 14 novembre, un tribunal de Nairobi a ouvert un premier procès pour crimes contre l'humanité contre des policiers accusés entre autres crimes d'avoir provoqué la mort d'un bébé lors de cet épisode de violence. © Yasuyoshi Chiba / AFP
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Après l'élection présidentielle de 2007, les demandes étaient nombreuses au Kenya pour que les auteurs des violences qui ont embrasé le pays soient traduits en justice. Des demandes similaires avaient également été formulées, en vain, après les violences qui ont suivi l'élection présidentielle de 2017.

Lundi dernier, le 14 novembre, le Bureau du directeur des poursuites publiques (ODPP) a finalement présenté neuf officiers de police au tribunal, inculpés de meurtre, de viol et de torture en tant que crimes contre l'humanité. Les policiers ont été libérés sous caution et, avec trois autres qui n'étaient pas présents ce lundi, ils comparaîtront la semaine prochaine.

Cette audience fait suite à l'annonce faite le 28 octobre par le directeur des poursuites publiques (DPP) Noordin Haji, selon laquelle il a décidé d'inculper des officiers de police de haut rang de crimes contre l'humanité pour leur rôle présumé dans les violences qui ont suivi l'élection d'août 2017. Dans sa déclaration, il a indiqué qu'une des principales charges portées contre les policiers sera leur "responsabilité de supérieur/commandant."

Les accusations contre les 12 policiers sont fondées sur la loi sur les crimes internationaux, qui intègre le Statut de Rome de la Cour pénale internationale (CPI) en droit national. C'est la première fois que cette loi est utilisée pour juger des auteurs présumés de violences électorales au Kenya, après l’effondrement de l’affaire Kenyane à la CPI qui portait elle sur les violences post-électorale de 2007.

Cette affaire intervient à un moment où la police nationale est en transition, avec des changements à sa tête au cours des deux derniers mois. La police ayant été critiquée pour son rôle présumé dans des exécutions extrajudiciaires, en particulier par le président récemment élu William Samoei Ruto.

Mais en même temps que Haji annonçait ces accusations en octobre, il a demandé aux tribunaux de clore un certain nombre d'affaires de corruption très médiatisées impliquant des alliés de Ruto. Cela a suscité des spéculations sur son indépendance en tant que procureur.

Plusieurs premières pour le Kenya

L'affaire contre les 12 officiers de police présente un certain nombre de premières pour le Kenya. C'est la première fois qu'une affaire de crime contre l'humanité est entendue au Kenya. C’est la première fois que des officiers de police de haut rang devront répondre devant un tribunal d’actes de commandement dans l'exercice de leurs fonctions. C'est la première fois que des officiers de police de haut rang seront accusés de violences sexuelles.

Alors que Haji marque un certain nombre de premières pour son bureau, une question se pose : pourquoi a-t-il décidé de poursuivre cette affaire maintenant, cinq ans après que les violences auxquelles les officiers sont accusés d’avoir participé ?

Il a déclaré dans sa déclaration du 28 octobre qu'il avait pris la décision de monter un dossier de crimes contre l'humanité contre des officiers de police de haut rang après que la ‘Senior Resident Magistrate’ Beryl Omollo eut formulé des recommandations dans une décision du 14 février 2019 dans le cadre de l'enquête sur la mort de Samantha Pendo, un bébé de six mois. Pendo a été blessée le 12 août 2017 lorsque la police a matraqué ses parents devant leur maison. Elle est décédée plus tard des suites de ses blessures.

La mort de Pendo a fait la une des journaux et a suscité l'indignation du public. L'Autorité indépendante de surveillance de la police (IPOA) a enquêté sur sa mort mais n'a pas été en mesure d'identifier les responsables. Le prédécesseur de Haji, Keriako Tobiko, a alors ordonné en novembre 2017 une enquête sur la mort de Pendo.

Omollo n'a pas non plus été en mesure d'identifier le responsable direct de la mort de Pendo. Mais elle a recommandé au procureur de prendre des mesures contre les officiers qui ont commandé l'opération de police à Nyalenda, un quartier de Kisumu, dans l'ouest du Kenya, en nommant cinq hommes contre lesquels des mesures devraient être prises.

"Guidés par les principes juridiques [de] la doctrine de la responsabilité du commandement [...], les supérieurs doivent donc assumer la responsabilité du comportement illégal de leur subordonné en ne prenant aucune mesure pour redresser la situation", a ordonné Omollo.

Un processus long et compliqué

"Cela a été un processus complexe d'enquêtes et d'analyses juridiques, mais ce fut un voyage et un partenariat fructueux", a déclaré Li Fung, conseillère principale en droits humains du Haut-Commissariat des Nations unies aux droits de l'homme (HCDH) au Kenya. En 2019, Haji a demandé le soutien du HCDH pour renforcer la capacité de son bureau à poursuivre les violations des droits humains. L'agence onusienne a appuyé le bureau de Haji, en renforçant ses capacités et par un appui en expertise sur les dossiers d’enquêtes et les poursuites en matière de violations des droits humains.

Une autre raison expliquant pourquoi Haji a mis trois ans pour inculper les policiers, est qu'il a élargi l'enquête au-delà des cinq officiers qu'Omollo avait nommés dans son jugement et au-delà du quartier de Nyalenda, où Pendo a été blessé. Dans sa déclaration du 28 octobre, Haji souligne que son équipe a établi qu'entre le 11 et le 15 août 2017, il y a eu une opération post-électorale appelée "Mipango" (terme swahili pour "arrangements") dans le cadre de laquelle les officiers avaient "commis des atrocités".

Haji a ajouté que l'opération, "avait une structure de commandement bien organisée avec des commandants de section et a été exécutée selon un modèle cohérent avec des victimes similaires et un modus operandi similaire." Il a ajouté que les attaques étaient "généralisées et systématiques contre la population civile de Nyalenda, Nyamasaria, Kondele et Obunga." Toutes ces localités se trouvent à Kisumu. Haji a ajouté que les attaques étaient "coordonnées et planifiées, et non pas aléatoires".

Au fur et à mesure de l'évolution du dossier, Haji va être sous pression, pour voir s'il faiblit.

L'affaire contre les 12 policiers ne couvre que les violences post-électorales qui ont eu lieu à Kisumu entre le 11 et le 15 août 2017. Mais au cours de la même période, des violences post-électorales ont aussi eu lieu à Nairobi, selon un rapport de la Commission nationale des droits de l'homme du Kenya, Mirage au crépuscule, qui a enregistré 37 décès à Nairobi et à Kisumu au cours de ces violences. Dans un autre rapport, intitulé Silhouettes de la brutalité, la commission a enquêté sur 201 cas de violence sexuelle dans 11 des 47 comtés du Kenya.

Le prédécesseur de Haji, Keriako Tobiko, avait également ordonné une enquête sur la mort de Stephanie Moraa Gesamba, une fillette de neuf ans tuée à Mathare, à Nairobi, le 12 août 2017. Ce n'est que l'année dernière, le 15 mars, que le premier magistrat de Nairobi, Francis Andayi, a jugé que Moraa Gesamba avait été abattue par la police alors qu'elle jouait sur le balcon de l'appartement de ses parents. Haji n'a pas fait de commentaires publics sur la suite qu'il entendait donner à cette décision.

Lundi dernier, après la première audience dans l'affaire Baby Pendo, le juge Daniel Ogembo a ordonné aux suspects de revenir au tribunal le 21 novembre pour répondre des accusations de meurtre.

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