LA JUSTICE EN PRISON

Cyangugu, le 20 janvier 2003 (FH) – Derrière les murs de brique rouge des prisons rwandaises se tiennent des "procès" pour le moins inattendus, dirigés par des officiers de justice tout aussi improbables. C’est là, lors de ces « gacacas en prison », que l’esprit de ces cours semi-traditionnelles est mis à l’épreuve.

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Confronté, à la suite du génocide de 1994, à une population carcérale exponentielle et à un système judiciaire en ruine, le Rwanda a mis au point différents types de procédures afin de réduire le plus possible le nombre de suspects de génocide détenus, plus de 100 000 en tout. D’autant que certains d’entre eux ont été incarcérés sur la base d’actes d’accusation erronés, quand ils existaient.

De plus, les chances de passer en jugement au Rwanda sont maigres. Dans tout le pays, seules treize cours de justice sont habilitées à juger le génocide et les crimes qui lui sont liés. La récente introduction des tribunaux gacaca a certes rendu un peu d’espoir, ces tribunaux « participatifs », présidés par des membres élus de la communauté, ayant été mis sur pied afin d’accélérer les procès pour génocide et de participer à la réconciliation nationale. Mais, opérationnelles depuis juin 2002, les 673 à l’oeuvre aujourd’hui en sont encore au stade préparatoire et les premiers procès proprement dits n’interviendront pas avant, au mieux, la fin du premier trimestre 2003.

Afin de faciliter le travail des gacacas comme celui des cours “classiques”, une procédure judiciaire de fortune initiée dans les geôles rwandaises en 1999 commence à porter ses fruits. A l’origine, il s’agissait d’une campagne menée par les procureurs afin d’encourager les génocidaires détenus à confesser leur crimes et d’alléger un système judiciaire surchargé. Aujourd’hui, ces « gacaca en prison » ont évolué, faisant quasiment office de chambres d’instance. Ou, ainsi qu'elles sont nommées dans la plupart des prisons, de « commissions vérité ».

Au-delà de leur mission originelle – la confession par les génocidaires de leurs crimes – ces commissions, conçues autour de l’idée d’une justice communautaire chère aux gacacas, conduisent leurs propres sessions afin de déterminer si certains suspects sont innocents. Les noms et la “défense” de ceux-ci sont ensuite transmis au procureur. Après avoir examiné les cas, ce dernier réunit les membres de la communauté de la région où le suspect est censé avoir commis ses crimes.

La communauté débat alors de chaque dossier. Si tous les participants s’ accordent sur l’innocence d’un suspect, celui-ci est relâché. En cas de désaccord, le suspect est renvoyé en prison, dans l’attente d’un procès. En tout état de cause, le dernier mot revient au procureur : sur la foi de sa connaissance du dossier, il se réserve le droit de prendre une décision contraire à celle des « commissions vérité » ou des réunions communautaires.

Une “gacaca en prison” vue de l’intérieur
A 300 kilomètres au sud-ouest de Kigali, après avoir serpenté le long des collines rwandaises, la ville de Cyangugu s’est bâtie à proximité du lac Kivu. Une des collines surplombant le lac offre le site idéal pour un lieu de villégiature. A la place se dresse la prison de Cyangugu. Juste à l’extérieur du bâtiment, dans une salle surpeuplée et mal ventilée, le président de la “commission vérité” locale tape du poing sur son bureau pour imposer le silence. Deogen Nsengiyumva est l’ancien maire de Nyakabuye, une des communes de Cyangugu.

Il est surprenant qu’une réunion dans un tel endroit se déroule sans surveillance. Pas le moindre gardien ou membre du personnel pénitentiaire en vue. « Ces sessions leur appartiennent », murmure Alfred Mutabaruka, le directeur de la prison, assis au fond de la pièce. “Ils gèrent tout ici », ajoute-t-il, pointant du doigt quelques hommes debout un peu partout. Ces hommes, des détenus comme toutes les personnes présentes, sont chargés de la sécurité, explique-t-il.

Le président invite un dénommé Simba Mbarushimana à se présenter devant lui et lui lit les charges retenues. La voix autoritaire de Nsengiyumva ressemble à celle d’un maire en exercice en plein meeting politique. Il n’est pourtant qu’un simple coordinateur de la présente session. Comme tous les détenus, Nsengiyumva et les onze autres membres de la commission sont vêtus de rose clair, la couleur de l’uniforme carcéral au Rwanda. L’ancien maire a été accusé d’avoir pris part à plusieurs meurtres. Il a réfuté ces accusations tout en plaidant coupable de n’avoir pas exercé ses pouvoirs en tant que maire durant le génocide afin d’essayer d’empêcher les massacres commis dans sa ville ou de punir les milices responsables de ces tueries.

Bientôt, lui aussi sera assis dans le public et devra répondre aux questions de ses collègues détenus. « Tous sont égaux ici. Les membres de la commission ne sont là que pour diriger les débats. J’ai autant de pouvoir de décision qu’eux », indique un détenu.

Mbarushimana doit maintenant répondre à la question de Nsengiyumva. Plaide-t-il coupable ? « Non coupable », déclare-t-il d’une voix assurée. « Je n’ai commis aucun de ces crimes », ajoute-t-il, présentant un alibi de défense. Vient alors le tour des membres de l’assistance de déposer à charge ou à décharge. Mbarushimana, qui était tailleur au moment du génocide, est accusé d’avoir tué deux voisins tutsis et d’avoir participé à plusieurs attaques dans son quartier.

Accusations et défenses se succèdent. Les détenus jouent à la fois le rôle du parquet et de la défense. Ceux-ci interrogent finement Mbarushimana et d’autres “témoins”, ou procèdent au contre-interrogatoire. Certains suspects insistent : ils l’ont vu sur les lieux des meurtres. « J’étais en compagnie (de Mbarushimana) pendant le meurtre de Nyirasafari", déclare un des suspects. Plusieurs autres le défendent énergiquement. Nsengiyumva pose également quelques questions à Mbarushimana. Apparemment, que ce dernier plaide non-coupable ne convainc pas le président.

"Nous ressemblons à deux équipes de foot qui ne peuvent pas marquer. Nous recevons des témoignages contradictoires des deux côtés”, crie le président. «M. Mbarushimana, vous allez devoir attendre votre procès”, conclut-il.

La loi et les commissions vérité
Ces commissions vérité ne sont pas des institutions légales reconnues. Les plaidoyers comme les déclarations ne sont pas faits sous serment. Cependant, le procureur, qui assiste de temps en temps à ces commissions, reçoit les minutes des audiences et peut, s’il le désire, utiliser les informations qu’elles contiennent au cours de ses enquêtes. « Cela nous aide beaucoup », indique Mukunzi Emmanuel, procureur pour la région de Cyangugu. « De nombreux suspects acceptent également de venir témoigner lors des procès », ajoute-t-il.

Sur les 10 6573 suspects détenus au Rwanda, 31 772 ont plaidé coupable. « Le nombre de confessions a beaucoup augmenté depuis le début de ces commissions », relève Mukunzi. « Il est plus facile de passer aux aveux lorsque l’on voit ses collègues détenus faire de même », analyse-t-il.

Lorsqu’un des suspects plaide coupable pour la première fois durant ces sessions, son nom est transmis au procureur. A partir de là, trois mois lui sont accordés pour que son plaidoyer soit réexaminé et pour laisser au procureur le temps d’enquêter sur la sincérité de celui-ci. Le suspect est ensuite déféré devant une cour pour plaider formellement. En vertu de la loi rwandaise sur les gacacas, une loi rétroactive, les suspects dont le plaidoyer de culpabilité et la confession sont acceptés par le procureur bénéficie automatiquement d’une réduction de peine de moitié pour le crime commis.

Testing Gacaca
Certains des participants assistant à la gacaca en prison de Cyangugu sont des condamnés. L’un d’entre eux a été condamné à mort. Pourtant, eux aussi, selon les règles en vigueur lors de ces sessions, possèdent le même pouvoir que les autres détenus en attente de procès. Tous vivent ensemble dans la prison et aucune mesure de protection particulière n’a été prise pour les détenus qui témoignent à décharge contre d’autres détenus. “Nous n’avons jamais eu le moindre problème suite à un témoignage », déclare Mutabaruka. “ Tout est dit et discuté à plusieurs reprises par quantité de personnes. Tous viennent du même endroit et se connaissent depuis longtemps”, ajoute-t-il. La confiance avec laquelle les accusations sont portées et la défense menée semble confirmer l’analyse du directeur de la prison.

Les suspects et les témoignages se succèdent maintenant à la barre. Puis un dénommé Hamis, 39 ans, est appelé à témoigner sur le meurtre d’un homme non-identifié qui aurait cherché refuge dans la ville de Hamis. Très vite, Hamis s’éloigne du sujet débattu – le meurtre - et se met à raconter “toute l’histoire sur ce qui est arrive dans notre coin”. D’un coup, l’agitation et la tension l’emportent sur le calme qui régnait jusqu’à présent. Hamis accuse huit personnes, dont son neveu et deux de ses oncles, d’avoir tué et pillé. Trois des accusés, ainsi que les trois membres de la famille d’Hamis incriminés, sont présents. Le « trouble-fête » , lui, a plaidé coupable d’entente en vue de commettre le génocide : il a admis avoir accompagné des miliciens lors d’attaques contre des Tutsis.

Hamis élève la voix pour couvrir la clameur dans la salle. Le sentiment de gêne est désormais palpable. Le président interrompt les débats et demande à tous ceux qu’Hamis a désignés de se lever. Selon la procédure, chacun a la possibilité de répondre aux allégations lancées contre lui. Pendant ce temps, les « officiers » chargés de la sécurité se postent un peu partout dans la salle. Au cas où. Le neveu d’Hamis, Kivuruguru, ne réfute aucune des déclarations de son oncle. Le jeune homme de 25 ans – il en avait 17 au moment du génocide – a avoué avoir tué un voisin tutsi et, comme il l’a ensuite confessé à Hirondelle, « un Blanc qui travaillait en ville ». A l’inverse, les oncles d’Hamis réfutent ses allégations. A ce moment, la session, qui a déjà largement dépassé “l’horaire normal”, est ajournée au lendemain. Alors que les participants quittent la salle, Hamis annonce d’une voix rauque que, le lendemain, il “crachera un morceau encore plus gros”.

Après l’audience, Hamis déclare à Hirondelle ne vouloir aucun mal à ses proches. « Ce sont des moments difficiles. La seule manière de s’en sortir est de dire la vérité », confesse-t-il. Kivuruguru, son neveu, déclare à son tour ne pas en vouloir à son oncle, même s’il n’a plaidé coupable qu’après la dénonciation d’Hamis.

Nombre d’observateurs ont vu dans ces sessions un signe précurseur du possible succès des gacacas. « Les détenus ont brisé la loi du silence. Cela prend du temps, mais les choses finissent toujours par sortir », indique Janvier Habimana, avocat à Kigali. « Cependant, note-t-il, un effort de sensibilisation doit être entrepris partout dans le pays pour que ce même esprit qui règne dans certaines prisons soit insufflé au reste de la population ». Certains analystes ont déjà observé que, plus que dans n’importe quel autre système judiciaire, le succès des gacacas ne dépend pas de la loi mais de la sincérité de la communauté et de la « bonne volonté » des Rwandais. D’autant plus que les gacacas sont presque toutes présidées par des juges ne possédant qu’une expérience juridique de base. “C’est une solution taillée sur mesure pour le Rwanda”, déclare Habimana, un point de vue partagé par de nombreux autres experts juridiques ou des droits de l’ homme.

“Nous avons expliqué aux détenus que le Rwanda s’apparente à un oeuf. Il possède trois parties : la coquille, le blanc et le jaune. Les Hutus, les Tutsis et les Twas se doivent de vivre ensemble”, conclut le directeur de la prison de Cyangugu.
CE/GG/GF/FH(RW^0120e)