Wahid Ferchichi : « Je ne suis pas sûr que les formations politiques tunisiennes vont faire avancer les droits humains »

Le professeur de droit et militant des droits humains Wahid Ferchichi est un observateur privilégié de la justice transitionnelle en Tunisie. Neuf ans après le début de la révolution en Tunisie et un an après la fin des travaux de l’Instance vérité et dignité, il analyse le volumineux rapport de l’IVD et l’avenir de la justice transitionnelle dans le nouveau paysage politique national issu des élections.

Wahid Ferchichi : « Je ne suis pas sûr que les formations politiques tunisiennes vont faire avancer les droits humains »
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Professeur de droit public et militant pour les droits individuels, Wahid Ferchichi a été de tous les projets et expériences se rapportant à la justice transitionnelle en Tunisie. Membre de la Commission nationale d’investigation sur la corruption (2011-2012), il a fait partie de la Commission technique de supervision du dialogue national sur la justice transitionnelle (2012-2013). En 2014, il fut le co-auteur, avec Farah Hachad, d’une série d’ouvrages sur la police politique, les renseignements et les archives de la dictature. Entre 2013 et 2016, il a coordonné les travaux du Baromètre de la justice transitionnelle, projet qui unit des chercheurs d’Europe et de Tunisie. Il vient de présenter son étude sur les recommandations de l’Instance vérité et dignité (IVD), lecture transversale et fouillée du rapport de cette commission vérité, qui compte plus de 2 300 pages.

On s’est rendu compte que nous n’avions pas forcément besoin d’une autorité, Etat ou collectivités locales, pour commencer la mise en œuvre des recommandations.

JUSTICEINFO.NET : Pourquoi le Centre Kawakibi pour les transitions démocratiques, un organisme non gouvernemental régional auprès duquel vous agissez comme expert, a-t-il choisi de travailler sur le rapport final de l’Instance vérité et dignité (IVD) ?

WAHID FERCHICHI : Le Centre Kawakibi s’intéresse depuis 2011 à la justice transitionnelle. Le 22 février 2011, à savoir un mois et quelques jours après les événements du 14 Janvier [jour où le président Ben Ali a fui la Tunisie sous la pression de la rue], le Centre Kawakibi organisait la première conférence de la société civile en matière de justice transitionnelle. La rencontre portait sur le thème : « Quelle vérité pour la Tunisie ? » Y avaient participé des experts d’Afrique du Sud et d’Europe de l’Est. Deuxième action significative du Centre : la mise en place, entre 2013 et 2016, du Baromètre de la justice transitionnelle pour mesurer l’avancement du processus. C’est dans ce cadre que nous avons mené des études sur les victimes, les zones victimes, le thème de la mémoire, et que nous avons établi un répertoire sur l’état de la recherche scientifique en rapport avec la justice transitionnelle en Tunisie. Avec la sortie du rapport de l’IVD, il était normal que l’on poursuive ce travail de réflexion et d’analyse entamé voilà neuf ans. Mais avec une nouveauté, dans la mesure où nous avons voulu sonder comment mettre en application les recommandations de l’IVD. On s’est rendu compte que nous n’avions pas forcément besoin d’une autorité, Etat ou collectivités locales, pour commencer la mise en œuvre des recommandations. Certaines, notamment concernant la réhabilitation de la mémoire, ne nécessitent que l’intervention d’une association, d’un collectif d’ONG, ou même de simples initiatives privées.

Pensez-vous que le rapport ait révélé toute la vérité sur les mécanismes de la répression en Tunisie à l’époque de l’ancien régime ?

D’une manière générale, oui. Les deux premiers tomes du rapport – celui relatif aux violations des droits humains et celui se rapportant à la corruption et aux malversations – ont dévoilé les grands axes de la machine répressive et notamment les rapports entre l’Etat-parti et les milices, entre l’Etat et les médias, entre le pouvoir et la justice. Mais il faut rappeler quelque chose de très important : la révélation de la vérité n’est pas uniquement l’œuvre d’une commission vérité ; elle est surtout le fruit du travail des historiens et des chercheurs. D’autre part, la vérité émerge d’un métissage entre la vérité judiciaire, la vérité historique et la vérité des individus.

Aucun rapport d’une commission vérité n’est exhaustif car, à ce niveau, la vérité avec un grand V est de l’ordre de l’illusion.

En l’absence de la parole et de la vérité des responsables et des bourreaux, qui se sont abstenus de témoigner devant l’Instance, peut-on dire que le rapport soit exhaustif ?

Je pense qu’aucun rapport d’une commission vérité n’est exhaustif car, à ce niveau, la vérité avec un grand V est de l’ordre de l’illusion. On réalise partout dans le monde qu’en avançant dans le temps après la publication des rapports des instances chargées de faire le bilan d’un passé de violations des droits humains, on découvre de nouvelles archives et d’autres arguments et vérités. Car les dictatures sont généralement soucieuses de documenter les abus. Résultat : on peut un jour, y compris en l’absence de la parole des présumés tortionnaires, compléter le tableau des vérités.

Pour revenir à la Tunisie, si on pouvait arriver à rassurer les présumés responsables sur leur sort, on lèverait le voile sur beaucoup de faits. Je partage la formule du militant tunisien Gilbert Naccache, prononcée le jour où il a été auditionné publiquement par l’IVD : « Seule la vérité est révolutionnaire ! » La vérité ébranle les régimes politiques les mieux installés, voulait-il dire.

Voilà le problème : certaines personnes en Tunisie considèrent que des causes sont plus nobles que d’autres.

Quelles sont les recommandations de l’IVD les plus cruciales, selon vous, pour construire un Etat de droit en Tunisie ?

L’Instance ne s’est pas limitée à lister les recommandations, elle a décrit également la philosophie sur la base de laquelle elle a travaillé. Elle a affirmé qu’on ne peut engager des réformes que si un contexte de droits humains règne. L’IVD a construit ses recommandations sur un socle unique et fondamental, le respect inconditionnel des droits de l’homme. Cette manière holistique de voir les choses incarne un élément très fort de ce texte final. Dans le rapport, l’IVD défend le droit des victimes directes à des indemnisations justes et équitables ; elle dévoile également la vérité sur les violations du passé. D’un autre côté, elle attire notre attention sur les dangers de continuer à adopter des lois liberticides et discriminatoires, des lois qui instituent une ambiance de peur et de terreur. Elle alerte alors : attention, avec ce procédé on peut s’éloigner du principe de l’Etat de droit et revenir à la case départ ! 

L’IVD nous dit que la source même des abus réside dans la loi, les règlements, les institutions et cette culture sociale qui fait que les hommes se sentent supérieurs aux femmes, ou qu’ils se sentent supérieurs à d’autres hommes estimés comme des sous-hommes, des Tunisiens de religion juive ou des homosexuels. Voilà le problème : certaines personnes en Tunisie considèrent que des causes sont plus nobles que d’autres. Le rapport de l’Instance affirme que cette hiérarchie des causes ne rend pas justice à la cause globale, à savoir le respect de la dignité humaine.

La société civile doit exercer des pressions pour que le gouvernement publie le rapport de l’IVD au journal officiel.

Le chef du gouvernement sortant, Youssef Chahed, refuse toujours de publier le rapport au journal officiel. En l’absence d’une volonté politique de mettre en œuvre les recommandations de l’IVD, que peut faire la société civile pour garder vivace le processus de justice transitionnelle ?

Il y a au moins trois grands axes sur lesquels la société civile peut avoir un apport certain. Tout d’abord, faire connaître les recommandations de l’IVD, à travers un travail d’information et d’explication. Car, malheureusement, les campagnes de dénigrement ciblant l’Instance et sa présidente ont beaucoup nui au résultat final de son mandat. Ensuite, des ONG pourraient adopter des recommandations par rapport à leur potentiel et à leurs possibilités. Les associations ne peuvent pas engager un travail de refonte de l’infrastructure d’une ville ou d’un village classé en zone victime, mais elles peuvent hiérarchiser les propositions de l’IVD et définir parmi les recommandations celles qui peuvent être mises en application immédiatement et celles qui nécessitent l’intervention des structures publiques pour une mise en œuvre à court, moyen ou long terme.

Le troisième axe relève du rôle naturel de la société civile, à savoir le plaidoyer pour que les décideurs poursuivent le processus de justice transitionnelle. La société civile doit exercer des pressions pour que le gouvernement publie le rapport de l’IVD au journal officiel. Elle doit pousser le Parlement à créer la commission qui va suivre la mise en application du rapport et exiger du gouvernement de mettre en œuvre, dans un délai d’une année, comme le stipule la loi, le plan d’action qui traduira les recommandations en mesures concrètes.

Vous affirmez que 20% seulement des recommandations des commissions vérité dans le monde sont réalisées par l’Exécutif. Cela pourrait-il être le cas en Tunisie ?

C’est possible. Les expériences, partout dans le monde, mettent l’accent sur un seul volet de la justice transitionnelle. Par exemple, certaines insistent sur la révélation de la vérité quand d’autres se focalisent sur les réparations et les indemnisations. Ailleurs, ce sont les procès pénaux qui prennent toute la place. Généralement, lorsqu’on choisit une composante du processus, on va tendre à négliger les autres. D’autre part, la mise en œuvre des recommandations parie aussi sur le temps, les retards et la lenteur. La lenteur entraîne l’abandon par les victimes de leurs droits et leurs revendications. L’un des rôles de la société civile consiste à pousser les autorités à appliquer plus que 20% des recommandations. Même si ce pourcentage, un cinquième du volume des réformes à engager, n’est pas si négligeable que ça.

Le problème qui se pose est celui-ci : à quelle composante de la justice transitionnelle le paysage politique devant nous sera-t-il favorable ?

La Tunisie a élu, le 13 octobre, un nouveau président de la République qui est proche des victimes. La nouvelle composition parlementaire semble, dans sa majorité, plutôt en faveur de la justice transitionnelle. Pensez-vous que le processus a un avenir meilleur ?

Certes, d’un côté, ceux qui ont gagné en 2011, à savoir les islamistes, reviennent au Parlement mais avec une majorité beaucoup moins forte. Ils seront favorables au processus, rien que pour satisfaire leur électorat, globalement mécontent de leur prise de position en faveur de la loi sur la réconciliation économique proposée par l’ex-président Béji Caied Essebsi. Le Mouvement Echaab et la Coalition de la dignité sont également pour la poursuite du processus et la mise en application du rapport. Mais le problème qui se pose est celui-ci : à quelle composante de la justice transitionnelle le paysage politique devant nous sera-t-il favorable ?

Il me semble que ces formations politiques vont se pencher plutôt sur l’indemnisation des victimes, action à l’impact direct, y compris sur le plan électoral. Mais je ne suis pas aussi sûr qu’ils vont faire avancer le volet des droits humains, car nous parlons de personnalités et de partis conservateurs, à commencer par le chef de l’Etat, en passant par les islamistes du Mouvement Ennahdha et par les leaders du Mouvement Echaab. Alors que la justice transitionnelle est un tout. Regardez l’Afrique du Sud, puisque les islamistes sont fascinés par cette expérience. Eh bien, dans ce pays, on a mené un travail sur la vérité, mais également sur les droits humains, dans la Constitution elle-même. Desmond Tutu, le président de la commission vérité, disait lui-même à l’époque : « J’aurais honte un jour que mon pays condamne les homosexuels comme il a condamné les Noirs par le passé. »