12.03.2015 - LIBERIA / JUSTICE – ARRESTATIONS HISTORIQUES EN EUROPE DE LIBERIENS PRESUMES CRIMINELS DE GUERRE

Genève / Monrovia, 12 mars, 2015 (FH) - Les récentes arrestations de deux libériens suspectés de crimes de guerre en Belgique et en Suisse sont historiques, explique un avocat défendant les victimes. Ces arrestations ont également relancé le débat au Libéria sur la justice pour les victimes de la guerre civile dans ce pays.

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«Ces arrestations sont historiques pour plusieurs raisons», explique Alain Werner, qui représente en Suisse les victimes  libériennes de l'ancien chef de milice Alieu Kosiah et qui est également le responsable basé à Genève de l'ONG Civitas Maxima, qui a aussi obtenu l'arrestation de l'ex-commandante du National Patriotic Front of Liberia (NPFL) Martina Johnson en Belgique. « Ce sont les premières arrestations en Europe de libériens suspectés de crimes de guerre pendant la guerre civile au Libéria. Il existait une instruction aux Pays-Bas pour crimes de guerre pendant la guerre libérienne mais elle n'était pas contre un citoyen libérien. Au Libéria, il n'y a rien du tout. Avant les efforts que nous avons faits avec nos collègues libériens, il y avait une impunité quasi totale. Il y a juste eu une condamnation aux États-Unis en 2008 de Chuckie Taylor (fils de l'ex-président Charles Taylor) pour actes de torture commis pendant la guerre au Libéria ».

Werner affirme que cette démarche sera aussi historique pour la Suisse si Kosiah est traduit en justice, puisque les tribunaux suisses n'ont pas jugé de crimes de guerre depuis Fulgence Niyonteze, un Rwandais condamné en 2000 par un tribunal militaire suisse à 14 ans de prison. Kosiah serait jugé sur la base d'une nouvelle loi suisse avec un procès devant un tribunal non militaire (le Tribunal criminel fédéral de Bellinzone).

L'ONG suisse Civitas Maxima a contribué à ces arrestations et travaille avec une ONG basée au Libéria, le Global Justice and Research Project (GJRP). Le GJRP a été fondé par un ancien journaliste Hassan Bility, qui a été torturé sous le régime du Président Charles Taylor.

Bility dit que ces arrestations en Europe ont reçu un très large écho dans les médias libériens. « Elles ont relancé le débat sur la justice pour les victimes qui ont souffert aux mains des groupes armés pendant la guerre civile libérienne », at-il déclaré à Hirondelle. « En ce qui concerne le gouvernement, il n'a rien dit. Pas un seul commentaire, ce qui se comprend. Ayant rejeté le rapport de la CVR (Commission Vérité et Réconciliation), qui recommandait de faire des procès pour les crimes de guerre, et étant soutenu par la communauté internationale, en particulier les États-Unis et les pays d'Europe occidentale, il ne pouvait prendre le risque de faire des commentaires qui seraient considérés comme opposés à la justice aux yeux de ses financiers occidentaux ».

L'ancien journaliste affirme que les deux suspects sont bien connus au Libéria « en raison de leur rôle pendant la guerre civile. Martina Johnson est tristement célèbre pour une attaque ratée en 1992 sur Monrovia appelée Opération Octopus. Cette opération avait pour but de s'emparer par la force de Monrovia. Et Alieu Kosiah, pour les violences présumées -- assassinats, tortures, travail forcé -- qu'il a infligées à la population du comté de Lofa, dans le nord du Libéria ».

Johnson est réputé être un ancien proche collaborateur de l'ex-président libérien Taylor, qui actuellement purge une peine de 50 ans au Royaume-Uni pour crimes de guerre et crimes contre l'humanité commis en Sierra Leone voisine. Taylor a été reconnu coupable par le Tribunal spécial pour la Sierra Leone, mis en place avec l'ONU après la guerre civile de ce pays. Taylor a été jugé en Europe, dans les bâtiments de la Cour pénale internationale à La Haye, aux Pays-Bas, après que la présidente libérienne actuelle Ellen Johnson Sirleaf ait demandé que le procès soit déplacé de la Sierra Leone pour des raisons de sécurité.

La guerre civile au Liberia a duré plus d'une décennie, de 1989 à 2003, avec un bref répit dans les combats lorsque Taylor a été élu président en 1997. Mais en 1999, les profondes divisions dans ce pays ont mis fin à cette trêve. Selon l'International Center for Transitional Justice (ICTJ), 250 000 personnes ont été tuées et un tiers de la population du pays a été déplacée pendant la guerre civile. La guerre a commencé quand un groupe rebelle armé dirigé par Charles Taylor s'est emparé de beaucoup de territoires par la force et a tenté en 1992 de prendre la capitale Monrovia.

La guerre avait une forte composante ethnique et a été marquée par une extrême violence. Le National Patriotic Front of Liberia (NPFL) de Charles Taylor a délibérément ciblé certains groupes ethniques, et nombre de ses combattants étaient des enfants soldats. Le gouvernement de Taylor et les groupes rebelles combattant le gouvernement ont été responsables de nombreuses violations des droits humains comme le recrutement forcé d'enfants, le travail forcé, les exécutions sommaires, agressions et violences sexuelles contre des civils, selon Human Rights Watch. Les représentants de la société civile et les journalistes étaient couramment emprisonnés et torturés.

Sous enquêteMartina Johnson a été arrêtée en Belgique en septembre 2014 et inculpée pour crimes contre l'humanité. Elle était une commandante dans le NPFL de Taylor, et est soupçonnée en particulier d'avoir participé à l'opération «Octopus», un assaut extrêmement violent par le NPFL en 1992 sur la capitale libérienne Monrovia qui a laissé des dizaines de morts parmi les civils. Elle serait malade, avec un enfant qui est aussi malade. En octobre 2014, Johnson a été libérée de prison et placée en résidence surveillée, mais est toujours l'objet d'une enquête en Belgique. Elle doit porter un bracelet électronique et est consignée à son domicile, même si elle peut être autorisée à le quitter pour des rendez-vous avec ses médecins.

Alieu Kosiah, un ancien commandant de l'ULIMO, a été arrêté en novembre 2014 en Suisse et est soupçonné de crimes commis au Libéria entre 1993 et 1995, en particulier des meurtres visant des civils dans le District de Lofa, au nord-ouest du Liberia. Il a été mis en détention pour une période initiale de trois mois, qui a maintenant été prolongée jusqu'au 9 mai 2015.

L'impunité au LibériaMême si il y a eu un débat animé au Liberia sur la possibilité d'établir une Cour pour juger des crimes de guerre, il n'y a pas eu jusqu'à présent de procès nationaux. Les suspects expulsés des Etats-Unis n'ont pas été poursuivis au Libéria, et les défenseurs des droits de l'homme affirment que plusieurs témoins ont été victimes d'intimidations.

La Commission Vérité et Réconciliation (CVR) a opéré entre 2006 et 2009. Elle a été chargée d'enquêter sur les violations massives des droits de l'homme et les violations du droit humanitaire international, ainsi que d'autres crimes comme les crimes économiques commis entre janvier 1979 et 14 octobre 2003. La Commission avait également le pouvoir d'enquêter sur les crimes commis avant 1979 venant de demandes individuelles ou collectives.

Le rapport final de la Commission est connu peut-être surtout pour sa recommendation que 49 personnes, y compris la Présidente actuelle, soient interdits de mandat politique pour leur rôle dans le conflit. Il inclut les noms de plus de 100 personnes à poursuivre. Le rapport recommande la création d'un tribunal spécial et d'un tribunal pénal national pour poursuivre les responsables d'atrocités et de crimes pendant la guerre, la création d'un Fonds de réparations, et la promotion du droit des femmes et des enfants en réponse à l'usage généralisée des violences sexuelles et du recours aux enfants soldats.

« La Commission a recommandé, entre autre, que les gens nommés dans le rapport comme responsables principaux des massacres soient interdits d'activités politiques pendant 30 ans », explique Wellington Geevon Smith, journaliste basé à Monrovia. « Au moment où le rapport a été finalisé et soumis au président, plusieurs acteurs majeurs dans la guerre avaient déjà été élus à des postes de pouvoir ». Un exemple, dit-il, est "Prince" Johnson, dont les forces ont capturé et abattu l'ex- Président Samuel Doe. Le général Johnson a été élu sénateur en 2005 et a été réélu en décembre 2014 pour encore neuf ans.

Alors pourquoi des libériens, y compris des victimes, continuent à voter au pouvoir d'anciens seigneurs de la guerre? Selon Abdullai Kamara, responsable de la Press Union du Libéria, la peur est l'une des raisons.  « Il y a plusieurs raisons dont la peur, parce que les criminels se promènent toujours librement par ici », at-il dit à Hirondelle. "Il faudra un certain temps pour que les gens comprennent ». Alors que Kamara note un « manque réel de volonté politique à poursuivre les criminels de guerre présumés », il a exprimé une certaine inquiétude quant aux procès internationaux. "Quand ils sont jugés à l'extérieur du pays, ils ont trop d'avantages », a-t-il dit. « Par exemple, M. Taylor regardait la Coupe du Monde gratuitement tandis que ses victimes devaient payer pour voir les matchs ».

Et maintenant?

Bility pense que la plupart des gens au Libéria aimeraient voir Johnson et Kosiah jugés en Europe. « Une majorité écrasante de la population souhaiterait des procès en Europe en raison de leur manque de confiance dans le système judiciaire libérien », dit-il. « Les gens pensent que le pouvoir judiciaire est sous fortes pressions politiques ».

Néanmoins, l'arrestation de Kosiah est controversée parmi les Mandingues, l'ethnie du suspect. « Les mandingues se considèrent comme victimes », a-t-il déclaré à Hirondelle, et ne conçoivent pas l'idée que l'un d'eux pourrait avoir commis des crimes de guerre ».

Le directeur de Civitas Maxima Werner pense que des demandes d'extradition libériennes pour les deux suspects sont « très peu probables » et en tout cas auraient peu de chances de réussir, étant donné les limites connues du système judiciaire libérien et le fait qu'aucun crime de guerre n'a jamais été jugé dans le pays. Compte tenu des procédures, il espère que Johnson et Kosiah pourront passer en procès en Belgique et en Suisse, probablement en 2016.

Une question importante est de savoir si les autorités libériennes sont prêtes à coopérer avec des enquêtes belges et suisses sur leur territoire. Si les procès ont lieu, reste la question aussi de faire venir des témoins du Libéria et de leur fournir des mesures de protection adéquates, si nécessaire.

JC/FS