Lafarge en procès – épisode 4 : ré-humaniser les audiences

En partenariat avec Justice Info, la professeure de droit international Sharon Weill et onze étudiants à Sciences Po Paris se consacrent à la couverture hebdomadaire du procès de l’affaire Lafarge, en faisant une ethnographie du procès.

Salle d’audience du procès Lafarge
Salle d’audience du procès Lafarge. Illustration (aquarelle sur papier) : © María Araos Flórez
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Journal de bord du Capstone Course
Sciences Po Paris

La quatrième semaine du procès Lafarge devant la 16e chambre du tribunal correctionnel de Paris, entamée lundi 1er décembre, a remis les anciens salariés syriens du cimentier français au centre des débats – qui ont traité de la question de leur sécurité et de la responsabilité de l’État français, ‘the elephant in the courtroom’ de ce procès.

Le 16 janvier 2024, la Cour de cassation a confirmé la mise en examen pour complicité de crimes contre l’humanité de l’entreprise Lafarge, en tant que personne morale. Une première pour de tels chefs d’accusation. D’autre part, elle a annulé la mise en examen pour délit de « mise en danger de la vie d’autrui », le code du travail français n’étant pas selon la Cour applicable aux employés syriens. L’affaire Lafarge a ensuite été “scindée” en deux volets par les juges d’instruction : d’une part celui du procès en cours, qui porte sur le financement d’organisations terroristes et la violation des sanctions financières en Syrie ; et d’autre part celui des crimes contre l’humanité laissant envisager la tenue d’un procès futur.

Ce découpage inédit de l’affaire, qui ne correspond à aucune réalité factuelle et repose sur une séparation artificielle des faits et des chefs d’accusation, a jusqu’ici contribué à reléguer au second plan, dans le procès en cours, la question de la sécurité des salariés syriens. Il demeure incertain, à ce stade, que leur statut de parties civiles soit reconnu par la Cour au moment du jugement, et qu’elles puissent notamment solliciter des indemnisations. Les parties civiles se sont retrouvées marginalisées, et leur légitimité contestée par la défense. Me Solange Doumic, par exemple, avocate de Christian Hérault, l’ancien directeur général adjoint opérationnel du cimentier, a reproché aux parties civiles de détourner la parole de ceux qui ont souffert et d’outrepasser leur rôle, allant jusqu’à endosser celui du parquet.

Néanmoins, cette semaine, les parties civiles ont pu occuper une place prépondérante dans les débats, confronter les prévenus à leur responsabilité morale envers les salariés syriens et informer la cour des conséquences concrètes de leurs actions. Ainsi l’accent a été mis sur les questions de sécurité, en particulier sur les conditions de fermeture de l’usine, sur la connaissance qu’avaient les anciens dirigeants de la nature terroriste des groupes bénéficiaires des paiements, ainsi que sur la connaissance et l’implication éventuelle des autorités françaises.

« Soit je mourais de faim, soit j’allais travailler »  

Dans la salle d’audience, la tension était palpable. Difficile de rester indifférent aux témoignages des anciens employés syriens. Lors de la dernière audience de la semaine, ce vendredi 5 décembre, la responsabilité de Lafarge dans la mise en danger des salariés syriens et de leurs familles était on ne peut plus explicite. S. J., un ancien salarié, a décrit en larmes l’enlèvement de son fils, et son désenchantement profond face au calvaire imposé par l’usine, dont la réputation était intacte à l’époque de son recrutement. Vendredi 28 novembre, un autre témoin syrien entendu par visioconférence avait raconté avoir été bloqué par des groupes terroristes aux checkpoints de façon quotidienne sur la route pour se rendre à l’usine. À la fin de chaque mois, les salariés étaient contraints de mettre une nouvelle fois leurs vies en danger pour récupérer un mince salaire dans une banque située à Alep, en empruntant une route surnommée « sniper alley » (l’allée des tireurs d’élite). Lafarge a longtemps refusé de délocaliser ce lieu de paiement malgré les demandes répétées des travailleurs, avant de céder lorsqu’un d’entre eux a été tué en se rendant à Alep pour récupérer son salaire.

Ces témoignages ont mis en lumière la différence de traitement entre les employés syriens et les expatriés, ces derniers ayant été évacués bien avant la fermeture de l’usine. « Nos vies étaient beaucoup moins chères, beaucoup moins précieuses », a dit l’un d’eux. « C’est parce que je suis Syrien que je dois mourir ? », a-t-il ajouté. L’un des témoins a également décrit la pression constante exercée sur les employés : l’entreprise lui aurait rappelé qu’elle pourrait recruter d’autres travailleurs à Damas s’il refusait de se rendre à l’usine. « Soit je mourais de faim, soit j’allais travailler », a-t-il résumé. La rancœur des salariés demeure vive malgré les années écoulées : « Maintenant c’est le temps de la justice », s’est exclamé l’un d’eux.

La défense joue au roi du silence

Mardi 2 décembre, l’audience était consacrée à la fermeture de l’usine de Jalabiya. L’attitude des prévenus a changé de manière spectaculaire dès que les parties civiles ont commencé à les interroger. À leur stratégie habituelle — noyer le poisson en saturant l’audience de détails — s’est substitué un mur de silence, qui a duré plusieurs heures, les prévenus contestant la légitimité des parties civiles à intervenir dans ce procès.

Frustrées face à un échange qui s’était mué en une succession de questions sans réponses, les parties civiles ont multiplié les interventions, se retrouvant finalement seules à tenir de longs monologues. Et leurs avocats n’ont pas caché leur irritation face à cette stratégie visant à vider l’audience de toute substance.

« Vous essayez de vous faire comprendre mais personne ne vous comprend. Est-ce que vous mentez ou est-ce que vous êtes un incompétent Monsieur Lafont ? Quand vous dites ‘dans mon esprit il fallait fermer l’usine’, est-ce que vos employés sont censés savoir ce qu’il se passe dans votre tête en tant que PDG ? », a précisé un avocat des parties civiles. Les questions sont rapidement devenues rhétoriques et les réparties cinglantes ont tour à tour diverti ou exaspéré l’audience. « Mais quel sketch ! » a soufflé un journaliste. « De qui parliez-vous quand vous mentionnez des ‘vulgaires crapules qui cherchent à se faire de l’argent’ ? On suppose que vous parliez de l’Armée syrienne libre ? Vous ne souhaitez pas répondre ?! Non parce que moi je pense que je sais qui est la vulgaire crapule qui cherche à se faire de l’argent ! », lance une avocate des parties civiles en s’adressant à Bruno Pescheux, ancien directeur de la filiale syrienne. Face à ces questions, de plus en plus accablantes, les prévenus exercent leur droit au silence – à l’exception de Jacob Waerness, d’Ahmad al-Jaloudi et de la personne morale.

Dessin au crayon illustrant l‘ancien PDG du groupe Lafarge Bruno Lafont et l’avocate de La Défense Solange Doumic face à la cour.
L‘ancien PDG du groupe Lafarge Bruno Lafont et l’avocate de la défense Solange Doumic face à la cour. Illustration (crayon sur papier) : © María Araos Flórez

Reconstruire la Syrie ? Une guerre étonnamment profitable…

Certaines audiences de la semaine ont de nouveau porté sur la question de la quantification des flux. Les prévenus ont analysé les graphiques des ventes de ciment de Lafarge, en tentant d’expliquer l’absence de justificatifs des paiements versés aux groupes terroristes, ainsi que les paiements aux employés et intermédiaires. La présidente de la cour, Isabelle Prévost-Desprez, a estimé que l’absence d’un grand nombre de pièces justificatives dans le dossier « ne s’explique pas » pour un groupe réputé méticuleux comme Lafarge. Pescheux a précisé qu’« il y avait des certificats de qualité variable » et a tenté, tant bien que mal, de justifier les anomalies. Il a expliqué que la situation instable avait bouleversé les méthodes de travail habituelles et que les montants fluctuaient en fonction du contexte. Selon lui, il n’y a pas eu malversation. « Je n’ai jamais dirigé une multinationale… », a commenté la présidente.

Le processus d’une éventuelle reconstruction de la Syrie a également été abordé cette semaine. Un email datant de 2013 cité au procès indique que près d’un million deux cent mille habitations avaient été détruites pendant la guerre civile. Les perspectives de profit pour Lafarge étaient considérables et avaient sans doute pesé dans la décision de maintenir l’usine ouverte aussi longtemps, et dans des conditions périlleuses.

La présidente du tribunal a interpelé Hérault à de sujet. Celui-ci a assuré qu’à l’époque, l’objectif de Lafarge était avant tout de survivre. L’entreprise ne poursuivait pas son activité en Syrie « à n’importe quel prix », a-t-il déclaré, tout en reconnaissant qu’elle cherchait à rester profitable : « On n’est pas une ONG ni un établissement financier ». La juge présidente lui rétorque alors, en reprenant ses propres mots : « Alors, tous ces paiements n’étaient pas à n’importe quel prix ? » L’échange rappelle le témoignage, vendredi 28 novembre, de l’ancien responsable syrien de l’entrepôt de l’usine : « Maintenir l’usine, c’était la maintenir à n’importe quel prix. La société Lafarge payait pour nous tuer ».

L’implication de l’État français : de qui parle-t-on exactement ?

Un point sensible de l’affaire Lafarge a commencé à être abordé en fin de cette semaine : l’implication de l’État français, ou plus spécifiquement la proximité entre les hauts responsables de Lafarge et les membres du corps diplomatique français en Syrie.

Le 10 septembre 2014, alors que l’organisation État islamique vient de proclamer son « califat » et que la coalition internationale entame ses bombardements, le directeur de la filiale syrienne Frédéric Jolibois rencontre Guillaume Henry, conseiller diplomatique français chargé du dossier syrien. Dans le compte rendu de cet entretien, qui a été projeté au tribunal, Jolibois affirme que Lafarge continue certes de payer des impôts au régime, mais « ne verse rien à l’État islamique » — ce qui s’avérera faux.

À l’audience, la présidente s’en étonne – « Donc là, vous mentez, monsieur ? » – auprès de Jolibois qui finit par admettre qu’il n’a « pas dit la vérité », invoquant la nécessité de protéger les intérêts de la société. Il venait dit-il d’être informé qu’il fallait mettre un terme aux « paiements problématiques » et ne savait pas ce qu’il pouvait ou non communiquer à un représentant de l’État. « Les prévenus disent qu’ils ne mentent pas, qu’ils ne disent simplement pas la vérité. Mais un chat est un chat, pas un animal poilu », fait alors remarquer la présidente.

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Eric Chevallier l’ambassadeur qui ne savait rien

De longs échanges se sont ensuivis, en particulier autour du rôle de l’ancien ambassadeur de France à Damas, Éric Chevallier, et de ses rencontres contestées avec Herrault, ex-directeur général adjoint en charge des opérations en Syrie. La défense a rappelé que l’ambassadeur a d’abord affirmé aux juges d’instruction n’avoir eu « aucun lien » avec Lafarge, avant de revenir sur ses déclarations et de reconnaître avoir rencontré Herrault à plusieurs reprises. Ce dernier s’est dit « halluciné » par ce « mensonge d’État », affirmant qu’ils se sont vus quatre fois. Faute d’autres preuves, la réalité de ce qui a été dit lors de ces échanges reste toutefois une « parole contre une parole ».

Herrault affirme que, dès décembre 2013, il avait informé l’ambassadeur que « nous donnons de l’argent à Daech ». La présidente insiste : « Vous êtes sûr de ces dates ? Nous sommes là au cœur de la période visée par le dossier ! » Puis questionne : « Et cela n’embarrasse pas l’ambassadeur ? » — « Non… », répond Herrault, qui maintient n’avoir reçu de la part du diplomate aucun discours alarmiste. Selon lui, l’ambassadeur a évoqué une « phase transitoire » en Syrie où, dans ce contexte, payer « un peu » aux groupes armés semblait acceptable. Pescheux, évoquant quant à lui la connaissance supposée qu’avaient les services de renseignement de la situation, résume son état d’esprit : « J’avais confiance que la France était de mon côté. »

Bien que les échanges d’e-mails examinés depuis le début du procès montrent que les services de renseignement étaient au courant, il subsiste un possible décalage entre les circuits d’information diplomatiques et ceux du renseignement. Il n’est toujours pas clairement établi si l’ensemble de l’appareil d’État était pleinement informé des paiements de Lafarge à l’organisation État islamique— ou si certaines informations sont restées compartimentées.

Cette semaine, Jean-Claude Veillard, responsable sûreté de Lafarge et intermédiaire avec les services de sécurité — qui n’a finalement pas été mis en examen — viendra témoigner mardi. Son audition pourrait apporter un éclairage déterminant sur ces questions.

Lafarge en procès - Capstone Course, Sciences Po ParisCAPSTONE COURSE, SCIENCES PO PARIS

Dans le cadre du cours Capstone Course in International Law in Action à Sciences Po Paris, la professeure Sharon Weill et onze étudiants, en partenariat avec Justice Info, se consacrent à la couverture hebdomadaire du procès de l’affaire Lafarge, en faisant une ethnographie du procès. Les membres de ce groupe d’étudiants sont Sofia Ackerman, Maria Araos Florez, Toscane Barraqué-Ciucci, Laïa Berthomieu, Emilia Ferrigno, Dominika Kapalova, Garret Lyne, Lou-Anne Magnin, Ines Peignien, Laura Alves Das Neves et Lydia Jebakumar.

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