Perpétuité contre Mugesera au Rwanda : « Le glas a sonné pour les idéologues du génocide » (Ibuka)

Perpétuité contre Mugesera au Rwanda : « Le glas a sonné pour les idéologues du génocide » (Ibuka)©Flickr/René Anthère Rwanyange
Léon Mugesera renvoyé à Kigali début janvier 2012
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Moins d’une semaine après la condamnation à la prison à vie pour génocide de l’universitaire Léon Mugesera, on ne parle toujours que de lui et de son discours de 1992 incitant au génocide. Les propos sont pluriels. Un procès type contre « les idéologues du génocide », pour les uns, ou le procès « du verbe qui tue », pour les autres. Pour Ibuka, l’association des rescapés du génocide, c’est un message sans équivoque aux idéologues du génocide.

À l’entrée sud-est de Kigali, la capitale rwandaise, une stèle-mémorial se dresse au bord de la rivière Nyabarongo, l’un des affluents de la rivière Akagera, donc du Nil. Et sur la stèle, quelques sept cents noms semblent chargés de ce message incendiaire, et malheureusement pour lui enregistré, qui a valu la perpétuité à Léon Mugesera. Aux rescapés venus leur rendre hommage, ce dimanche, les échos de son discours semblent pointer du doigt la rivière et murmurer encore : « Chez toi, c'est en Éthiopie, (que) nous vous ferons passer par la Nyabarongo pour que vous parveniez vite là-bas. » Mais, depuis vendredi, les rescapés entendent aussi la sentence d’un juge, prononcée contre Léon Mugesera : « Prison à vie ! » 

Ce jour-là, comme tout le monde, dans la salle d’audience, le célèbre linguiste extradé du Canada il y a quatre ans, suit attentivement la lecture de son discours prononcé le 22 novembre 1992 et considéré comme un appel explicite au génocide des tutsi. Penché sur les notes qu’il prend durant les trois heures de lecture de son jugement, Léon Mugesera, 63 ans, relève enfin la tête et fixe les trois juges pour entendre le verdict. « La cour reconnait Léon Mugesera coupable d’incitation directe et publique à commettre le génocide, de persécution comme un crime contre l’humanité et de complicité de génocide » déclare le juge Antoine Muhima avant d’ajouter « (…) et lui inflige la peine de prison à vie ». Par ailleurs, l’accusé est disculpé d’entente commune à commettre le génocide parce que, explique le juge, « le fait d’avoir été applaudi et suivi par la foule ne signifie pas qu’il y a eu entente ».

 

« La langue a aiguisé les machettes »

 

Conseiller politique à la permanence du parti de l’ex-président Juvénal Habyarimana, le Mouvement républicain national pour la démocratie et le développement (MRND), cet ancien enseignant à la faculté de lettres de l’Université nationale du Rwanda est souvent présenté comme l'un des représentants de la tendance « hutu power » de ce parti. La propagande raciste de cette mouvance présentait alors les tutsi comme originaires d’Ethiopie, et le discours incriminé les menaçait d’un retour rapide et violent vers leur pays d’origine. Aussi, conclut le jugement de vendredi, la population et les miliciens interahamwe ont-ils attaqué, chassé et tué les tutsis, directement après ce discours tenu à Kabaya (nord-est du pays).

Originaire de Ngororero, David Ngirinshuti est un hutu qui a entendu parler de Mugesera « comme d’un grand politicien ».  Il est venu pour le jugement de celui dont « la langue a aiguisé les machettes ». Pour lui, « il (Mugesera) devrait écoper d’une peine supérieure à celle de ceux qu’il a poussés à faire le génocide ». Avis que partagent bien des rescapés du secteur Mageragere, Kigali, qui ont vu les membres de familles mourir noyés dans la Nyabarongo. « Aux vieux, il a rappelé une arme déjà utilisée en 1959. Aux jeunes, il la leur a appris. Même en son absence, sa leçon a été suivie à la lettre », estime la vieille Esther qui y a perdu deux de ses enfants.

Face à ce jugement, le parquet rwandais et Ibuka soulignent de concert que l’imprescriptibilité du crime de génocide finit par rattraper ses idéologues. C’est ainsi, estime Faustin Nkusi, porte-parole du parquet, que « cet architecte du génocide est condamné pour des crimes commis il y a 24 ans, et antérieurs à 1994. » Le président d’Ibuka, Jean-Pierre Dusingizemungu, considère que la condamnation est un message clair autant pour les victimes que les génocidaires : « Le glas a sonné pour quiconque a enseigné l’idéologie du génocide. La justice est là au bout du tunnel et guette tous les idéologues, le temps importe peu. » Mais aussi, ce jugement rendu en pleine commémoration du génocide est « un palliatif aux douleurs des victimes et rescapés du génocide ».

 

L’évangile du génocide

 

En bon chrétien, l’orateur avait recouru tout au long de son discours à l’évangile, mais à un évangile apocalyptique, taillé pour convaincre son auditoire. Il y transformait la loi du Talion. « Il est écrit dans l'Evangile que si l'on te donne une gifle sur une joue, tu offriras l'autre pour qu'on tape dessus. Moi je vous dis que cet Evangile a changé dans notre mouvement : si on te donne une gifle sur une joue, tu leur en donneras deux sur une joue et ils s'effondreront par terre pour ne plus reprendre leurs esprits ! »

Mugesera prononçait la sentence contre les familles dont les enfants ralliaient les rangs du mouvement rebelle du Front patriotique rwandais (FPR) : la peine capitale. Si la justice ne s’en charge pas, c’est à la population de le faire disait-il, « en exterminant cette canaille ». Une fois de plus, il prenait l’évangile à témoin : « Ceci je vous le dis en toute vérité, comme c'est écrit dans l'évangile : lorsque vous accepterez qu'en venant vous mordre, un serpent reste attaché à vous avec votre accord, c'est alors vous qui serez anéantis. »

Pour fustiger la composition de la délégation du gouvernement rwandais ayant participé aux accords d’Arusha, en 1992, il recourt à une évocation biblique. Du chef de délégation, Boniface Ngulinzira alors ministre des Affaires étrangères, qu’il appelait un « Inyenzi », il disait : « Il est Dieu né de Dieu ». Très tôt dans la matinée du 7 avril 1994, soit moins de huit heures après le crash de l’avion de Habyarimana, ce ministre, membre de l’opposition, est assassiné par des éléments de la garde présidentielle.

Pour Tom Ndahiro, chercheur sur le génocide, « le discours de Kabaya » a eu un pouvoir de conviction dû aux qualités rhétoriques de l’orateur, des évocations bibliques qui chatouillent les croyances, mais aussi ses références historiques. Les effets furent directs selon lui : « Des gens sont attaqués pendant que Mugesera se rafraichit encore non loin de la », indique le chercheur. Plus tard, certains de ses termes seront repris en chœur par les tueurs : « Partez par la Nyabarongo, comme ça vous arriverez vite chez vous en Ethiopie ! »

 

Le plus gros poisson jugé au Rwanda

 

Le jugement de Mugesera est significatif à plus d’un titre. Il s’agit de la première affaire déférée devant la justice rwandaise par une juridiction étrangère. Avant même les transferts du Tribunal pénal international pour le Rwanda (TPIR). Mais aussi du fait de ses qualités de conseiller politique à la permanence du MRND, considéré comme l’instigateur du génocide, de responsable de la commission chargée de la rénovation de ce parti, mais aussi de vice-président dudit parti pour la préfecture de Gisenyi (nord), qui font de lui le seul gros poisson jugé pour génocide au Rwanda.

Il était aussi poursuivi pour des faits antérieurs à 1994. Au lendemain du discours incriminé, un mandat d’arrêt émis par le gouvernement rwandais obligeait Mugesera à fuir le pays, ce qu’il fit, avant d’atterrir au Canada. Ouverte par le Rwanda après le génocide, la bataille pour obtenir son extradition durera plus de quinze ans, pour finalement aboutir le 24 janvier 2012.

Un procès « sans preuve à décharge »

Depuis le début du procès au fond, en janvier 2013, des obstacles se succèdent et, à ce jour, plus de cent remises ont ralenti les débats. De prime abord, le prévenu avait demande en vain la tenue des débats en français, alléguant ne pas pouvoir plaider en kinyarwanda. Plus crucial sera le problème de l’aide juridique, qui ne trouvera pas de terrain d’entente entre l’accusé et le ministère de la Justice.

Pour la défense, cela fait que non seulement l’avocat n’est pas rémunéré, mais aussi et surtout qu’il y a « l’inégalité des armes entre les parties, à l’origine d’un procès non équitable », fait remarquer Me Félix Rudakemwa, conseil de l’accusé. L’avocat pointe du doigt « la mauvaise foi des juges à l’égard de la liste de « témoins à décharge, comme Koffi Annan et Boutros Ghali, des détenus du TPIR, jugés sans adresse ».  Il espère que, au niveau d’appel, la Cour suprême saura corriger ces erreurs, car « nulle part au monde, un procès ne peut être juste et équitable sans preuve a décharge », estime-t-il.

En effet, à la clôture du procès, le 14 octobre dernier, la défense n’a présenté ni conclusions ni plaidoiries. Et face au verdict, Mugesera estime qu’il a été privé de ses droits et déclare interjeter appel.