OPINION

"Si il y a un échec de la CPI en Géorgie, ce sera pareil en Afghanistan ou en Palestine"

©Dmitry Kostyukov/AFP
Tombes en Géorgie de victimes de la guerre russo-géorgienne
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Avocat et représentant d’Open Society, Nika Jeiranashvili est installé à La Haye depuis près d’un an pour suivre l’évolution du « dossier Géorgie » devant la Cour pénale internationale (CPI). En janvier 2016, les juges validaient l’ouverture d’une enquête sur les crimes commis lors de la guerre éclaire Russo-Géorgienne de l’été 2008. Mais pour le militant d'Open Society, la Cour manque de stratégie et n’a pas pris toute la mesure des défis qui s’annoncent.

 Nika Jeiranashvili 

Justice Info : Vous reprochez au Greffe de la Cour l’absence de stratégie sur la Géorgie, et l’absence de bureau de la Cour sur le terrain, dix-huit mois après l’ouverture de l’enquête. Pouvez-vous préciser ?

Nika Jeiranashvili : L’un des problèmes les plus importants est qu’il y a une absence totale d’information. Personne, en Géorgie, ni les victimes, ni le public, ni le gouvernement, ne sait ce qu’il se passe. Personne ne sait ce que la CPI signifie. Personne, en Géorgie, n’a travaillé sur la CPI avant, et c’est logique puisque toutes ses affaires portaient sur l’Afrique. Les avocats géorgiens sont allés défendre des victimes devant la Cour européenne des droits de l’Homme (CEDH), mais la CPI est un nouveau fruit pour tout le monde. Aujourd’hui, nous demandons au Greffe d’avoir une stratégie, concernant, en premier lieu, l’outreach. Il n’y a pas d’antenne de la CPI sur place, à Tbilissi. L’année dernière, la Cour l’a promis, et c’est même dans le budget. Le Greffe avait d’ailleurs expliqué que cela permettrait de réduire les coûts de voyage entre La Haye et Tbilissi. Et pourtant, il y a des voyages toutes les semaines, de personnes à chaque fois différentes, venant des différentes sections de la Cour. Chaque section à son propre mandat. Nous ne savons pas ce qu’il se passe, mais ce que nous voyons, c’est qu’il n’y a pas de stratégie.

Quelle conséquence cela a sur le travail de la société civile ?

Imaginons que demain, quelqu’un de l’armée géorgienne soit arrêté. L’opposition blâmera le gouvernement, le gouvernement dira qu’il n’a rien à voir avec cela et blâmera la société civile. Et tout le monde blâmera la société civile, c’est le plus facile. Ces organisations sont les plus connues, ce sont celles qui depuis l’effondrement de l’Union soviétique essaient de bâtir une démocratie. Si elles sont blâmées pour tout, cela affectera le reste de leur action, parce qu’elles perdront leur crédibilité. Ce qu’elles pensent des changements constitutionnels n’aura plus aucune importance, elles seront les ennemis de l’Etat, celles qui ont mis nos héros en prison. Ce que nous demandons à la Cour, c’est de venir et d’expliquer que les investigations portent sur les trois parties au conflit, d’expliquer ce que fait la Cour. Mais rien ne se passe. Au point que le ministre adjoint de la Justice, Gocha Lordkipanidze, a débuté une campagne au printemps, en organisant des rencontres avec le public et avec les étudiants, au sujet de la Cour. Mais il ne devrait pas avoir à faire cela ! Il ne peut répondre au nom de la Cour.

Pourquoi le bureau extérieur de la Cour n’est-il pas ouvert ?

Nous ne savons pas. Il n’y a que des spéculations. En terme pratique, si la Cour pense aujourd’hui ne pas ouvrir de bureau sur place parce que cela risque de créer de trop grandes attentes, c’est une erreur. Ils ont besoin d’une autre approche. Ils doivent organiser des réunions avec les organisations internationales, le corps diplomatique en Géorgie, et tenter de concentrer leur attention sur les besoins des victimes aujourd’hui, neuf ans après la guerre. Quels sont les besoins des victimes ? Dans quelles conditions vivent-elles ? Il faut préparer le terrain pour le Fonds pour les victimes de la Cour, qu’il vienne et démarre son mandat d’assistance. Cela ne regarde pas seulement la Géorgie, il est question du futur. Du pays lui-même, de la région, et de façon plus large, du futur des relations internationales. Je crois que si la CPI échoue en Géorgie, cela aura un autre effet que celui qu’il y a eu dans d’autre pays. Pas parce que c‘est l’Europe et que l’Afrique n’aurait pas d’importance, mais parce qu’après tant de critiques, la CPI a une réelle opportunité de montrer qu’elle a appris de ses erreurs passées. Mais il semble qu’ils n’ont rien appris.

De son côté, le procureur a débuté ses enquêtes.

Oui, pendant ce temps, le bureau du procureur a démarré ses activités d’enquête. Mais nous sommes déjà neuf ans après la guerre de 2008. Certaines victimes sont mortes, et certains témoins potentiels sont des personnes âgées. Les enquêteurs ne peuvent pas aller voir les victimes et dire, ‘hello, je viens de La Haye pour enquêter sur des crimes commis il y a neuf ans’. Il y a une question de confiance. Ils ont besoin de bâtir des relations, et le seul lien qu’ils ont est dans la société civile. La société civile est impliquée depuis 2008. Les organisations ont documenté les crimes, représenté les victimes à Strasbourg, apporté une aide légale. Mais il y a déjà des marques de découragement. Il n’y a que quelques organisations qui travaillent sur ces questions, elles ne sont pas financées pour le faire, tout est fait sur une base volontaire et si elles ne voient pas de progrès, elles n’aideront plus la Cour, elles ne coopèreront plus. Elles travaillent sur de nombreuses questions en Géorgie – la réforme judiciaire, la réforme constitutionnelle, la surveillance illégale, les techniques d’interrogatoire des témoins, la réforme de la police - et la Cour n’est que l’une de ces questions. Si la Cour continue comme aujourd’hui, l’année prochaine il n’y aura personne de la société civile pour l’aider. Certains collègues m’ont déjà dit que s’ils avaient su comment cela se passerait, ils n’auraient jamais demandé à la Cour d’enquêter. Ce sont ceux qui ont documenté les crimes, rencontré les victimes, les familles, et qui aujourd’hui perdent espoir. Le procureur a commencé, mais le problème est que les enquêteurs ne peuvent avancer plus, à moins de bâtir un certain type de communication avec les victimes et les témoins potentiels. Si les victimes ne savent rien, elles ne participeront pas. Elles ne veulent pas de personnes qui viennent et posent des questions sur ce qu’il s’est passé il y a neuf ans, particulièrement si elles ne connaissent pas le processus : Quels sont les risques sécuritaires pour elles, notamment celles qui vivent proche de la ligne administrative [frontière administrative entre l’Ossétie-du-Sud et le reste de la Géorgie]. Si on envoie des personnes qui n’ont pas d’expérience de la région, qui ne connaissent pas les aspects culturels, elles ne pourront établir ce contact.

Quel peut-être, selon vous, l’impact de la CPI sur la Géorgie ?

Ce processus aura un immense impact sur le futur de notre pays, particulièrement sur sa politique étrangère. Quelle voie allons-nous choisir ? Dans l’histoire de la Géorgie, particulièrement au cours des dernières années, les choix se portent toujours soit vers l’Ouest, soit vers la Russie. Et si la Cour échoue, cela ne sera pas seulement son propre échec, ce sera aussi l’échec de l’Occident en tant que tel, c’est la façon dont le public le comprendra. Je ne crois pas que les gens à la Cour ont pensé à tout cela lorsqu’ils ont mis le pied en Géorgie. Ils mettaient le pied hors de l’Afrique. Mais ils commencent lentement à comprendre qu’il y a de nombreux défis autour de cette crise.

Quels défis ?

C’est la première fois que la CPI se charge de crimes internationaux, avant, c’était toujours un conflit interne [la Cour n’a pas traité le volet international de conflits internes sur lesquels elle a enquêté, comme en RDC, en Libye et en Côte d’Ivoire, par exemple]. Ce n’est pas seulement le premier conflit international, cela implique aussi un membre puissant du Conseil de sécurité qui a déjà dit qu’il ne coopèrerait pas avec la Cour. La déclaration de Vladimir Poutine à l’ouverture de l’Assemblée des Etats parties [en novembre 2016, le président russe a annoncé qu’il retirait sa signature du traité de la Cour, traité que Moscou n’a jamais ratifié] était très symbolique. Mais cela va créer de nombreux défis concernant notamment les futurs mandats d’arrêt. Lorsque la Cour demandera à des Etats, qu’ils soient membres ou non, d’exécuter les mandats d’arrêt contre quelques généraux russes, pour ces Etats-là, le faire reviendra à une quasi déclaration de guerre. Mais si personne n’est conduit à La Haye, il n’y aura rien, ni procès, ni réparations. C’est quelque chose à quoi la Cour doit déjà penser aujourd’hui. Le problème est que s’il n’y a personne sur place, personne ne pourra gérer les attentes. Les politiciens essayeront de blâmer tel ou tel parti, le pays, ou le gouvernement. S’il n’y a personne de la Cour pour équilibrer tout cela, alors ce sera un désastre.

Lors de l’examen préliminaire conduit par le procureur (de 2008 à 2016), la Russie semblait coopérer avec la Cour, qu’en pensez-vous ?

Oui, la Russie a dit qu’elle avait remis à la Cour trente chapitres d’enquête criminelle. Mais ils ont été très en colère après la décision des juges en faveur de l’ouverture d’une enquête. Ils ont dit qu’ils avaient transmis des documents contre l’ancien président Mikheil Saakashvili et son régime et que cela n’était pas mentionné dans la décision. La déclaration de M. Poutine en novembre 2016 était un message clair à la Cour : n’essayez même pas, nous ne coopèrerons pas. Mais ce n’est pas seulement une question de coopération, ils feront tout pour que le processus échoue. La Cour n’a aucune idée à qui elle a affaire. Parce qu’elle n’a aucune expérience de la Russie. Je sais qu’ils ont l’expérience du Kenya, mais ce n’est rien, non pas parce que c’est l’Afrique, mais parce que c’est la Russie.

Avez-vous l’impression que la Russie tente d’interférer sur l’enquête en cours ?

Nous n’avons pas vu d’activités que nous pourrions attribuer à la Russie. Mais pour l’instant, il n’y a rien, pas d’accusé, pas de témoin. Si à un moment donné il y a un mandat d’arrêt, ils interfèreront et ce sera quelque chose à quoi la Cour n’a jamais été confrontée. Ils n’ont pas grand-chose à faire de la Cour pour l’instant, c’est un pays fort, qui a de l’influence. C’est un pays impliqué dans deux conflits sur lesquels la Cour se penche [la Géorgie et l’Ukraine, qui fait l’objet d’un examen préliminaire], qui est membre du Conseil de sécurité des Nations unies. Il n’y a pas besoin de grandes analyses pour savoir qu’il n’y aura probablement pas de coopération. Il y aura différentes étapes, des enquêtes, des mandats d’arrêt, des procès, et ce que nous aimerions voir, c’est que la Cour anticipe tout cela. Ici, tout à l’air bien, il y a un grand bâtiment, moderne, 800 personnes y travaillent, tout le monde est bien habillé, costumes, cravates et ils semblent intelligents. Mais lorsque nous parlons avec eux, nous ne savons pas s’ils comprennent tout cela.

Qu’en est-il de la Géorgie ?

Le gouvernement, le Premier ministre, le ministre de la Justice, coopèrent avec la Cour, mais ce n’est que le début. Et ils n’ont pas vraiment le temps de penser à la CPI. S’il y a un mandat d’arrêt contre un géorgien, la coopération peut changer, que ce soit contre un militaire, contre l’ancien gouvernement ou le gouvernement actuel. Si c’est contre l’ancien président Saakashvili [naturalisé ukrainien en 2015, Mikheil Saakashvili a été gouverneur d’Odessa, puis a créé en 2016 son propre parti politique], je pense que l’actuel gouvernement sera très content, le gouvernement Ukrainien aussi, et je suis sûr que la Russie sera contente. Pour nous, cela n’a pas d’importance. Si vous commettez des crimes, des tortures, l’ethnicité n’a aucune importance. Staline était géorgien, je ne pense pas qu’il était bon.

Dites-vous que l’intervention de la Cour en Géorgie est une mission Impossible?

Je ne crois pas que ce soit mission impossible, mais nous essayons de pousser pour une approche à deux dimensions. Ce que nous voulons, c’est attirer l’attention internationale pour soutenir les victimes, et le faire maintenant. C’est probablement la chose la plus importante à faire. Nous savons que c’est un processus très compliqué, très lent. Mais dans sept ans, dans dix ans, cela ne signifiera rien pour les victimes qui seront probablement mortes.

Est-ce qu’attirer l’attention internationale fait vraiment partie du mandat de la Cour ?

Ce n’est pas la question. Ont-ils rendu justice quelque part ? Ils peuvent avoir quelqu’un en Géorgie qui parle avec les organisations internationales. Ils peuvent débuter leur mandat d’assistance. Vont-ils commencer dans neuf ou dix ans ? La raison principale pour laquelle nous avons une Cour, c’est pour enquêter sur les crimes, et essentiellement, empêcher un petit pays d’être intimidé par un autre plus puissant. C’est dit de façon brute, mais c’est toute l’idée de la Cour. S’il y a un échec en Géorgie, ce sera pareil en Ukraine, et dans les situations où il y a des Etats plus puissants impliqués, comme en Afghanistan ou en Palestine. C’est pourquoi la Cour doit être active et rapide. Ce qui est arrivé au Kenya ou en Centrafrique ne peut pas être une excuse. Or aujourd’hui, toute l’attention de la Cour est accaparée par les élections, celle de ses futurs juges, celle du greffier. Le greffier, Herman von Hebel, veut se présenter de nouveau, mais quelle est sa position sur la Géorgie ? Ce serait intéressant de savoir. S’il veut de nouveau se présenter, il devrait être un modèle. Est-il la bonne personne pour le poste ? Si ce sont les même personnes, qui font les mêmes erreurs, et planifient de faire la même chose, je ne vois pas pourquoi il faudrait les réélire. Si la Cour échoue à apporter une assistance aux victimes et à poursuivre les responsables, cela affectera toute notre politique étrangère. Si cela échoue, les gens commenceront à se demander pourquoi on a besoin de cette Cour. Dans une certaine mesure c’est une question existentielle pour la Cour.