Rwanda : le « Mécanisme » peine à arrêter les derniers fugitifs

Hors du temps et d’Arusha, avec ses 200 employés et son budget annuel de 40 millions de dollars, le « Mécanisme » semble somnoler. Le successeur du Tribunal international pour le Rwanda a pour mission première de traquer huit fugitifs, accusés de participation au génocide des Tutsis de 1994… sans grande coopération des Etats, dénonce le procureur.

Rwanda : le « Mécanisme » peine à arrêter les derniers fugitifs
Depuis 2016, une structure flambant neuve a succédé au Tribunal pénal international pour le Rwanda : l'antenne d'Arusha du « Mécanisme international appelé à exercer les fonctions résiduelles des tribunaux pénaux ». © Roman Boed
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Safaris et tanzanite. Arusha reste le principal pôle touristique de la Tanzanie et le plus grand carrefour de négociants en tanzanite, une nouvelle pierre précieuse qui n’est exploitée aujourd’hui que dans ce pays d’Afrique l’Est. La petite ville est cependant sevrée depuis plus de quatre ans des dividendes du Tribunal pénal international pour le Rwanda (TPIR), une gigantesque machine judiciaire qui a fermé ses portes en décembre 2015, après une vingtaine d’années d’existence.

Depuis janvier 2016, toutes les fonctions résiduelles du TPIR sont assurées par une structure de taille beaucoup plus modeste, baptisée le « Mécanisme international appelé à exercer les fonctions résiduelles des tribunaux pénaux ». Créé par l’Onu en décembre 2010, le « Mécanisme » – son nom raccourci – a été mis en place progressivement depuis l’ouverture, le 1er juillet 2012, de sa branche à Arusha. Il a une autre division à La Haye, chargée de gérer l’héritage du Tribunal pénal international pour l’ex-Yougoslavie.

Quatre ans et 8,7 millions de dollars

Situé à une vingtaine de kilomètres de l’ex-TPIR, au cœur d’une vaste plaine hantée par des animaux sauvages en fugue du parc national de Manyara, le Mécanisme d’Arusha comprend trois bâtiments, dont la construction a duré environ quatre ans et coûté environ 8,7 millions de dollars américains. Alors que le TPIR siégeait, durant toute son existence, dans des bureaux loués au vaste Centre international de conférences d’Arusha, le Mécanisme travaille, paradoxalement, dans des locaux appartenant aux Nations unies bâtis spécialement pour lui. Le premier bâtiment abrite une salle d’audience avec un équipement ultramoderne, le deuxième est dédié aux archives, alors que le troisième constitue le bloc administratif.

Près d'Arusha en Tanzanie, les locaux du Mécanisme issu du Tribunal pénal international pour le Rwanda
Situé à vingt kilomètres du centre d'Arusha, au cœur d’une  plaine hantée par des animaux sauvages, le Mécanisme comprend trois bâtiments, dont la construction a duré quatre ans et coûté 8,7 millions de dollars. © IRMCT

200 employés et trois « gros poissons »

Cette branche d’Arusha, qui compte actuellement 200 employés de 65 nationalités différentes, pour un budget annuel de 40 millions de dollars, a reçu pour mission principale d’achever le mandat judiciaire du TPIR : rechercher les huit accusés en fuite et juger trois d’entre eux, considérés comme des « poids lourds ».

« L’arrestation des fugitifs reste notre principale préoccupation. Elle domine la vie de tous les jours », confie à Justice Info le procureur du Mécanisme, Serge Brammertz. Le magistrat belge et ses limiers recherchent en priorité l'homme d'affaires Félicien Kabuga, souvent présenté comme l'argentier du génocide des Tutsis de 1994, l'ex-ministre de la Défense, Augustin Bizimana, et le major Protais Mpiranya qui commandait la garde du président Juvénal Habyarimana. S’ils sont arrêtés, ces trois « gros poissons » devront être jugés par le Mécanisme, alors que les dossiers des cinq autres accusés en fuite ont été confiés à la justice rwandaise.

Hassan Jallow, le prédécesseur gambien de Brammertz, a souvent affirmé que le financier présumé du génocide se cachait au Kenya, à six heures de route du siège du Mécanisme. Mais, à entendre son successeur, l’octogénaire aurait brouillé les cartes. « Pour ce qui est de Kabuga, on suit toute une série de pistes. Mais on a certainement d’autres pistes que le Kenya aujourd’hui. Le Kenya, ce n’est pas notre piste privilégiée », indique le procureur. Accusé d'avoir commandé les machettes utilisées pour tuer les Tutsis en 1994 au Rwanda, Kabuga, d'abord petit marchand ambulant, était parti de rien pour devenir l'homme le plus riche de son pays, en son temps.

Et où seraient Bizimana et Mpiranya ? « Nous avons des informations que nous vérifions actuellement », répond le procureur. D’aucuns affirment que ces trois « gros poissons » ne sont plus de ce monde ? Brammertz répond n’en avoir « aucune preuve pour le moment ». Il précise que son bureau est « aussi impliqué activement » dans la recherche des cinq autres accusés dont les dossiers ont été transmis au Rwanda. Un lieutenant-colonel, deux anciens maires, un ex-officier de police judiciaire et un ancien restaurateur. « La majorité de nos fugitifs vivent sous de fausses identités, certains jusqu’à vingt identités différentes. Certains arrivent à obtenir illégalement des passeports qui leur permettent de franchir les frontières et, ainsi, de nous échapper », ajoute le procureur.

Les fugitifs du génocide au Rwanda recherchés par le Mécanisme issu du Tribunal pénal international pour le Rwanda
« L’arrestation des fugitifs reste notre principale préoccupation », assure Serge Brammertz, le procureur du Mécanisme. © IRMCT

Non coopération de l’Afrique du Sud ?

Lors d’une allocution devant le Conseil de sécurité, le 11 décembre 2019, Brammertz a, pour la deuxième fois, accusé l’Afrique du Sud, de ne pas exécuter « un mandat d’arrêt délivré de longue date » à l’encontre d’un fugitif. « Après avoir reçu en juillet l’assurance que la coopération demandée allait être apportée, j’ai voulu croire, avec un optimisme néanmoins prudent, que l’arrestation aurait lieu dans les meilleurs délais », a-t-il poursuivi, sans divulguer l’identité de l’accusé. « Mon bureau a donc été très surpris de recevoir en septembre une réponse officielle par laquelle l’Afrique du Sud nous informait, pour la première fois, après plus d’un an de discussions, qu’elle ne pouvait pas apporter sa coopération, les dispositions nécessaires étant absentes de son droit interne », a-t-il ajouté.

Le représentant de l’Afrique du Sud aux Nations unies, Mfundiso Mabhongo, a répliqué : son pays respecte strictement ses obligations et le retard pris ne doit en rien être considéré comme un rejet de ses obligations. Le diplomate a annoncé que le mandat d’arrêt international avait été déjà avalisé, et a assuré que son pays continuerait de coopérer pleinement avec le procureur en vue d’arrêter le fugitif recherché. Trois mois se sont écoulés depuis. « Nous sommes toujours en contact avec l’Afrique du Sud », indique aujourd’hui le procureur, sans vouloir entrer dans le détail.

Refroidissement entre Pretoria et Kigali

En son temps, le TPIR avait pu obtenir l’arrestation sur le territoire sud-africain de l’ancien maire Ignace Bagisilishema et de l’homme d’affaires Gaspard Kanyarukiga, respectivement en 1999 et 2004. Alors pourquoi ces balbutiements ? « Le froid actuel dans les relations entre l’Afrique du Sud et le Rwanda est une des raisons possibles. N’oubliez pas qu’à l’époque des arrestations de Bagilishema et Kanyarukiga, c’était la lune de miel entre Kigali et Pretoria », commente un autre responsable du Mécanisme, sous couvert de l’anonymat.

Brammertz fait état de difficultés à obtenir la coopération des Etats en temps voulu. « Nous avons envoyé des demandes d’entraide judiciaire à plusieurs pays dans la région, mais ils mettent énormément de temps pour nous répondre alors que la rapidité compte beaucoup », déplore-t-il. « Des demandes importantes et urgentes restent sans réponse depuis plus d’un an, alors que nous avons donné des renseignements utiles, tels que les numéros de téléphone, les lieux de résidence, les papiers d’identité », dit-il.

Un Mécanisme en échec, selon le Rwanda

La représentante du Rwanda à l’Onu, Valentine Rugwabiza, lors d’un débat à New York, en juillet 2019, a fustigé « l’échec (du Mécanisme) à s’acquitter de sa mission principale de terminer le travail judiciaire inachevé du TPIR ». Faute d’arrestation, seul un procès en révision – celui de l’ex-ministre du Plan, Augustin Ngirabatware – s’est déroulé, dans la nouvelle salle d’audience ultramoderne du Mécanisme. Les juges ont siégé du 16 au 24 septembre 2019, pour rejeter trois jours plus tard les moyens avancés par Ngirabatware. Seul détenu actuel du centre de détention des Nations unies à Arusha, ce gendre de Kabuga attend encore d’être jugé dans une procédure d’outrage à la cour, pour des faits de subornation de témoins…

Heureusement, le Mécanisme a d’autres missions. Les condamnés définitifs du TPIR purgent leur peine, en dehors de la Tanzanie, sous le contrôle du Mécanisme. Dix-huit sont emprisonnés au Bénin, sept au Mali et cinq au Sénégal. Chacun peut demander au juge président du Mécanisme une grâce, une commutation de peine ou une mise en liberté anticipée. Son premier président, l’Américain Theodor Meron, s’est attiré les foudres des autorités rwandaises en accordant la libération anticipée à des condamnés qui avaient purgé les deux-tiers de leur peine, selon une pratique judiciaire commune. Accusant Meron de remuer le couteau dans la plaie des survivants, Kigali a fait valoir que des condamnés libérés se livraient à la négation du génocide, un argument appuyé par le procureur Brammertz et certains pays membres du Conseil de sécurité. Les préoccupations du Rwanda semblent avoir trouvé une oreille attentive chez le nouveau président du Mécanisme, le juge maltais Carmel Agius, entré en fonction en janvier 2019. « S’agissant de l’exécution des peines, je me réjouis de pouvoir continuer à améliorer la qualité et la transparence de notre approche concernant la libération anticipée et les questions connexes », a ainsi annoncé le juge Agius devant le Conseil de sécurité, en décembre dernier.

Entretemps, les demandes de libération s’accumulent sur la table du nouveau président du Mécanisme, dont celle du colonel Théoneste Bagosora, le condamné le plus célèbre du TPIR.

DES MILLIONS DE PAGES D'ARCHIVES

Forte aujourd’hui de 16 employés, la Section des archives et des dossiers du Mécanisme occupe l’un des trois bâtiments qui constituent le siège de la branche d’Arusha. Ces archives sont constituées de livres, cartes, photographies, enregistrements audio et vidéo, objets matériels, etc. En tout quelque neuf millions de pages, 27.500 cassettes audio-visuelles, 700 cartes et posters. Cela représente, nous dit-on, environ deux kilomètres linéaires de dossiers papier et 1,2 pétaoctets de dossiers numériques.

Cette mémoire du TPIR fournit des informations sur les enquêtes menées par le tribunal, les actes d’accusation et les procédures judiciaires, la détention des accusés, la protection des témoins et l’exécution des peines. Ces archives portent également sur les relations du tribunal avec les États et d’autres organisations, l’administration du tribunal en tant qu’institution des Nations unies.

Les archives peuvent être consultées sur place ou en ligne. Pour des enregistrements audiovisuels qui ne sont pas encore disponibles en ligne, une demande doit être adressée à la Section des archives et des dossiers du Mécanisme, en précisant le numéro de l’affaire et les dates d’audience. La section est tenue, précise son chef, Tom Adami, de ne pas divulguer des informations confidentielles.

Au total 1603 personnes, dont une majorité de Tanzaniens, ont visité la section des archives depuis 2018. Parmi eux, quatre seulement étaient des chercheurs. « C’est une fierté que la mémoire de toutes ces années de travail du TPIR soit conservée sur notre territoire tanzanien. Le seul point négatif est que l’endroit est trop éloigné du centre-ville et n’est pas accessible par transport public », indique Nehemiah Mdosi, un étudiant en droit qui l’a visité en 2019.

Pour séduire le public, le Mécanisme organise des expositions, certaines en ligne, à partir de documents d’archive. Ainsi, en octobre 2017, une exposition virtuelle a été organisée sur le calvaire des enfants pendant les guerres des Balkans dans les années 1990 et le génocide au Rwanda en 1994, constituée d’une sélection de photographies, d’enregistrements audio et vidéo, de comptes rendus de dépositions et autres documents officiels qui ont été admis comme éléments de preuve devant le TPIY et le TPIR.

Le Rwanda avait longtemps fait valoir qu’il était le dépositaire légitime des archives du TPIR. « Elles font partie de notre histoire », arguait Kigali, expliquant que ces archives pouvaient être conservées sur le territoire rwandais, tout en restant la propriété des Nations unies. Ces dernières ont tranché, dans une résolution du Conseil de sécurité.