Un insoutenable cri glace la cour d'assises de Paris : Esther N. a commencé mardi à décrire un des viols subis pendant la guerre civile au Liberia avant de ployer sous la douleur d'un traumatisme vieux de trente ans.
Son témoignage, qui touche à l'indicible, n'ira pas plus loin. "Elle est en état de choc et n'est pas en mesure de poursuivre", résume son avocate Me Sabrina Delattre. Le procès de l'ex-commandant rebelle Kunti Kamara est prématurément suspendu pour la journée.
Venue spécialement à Paris, cette fermière libérienne occupe une place centrale dans ce procès inédit en France, qui explore depuis trois semaines le conflit ayant ensanglanté ce petit pays de l'ouest africain entre 1989 et 1997.
En 1994, alors adolescentes, Esther N. et Rebecca K. ont subi les viols répétés de miliciens dans le village de Foya (nord-ouest), tombé aux mains du mouvement rebelle de l'Ulimo qui avait pris les armes contre la faction du redouté Charles Taylor. Le conflit, aux racines complexes, fera au total 250.000 morts.
Selon les plaignantes, ces miliciens étaient placés sous l'autorité directe de M. Kamara, qui n'aurait rien fait pour empêcher ou sanctionner ces viols.
L'accusé de 47 ans, qui conteste les faits et crie au "complot", se serait ainsi rendu coupable d'un des plus graves crimes du droit international : la complicité de crimes contre l'humanité.
D'après l'acte d'accusation, les viols dans cette région du Liberia s'inscrivaient ainsi "dans une action généralisée" visant à "asservir les femmes à l'Ulimo et (...) faire régner la terreur".
- "Help me! Help me!" -
Venue elle aussi spécialement de son Liberia natal, Rebecca K. se souvient très bien de la passivité du "C.O Kundi" -pour "commandant officer"- au moment où deux de ses gardes du corps l'emmenaient pour la violer dans le village de Foya.
"Help me! Help me!": face à la cour mardi, cette mère de famille aux longues tresses assure avoir "supplié", en vain, l'accusé d'intercéder en sa faveur.
"Il était là, sous le porche", affirme-t-elle. "J'espérais qu'il interviendrait en tant que commandant mais il n'a rien fait". A part "rigoler", dit aujourd'hui cette femme qui subira des viols "répétés" avant de réussir à fuir pour la Guinée.
Comme beaucoup de témoins, elle ne sait pas exactement quel âge elle avait alors mais une chose est sûre : elle était mineure et n'avait jamais eu d'expérience sexuelle.
L'experte psychologue qui l'a entendue en 2019 tente de décrire à la cour l'ampleur de son trauma. "Ce n'est pas juste un viol, c'est un viol commis dans un contexte d'effroi", déclare à la barre Amal Hachet. "C'est comme s'il y avait eu un arrêt sur image sur cette période".
Au moment de son calvaire, Rebecca K. avait déjà eu à souffrir des agissements du "commandant Kundi". C'est sous ses ordres que son père, un homme d'Eglise, a été tué en étant forcé d'ingurgiter de l'eau bouillante. Elle affirme également avoir vu l'accusé décapiter un homme et se livrer à des actes de cannibalisme.
Une chanson avait même été composée à sa gloire. "Si on ne la chantait pas correctement, ils nous frappaient", affirme-t-elle.
Encore une fois, son témoignage touche à l'indicible quand elle soutient que des habitants de Foya étaient forcés par les troupes de l'Ulimo d'acheter des restes de corps humains.
"Quand les souvenirs reviennent, je ne peux plus rien faire", affirme cette femme devenue aide-soignante dans le même village de Foya.
Les crimes de la guerre civile n'ont jamais été jugés au Liberia où d'ex-chefs rebelles occupent de hautes fonctions dans l'appareil d'Etat. Seul un ancien chef de l'Ulimo, Alieu Kosiah, a été condamné en Suisse en 2021 pour ces faits. Il a fait appel.
Après le témoignage de Rebecca K., le président de la cour veut en avoir le coeur net : reconnait-elle bien le "commandant Kunti" assis dans le box des accusés? "Oui, c'est lui".
Verdict attendu le 2 novembre.