Et si l’Océan avait des droits ?

L’Océan, soit 70 % de la surface de la terre, reste un « non-lieu » juridique où les créatures marines n’ont pas de droits propres. Mais une nouvelle culture juridique émerge, en Équateur, en Espagne, aux États-Unis et ailleurs, explique Marine Calmet. La Conférence des Nations unies sur l’Océan, qui a lieu du 9 au 13 juin à Nice, pourrait être un porte-voix de ce mouvement mondial visant à créer de nouveaux mécanismes juridiques innovants pour défendre les droits des milieux marins.

Droit de l'océan et des milieux marins. Photo : une baleine saute en pleine mer.
L’Océan est le lieu de naissance de la vie, un régulateur clé du climat et le socle de notre sécurité alimentaire - et c’est un no man’s land du droit. Photo : © Shutterstock
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En 1609, le juriste hollandais Hugo Grotius écrivait dans Mare liberum que la mer, « par nature, appartient tout entière à tous ». En érigeant la liberté des mers en principe fondateur du droit maritime moderne, il ne pouvait imaginer que, quatre siècles plus tard, cet espace qu’il pensait inépuisable deviendrait l’un des théâtres les plus silencieux, mais les plus dévastateurs, de la crise écologique globale. L’Océan, lieu de naissance de la vie, régulateur du climat et socle de notre sécurité alimentaire, est aujourd’hui menacé dans son intégrité même. Alors que ce mois-ci se tient à Nice (France) la Conférence des Nations unies sur l’Océan, un tournant politique s’amorce à l’horizon : reconnaître la personnalité juridique de l’Océan et mettre en place de nouveaux mécanismes pour défendre ses droits.

Le visage actuel de l’Océan est celui d’un écosystème en détresse. Aucun modèle prédictif ne parvient à dessiner avec certitude ce qu’il adviendra de la vie marine dans les décennies à venir, tant les signaux d’alarme sont nombreux : effondrement des populations de poissons, blanchissement massif des récifs coralliens, disparition d’espèces emblématiques. Le dérèglement climatique, qui réchauffe les eaux de surface et perturbe les grands courants marins, déstabilise profondément les chaînes alimentaires. Les polluants chimiques, les microplastiques, l’exploitation minière des fonds et la pêche industrielle amplifient l’effondrement des habitats côtiers et profonds.

Dans cette involution rapide, la survie de notre propre espèce est également en jeu. Nous ne pourrons traverser ce siècle qu’en renouant une alliance avec les autres vivants marins — à condition, d’abord, de mettre fin à la guerre invisible que nous leur livrons.

L’Océan, espace de « non-lieu » juridique

Or, pourquoi l’Océan, si vital, est-il si peu protégé ? Parce qu’il reste, dans l’imaginaire collectif, dans notre boussole juridique et dans les politiques publiques, un « non-lieu ». Trop vaste, trop inaccessible, trop silencieux. Il est le dernier territoire de chasse industrielle à ciel ouvert, un espace où l’appropriation prévaut sur la cohabitation.

La mer est perçue comme un réservoir de ressources, un dépotoir, une surface de navigation ou un paysage de carte postale. Mais jamais — ou trop rarement — comme le milieu de vie d’une nation autre qu’humaine, du peuple de l’océan.

Les créatures marines sont considérées comme des res nullius, des choses sans maître. Et contrairement au droit de propriété qui protège ceux qui les pêchent, il n’existe pas pour qui veut les défendre, de droit de vivre avec elles, tout comme elles n’ont pas de droits propres à invoquer face aux activités extractives.

Cette absence d’égards juridiques, n’est plus uniquement un problème éthique regrettable mais un réel obstacle à la fois biologique, pour notre survie en tant qu’espèce, et ontologique, en tant que civilisations. En négligeant la reconnaissance de la valeur et des droits intrinsèques de la vie marine, nous scellons notre propre impuissance à garantir la durabilité des systèmes de vie sur la planète Terre.

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L’Équateur, pionnier des droits de la mer

Mais notre édifice législatif, loin d’être intangible, pourrait être renforcé par l’arrivée de nouvelles architectures juridiques.

Le 28 novembre 2024, la Cour constitutionnelle de l’Équateur a rendu une décision historique, affirmant pour la première fois que les écosystèmes marins et côtiers sont titulaires de droits fondamentaux. À travers ce jugement, le pays andin — qui a été le premier au monde à inscrire les droits de la nature dans sa Constitution — affirme que « les écosystèmes marins et côtiers ont une valeur intrinsèque et chacun de leurs éléments a un rôle individuel qui, à son tour, contribue à leur préservation dans son ensemble. Par conséquent, il est nécessaire d’adopter des mesures pour garantir, de manière globale, leurs processus vitaux ».

Le contentieux portait sur une loi instaurant un zonage côtier de 8 milles nautiques (près de 15 kilomètres) réservé à la pêche artisanale, excluant la pêche industrielle. Les requérantes soutenaient que ce zonage rigide violait le droit équatorien, notamment le droit au développement économique. Fort de nombreuses jurisprudences antérieures relatives aux droits de rivières, de mangroves ou de forêts, la Cour a rappelé que la nature et les écosystèmes marins étaient des sujets de droit selon l’article 10 de la Constitution équatorienne. La Cour, s’appuyant sur des données scientifiques et sur la Constitution, a jugé que cette interdiction des pratiques de pêche intensives était non seulement conforme au principe de précaution, mais que ces activités devaient « être réglementées de manière à être durables et à respecter les cycles, les fonctions, les structures et les processus évolutifs des écosystèmes marins et côtiers, ainsi que leur conservation et leur restauration, afin de garantir les droits de la nature et l’équilibre des chaînes alimentaires ».

La juridiction affirme que les droits économiques ne sont pas illimités et qu’ils peuvent être encadrés. En conséquence, souligne la Cour constitutionnelle, « le zonage adopté par la norme contestée » est légitime à protéger « les droits de la nature, les droits biologiques des êtres humains et le modèle d’économie populaire et solidaire du secteur de la pêche artisanale ».

Cette décision crée un précédent dans l’histoire du mouvement des droits de la nature au niveau mondial et, au-delà des frontières équatoriennes, elle pourrait influencer de prochaines jurisprudences. Elle ouvre la voie à une conception du droit environnemental réellement écocentrique et offre des outils concrets aux juges, collectivités et citoyens qui souhaitent protéger les écosystèmes marins.

Baleines et dauphins libres à Malibu

Car l’Équateur n’est pas le seul État œuvrant en ce sens. En Espagne, la lagune Mar Menor est depuis 2022 le premier écosystème européen reconnu sujet de droit, disposant d’un comité de gardiennes et gardiens pour assurer sa représentation et sa défense. Aux Etats-Unis, de nombreuses villes se sont engagées par des déclarations à veiller au respect des droits des cétacés. En 2014, la ville de Malibu a ainsi publié une proclamation affirmant le droit des baleines et des dauphins à la liberté. Le texte stipule que « le conseil municipal de Malibu soutient le libre passage en toute sécurité de toutes les baleines et de tous les dauphins dans nos eaux côtières. »

Ces exemples montrent qu’une nouvelle culture juridique émerge. Elle rompt avec l’idée que la nature serait un gisement de ressources et de stocks, à gérer, marchandiser ou conserver, mais un milieu vivant à défendre, un tissu d’interdépendances entre des êtres dont le destin et le nôtre sont intimement liés. Ces avancées ne relèvent pas de l’utopie, mais de la mise en œuvre concrète d’un droit du vivant visant à offrir de nouveaux leviers juridiques et politiques face aux enjeux du XXIe siècle.

Nouveaux droits de l’Océan et des êtres marins

C’est pourquoi avec l’association Wild Legal, nous œuvrons depuis 2021 en faveur des droits de la nature en lien avec des collectivités, des scientifiques, des ONG et des institutions internationales. À l’occasion de la Conférence des Nations unies sur l’Océan à Nice nous portons une pétition, soutenue par plus de 52.000 signataires, appelant à inscrire dans la Déclaration politique finale les droits et la valeur intrinsèque de l’Océan et à encourager les États pionniers à poursuivre leurs efforts tout en inspirant d’autres à suivre cette voie.

Nos propositions visent à créer des espaces marins où les droits de l’Océan prévalent sur les intérêts économiques et à garantir ainsi l’existence et la régénération des êtres et des écosystèmes océaniques. Il s’agit également d’explorer de nouvelles formes de gouvernance dans lesquelles les besoins et les intérêts propres des êtres marins puissent être défendus, notamment par le biais des communautés côtières et autochtones, gardiennes de la mer.

Afin d’illustrer les enjeux pratiques de cette évolution juridique, un procès simulé se tiendra le samedi 7 juin 2025, organisé par Wild Legal, Longitude 181 et l’ONG réunionnaise Vagues. Au cœur de cette affaire, la politique d’abattage des requins à La Réunion, opposant l’État à des organisations de défense de l’océan. Ce procès simulé vise non seulement à rendre visibles les controverses éthiques, les manquements du droit actuel mais aussi les leviers pour intégrer les droits des milieux marins dans notre arsenal juridique.

Pour l’avenir, notre ambition est de faire émerger ces propositions et d’élaborer un droit du vivant, assurant une coexistence pacifique, une cohabitation juste des droits humains et autres qu’humains. Car la justice environnementale ne s’arrête pas aux terres émergées : elle plonge dans les abysses, jusqu’aux territoires du silence où palpite encore, malgré tout, le cœur battant de la planète bleue.

Marine CalmetMARINE CALMET

Marine Calmet est avocate de formation, juriste spécialiste des droits de la nature, fondatrice et présidente de l’ONG Wild Legal et autrice du livre « Justice pour les droits de l’étoile de mer, vers la reconnaissance des droits de l’Océan » (Actes Sud, 2025).

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