Les droits de la nature, entre raison pure et raison pratique

Le Tribunal international des droits de la nature a tenu sa 6e réunion, en marge de la COP30 climat de Belém. Après onze ans d’existence, cette juridiction symbolique a produit une jurisprudence substantielle et cohérente avec le droit en vigueur. Mais son application se heurte à la poursuite d’une économie industrielle qui détruit structurellement les écosystèmes.

Justice environnementale, réchauffement climatique et droits de la nature - Photo : fonte des glaces dans la zone Arctique.
« Sans [un] changement de cap radical, seuls quelques-uns survivraient à l'effondrement écologique et social, et des millions d'espèces sont menacées d'extinction », prévient le Tribunal international des droits de la nature. Photo : Shutterstock
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Le 6e Tribunal international des droits de la nature (TIDN) s’est réuni le 11 novembre 2025 à Belém (Brésil), en marge de la COP30 climat qui s’y tenait du 10 au 21 novembre. Au terme de deux sessions préparatoires, les 17 juges de cette juridiction symbolique ont abouti à un texte de quatre pages intitulé « Nouvel engagement pour la Terre Mère ».

Si on le compare aux précédents verdicts de ce Tribunal, ce texte ne frappe pas par sa nouveauté. Certes, quelques faits récents de « droit mou » (règles non obligatoires) y sont rappelés. Notamment l’Avis consultatif de la Cour interaméricaine des droits de l’homme du 29 mai 2025 sur l’urgence climatique et les droits humains, qui considère « la reconnaissance de la nature et de ses composantes comme sujets de droits » dans certains pays d’Amérique latine comme une « évolution permettant de renforcer la protection des écosystèmes ». Ou encore la déclaration finale du dernier congrès de l’Union internationale pour la conservation de la nature, tenu en octobre 2025 à Abu Dhabi, qui « encourage les États à interdire l'exploration et l'extraction de combustibles fossiles » en Amazonie, « tout en garantissant la participation des peuples autochtones et des communautés locales » au maintien de la biodiversité.

Mais pour l’essentiel, la dernière décision du TIDN ne fait que répéter ce qu’il rappelle verdict après verdict depuis sa création en 2014 : « Les vagues de chaleur qui tuent des milliers de personnes sont associées aux activités humaines qui provoquent le changement climatique [et] l'effondrement écologique mondial. Les crises que nous traversons trouvent leur origine dans les systèmes économiques, politiques, juridiques et sociaux mis en place par les cultures industrielles axées sur la croissance. Nous faisons tous partie de la Terre, communauté vivante et indivisible d'êtres interdépendants partageant un destin commun mais des droits différents. Le Tribunal appelle à un changement culturel, spirituel et philosophique majeur qui reconnaisse les droits fondamentaux de la Terre Mère à exister, à créer, à se restaurer, à guérir et à demander réparation pour les dommages causés par des siècles de capitalisme extractif. Sans ce changement de cap radical, seuls quelques-uns survivraient à l'effondrement écologique et social, et des millions d'espèces sont menacées d'extinction. ».

La Déclaration universelle des droits de la Terre Mère

Depuis onze ans, le TIDN se réunit pour examiner la légalité de grands projets industriels au regard d’un texte fondateur, la Déclaration universelle des droits de la Terre Mère. Celle-ci a été adoptée en avril 2010 en clôture de la Conférence mondiale des peuples sur le changement climatique de Cochabamba (Bolivie), appelée par Evo Morales suite à l’échec de la COP15 de Copenhague, en 2009. Pour l’ex-président bolivien, cet échec était lié au refus des pays riches de diminuer massivement leurs émissions de gaz à effet de serre et de financer l’adaptation des pays pauvres au changement climatique. La conférence de Cochabamba a rassemblé près de 30.000 représentants des peuples amérindiens, autochtones et de mouvements sociaux du monde entier, afin de proposer une action collective et méthodique face à cette injustice. Sa déclaration finale traduit l’expérience de ces communautés souvent montagnardes ou forestières. Habitant des territoires peu densément peuplés, leur vie s’inscrit dans une nature immense et foisonnante, mais fragilisée voire détruite par les conséquences du changement climatique, les grands projets miniers ou les vastes exploitations agro-industrielles assises sur la déforestation.

La Déclaration universelle de la Terre Mère postule que cette dernière « est une communauté unique, indivisible et autorégulée d’êtres intimement liés entre eux », et que « comme les êtres humains jouissent de droits humains, tous les autres êtres ont des droits propres à leurs espèces et adaptés au rôle qu’ils exercent ». Il en découle, pour chacune de ces espèces, une série de droits que l’on retrouve classiquement dans la plupart des déclarations, conventions ou jurisprudences internationales relatives aux droits humains : le droit à la vie, au respect, à l’identité, à la pleine santé ou à la réparation de la violation des droits. Mais aussi des droits à jouir de « l’eau comme source de vie », de « l’air pur » ou encore de l’absence de contamination et de pollution – bref, de tous les éléments constitutifs d’un environnement sain, alors que celui-ci est un ajout tout récent au corpus universellement reconnu des droits humains. La Déclaration se conclut par une série d’obligations faites spécifiquement aux humains, notamment celles de « participer à l’apprentissage des moyens de vivre en harmonie avec la Terre Mère », et de « promouvoir des systèmes économiques conformes aux droits » que le texte reconnaît.

D’inspiration culturelle amérindienne, la Déclaration puise également ses sources dans la constitution équatorienne, adoptée par référendum en 2008 à l’initiative de l’ex-président Rafael Correa, laquelle consacre un chapitre entier aux « droits de la nature ». Et elle trouve une résonance dans la loi bolivienne du 21 décembre 2010 sur les Droits de la Terre Mère. Elle est promue à l’échelle internationale par l’Alliance globale pour les droits de la nature (GARN selon son acronyme anglais). Rassemblant plus de 5.000 organisations et individus issus d’une centaine de pays sur les cinq continents, celle-ci entend « créer un système juridique qui considère la nature comme une entité dotée de droits, et non comme un bien pouvant être exploité à volonté. » Pour rendre ce droit sur la base de cas concrets, elle a organisé en 2014 la première réunion du TIDN, à Quito (Equateur). « Inspiré par les tribunaux pénaux internationaux et par le Tribunal citoyen permanent, qui entendaient renforcer le droit international humanitaire, le TIDN a vocation à encourager un système international des droits de la nature », résument Craig M. Kauffman et Pamela L. Martin, universitaires étasuniens, auteurs d’un livre de référence sur ce sujet.

Une jurisprudence très théorique

Le TIDN s’est réuni six fois depuis son édition inaugurale, en Amérique du Sud ou en Europe, en marge de la COP climat. Il a également organisé deux sessions régionales sur les écosystèmes aquatiques chiliens et européens, ainsi que six sessions locales sur l’oléoduc de Mountain Valley dans le Sud-Est des Etats-Unis, l’impact de l’industrie minière canadienne en Equateur et en Serbie, ou la Grande barrière de corail bordant le nord-est de l’Australie. Il a traité des dizaines d’affaires, souvent à l’aide de missions réunissant victimes, experts, militants et élus sur le terrain. Certaines d’entre elles ont également fait l’objet de recours devant des tribunaux réels pour violations des droits culturels, humains ou environnementaux. Le TIDN veille d’ailleurs à articuler son action avec le droit en vigueur, qu’il s’agisse du corpus international des droits humains ou de la Déclaration des Nations unies sur les droits des peuples autochtones (2007), tous deux mentionnés comme sources du droit dans les statuts du Tribunal. L’Onu porte elle-même un regard attentif aux travaux du TIDN. Lors de la 6e réunion du TIDN à Belém, Mary Lawlor et Michel Forst, rapporteurs spéciaux de l’Onu pour les défenseurs des droits humains et pour l’environnement, sont par exemple venus témoigner de l’action onusienne face aux centaines de meurtres de défenseurs de l’environnement enregistrées ces dernières années.

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Malgré sa cohérence et son articulation au droit existant, la jurisprudence édictée par le TIDN reste à ce jour très théorique. Pendant ce temps, les milieux de vie des peuples autochtones et, plus largement, les écosystèmes mondiaux continuent d’être dégradés par l’activité industrielle. Parfois à un point critique pour des communautés humaines regroupant des milliers, voire des dizaines de milliers de personnes. De ce fait, les débats à Belém ont pris des accents dramatiques, par exemple quand une cheffe amérindienne du Nord a rappelé le génocide toujours en cours de sa nation située à la frontière des Etats-Unis et du Canada. Au même moment, des dizaines de manifestants amazoniens concluaient leur « marche pour le climat et la santé » en prenant d’assaut le site de la COP30, avant de se faire refouler par les forces de sécurité brésiliennes. L’idée que les COP climat sont des parades inutiles, voire hostiles car trop infiltrées par les lobbies pétroliers et industriels, a été plusieurs fois exprimée lors de cette 6e édition du TIDN.

En 2025, la crise écosystémique mondiale fait indéniablement l’objet d’une prise de conscience par la communauté internationale, qui se traduit sur le plan juridique par la reconnaissance d’un droit humain universel à un environnement sain. Pendant ce temps, le TIDN creuse le sillon d’un changement paradigmatique qui consisterait à accorder des droits fondamentaux à ce qu’il est convenu d’appeler la nature, c’est-à-dire l’ensemble des êtres vivants non humains. Mais ces modifications en profondeur, qui traduisent une lente évolution de la façon dont l’humain se considère dans son rapport à l’environnement, ne concernent que la proclamation du droit. L’économie industrielle continue de suivre son cours et rend, à ce jour, ces nouveaux droits largement inopérants.

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