Tribunaux citoyens : « Il s’agit d’actionner le starter »

C’est un tribunal, et cela n’en est pas un. Il a les attributs d’une cour de La Haye – avec juges, greffiers ou témoins - et traite d’affaires de premier plan, tel le prochain connu qui doit entendre, les 16 et 17 mai, les plaintes pour crimes de guerre du peuple philippin contre le gouvernement américain et les régimes de Marcos et Duterte. Mais il n’a aucun pouvoir et n’a été créée ni par traité ni par un État. Alors, à quoi sert un tribunal citoyen ?

Tribunal citoyen sur les assassinats de journalistes (Nieuwe Kerk, La Haye, Pays-Bas).
Clôture des audiences du Tribunal citoyen sur les assassinats de journalistes, le 19 septembre 2022, dans la prestigieuse Nieuwe Kerk, à La Haye, aux Pays-Bas. Photo : © Free Press Unlimited
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À La Haye, la ville du droit international, dans une salle aux magnifiques plafonds en stuc du XVIIIe siècle, entourée de miroirs dorés et de hautes fenêtres, un groupe de trois « juges » en robe noire prennent place sur une estrade et écoutent un « greffier » également en robe de cour entendre l’affaire de Vladimir Poutine concernant l’agression en cours en Ukraine.

Geoffrey Nice KC est surtout connu comme procureur de l’ancien président de la Serbie Slobodan Milosevic au Tribunal pénal international pour l’ex-Yougoslavie (TPIY). Il raconte à Justice Info comment il a été progressivement convaincu par le concept des tribunaux citoyens. « On a juste le droit de le faire en tant que citoyen du monde. Les États-nations et les obligations internationales laissent en suspens de très nombreuses choses qui, de l’avis des citoyens ordinaires, devraient être faites », explique Nice. « Nous pouvons faire ce que la communauté internationale ne fait pas. »

La liste des jugements du Tribunal citoyen permanent, qui existe depuis plus de 40 ans, couvre plusieurs continents et tous les grands sujets d’actualité, notamment les luttes de libération, les crimes contre l’environnement et les violations des droits humains.

Une « parodie de procès » ?

« Le choix d’un tribunal citoyen est quelque peu controversé », reconnaît Jasmijn de Zeeuw, conseillère juridique auprès de l’ONG néerlandaise Free Press Unlimited. Son organisation a été l’une des instigatrices de la création du Tribunal citoyen sur les assassinats de journalistes, qui s’est tenu à La Haye en 2021-2022. Elle a d’abord hésité parce que ce tribunal pourrait être critiqué pour son manque de légitimité et être considéré comme une « parodie de procès ». Mais pour elle, c’était le bon choix car c’est « une façon d’appeler à l’action dans des cas où l’on fait si peu, que c’était en quelque sorte le dernier recours ».

Shadi Sadr, avocate iranienne spécialisée dans les droits humains et doctorante à l’université de Leiden, a participé à plusieurs tribunaux citoyens. Cette militante iranienne a vu dit-elle comment ceux qui ont examiné les violations des droits dans son pays – le Tribunal iranien et le Tribunal Aban – ont permis aux « ONG, aux survivants et aux victimes » de se débarrasser de l’étiquette facilement apposée par le régime de Téhéran d’« opposants » et de l’accusation de suivre un « agenda politique » pour, a contrario, renforcer la légitimité de leurs plaintes en travaillant avec « un groupe d’avocats de renommée internationale qui n’a rien à voir avec le cas de l’Iran ». « Ils sont neutres, indépendants et impartiaux », dit-elle à propos des juges. Dès lors, il est difficile de « discréditer leur jugement », ajoute-t-elle. « La crédibilité de ce jugement peut alors aider les ONG, les survivants ou les victimes à pousser la communauté internationale à agir, en rendant justice et en obligeant (les auteurs) à rendre des comptes. »

Mais parviennent-ils à atteindre cet objectif plus large ? Selon De Zeeuw, le tribunal des journalistes a eu plusieurs « effets positifs » : « Par exemple, les preuves recueillies dans l’affaire du Sri Lanka ont été demandées par le Bureau des droits de l’homme des Nations unies. Au Mexique, nous espérons que les preuves recueillies par le tribunal et les témoignages déposés seront utilisés par le procureur fédéral pour engager des poursuites et nous travaillons actuellement avec un collectif de familles de victimes pour poursuivre ces efforts. La Syrie est, bien sûr, un cas un peu plus difficile, mais les preuves recueillies par le SCMP [le Centre syrien pour les médias et la liberté d’expression, dirigé par Mazen Darwish] continuent d’être portées à l’attention des organes compétents. »

« Montrer que le problème réside dans la volonté politique »

Mais qu’est-ce qui fait d’un tribunal citoyen un tribunal citoyen ? La définition classique donnée par les universitaires qui les ont étudié de près depuis le milieu du 20e siècle est celle d’« une initiative de la société civile établissant un forum afin qu’un groupe de personnes éminentes et/ou d’experts examine les allégations de violations de normes spécifiques du droit international ... à la lumière de documents et d’autres formes de preuves qui leur sont présentés dans le cadre d’une procédure formelle ».

Ils peuvent ne pas se concentrer uniquement sur les droits humains, mais aussi sur des questions telles que les problèmes environnementaux et le rôle des organisations internationales. Les États ont généralement le monopole des poursuites en cas de violations graves des droits humains, à moins qu’ils ne le délèguent à une cour internationale telle que la Cour pénale internationale (CPI). Cependant, la souveraineté peut aussi servir de bouclier pour empêcher les victimes d’accéder à la justice ou pour tenter de modeler un ensemble d’événements afin qu’ils correspondent au récit officiel.

« Nous avons pensé (concernant les journalistes) que la forme d’un tribunal citoyen était très intéressante, car souvent, dans ces affaires, les États utilisent l’argument selon lequel il n’est pas possible d’organiser une audience ou de recueillir les preuves », explique De Zeeuw. « Nous voulions montrer, en le faisant nous-mêmes, que le problème réside dans la volonté politique et non dans le fait que ces preuves ne sont pas disponibles. »

Plus de 50 jugements

Le fait qu’il y en ait autant - le Tribunal citoyen permanent répertorie plus de 50 jugements, de façon non exhaustive - montre que les ONG et les activistes perçoivent un réel besoin et qu’il y a des lacunes dans le système très imparfait de justice internationale actuel.

Il y a aussi un effet d’entraînement : « Dans une certaine mesure, ils font des petits, suggère Nice, les gens en entendent parler et se disent que c’est une bonne idée ». Ainsi, Sadr nous explique qu’elle a été « tellement inspirée » par « l’expérience et les preuves » du Tribunal iranien qu’elle a contribué à en créer un autre dans la foulée, le Tribunal Aban.

Pour la légitimité, les détails de la mise en place et du fonctionnement des tribunaux sont importants. Qui les met en place ? S’agit-il de zélotes antidémocratiques autoproclamés déterminés à obtenir un résultat connu d’avance de leur « tribunal citoyen », à brandir devant les médias comme preuve d’actes répréhensibles commis par les puissants ? Ou bien créent-ils aussi les conditions d’une forme de redevabilité ?

Au Tribunal d’Aban, Sadr explique qu’ils ont été « attentifs à créer une muraille de Chine entre les organisateurs et les juges » afin de protéger ces derniers des positions des activistes. « Nous avons cherché des preuves favorables à l’autre partie, afin que ce ne soit pas une sorte de procès spectacle. Nous avons appliqué la norme absolument stricte de la preuve au-delà de tout doute raisonnable », décrit pour sa part Nice à propos des tribunaux chinois et ouïghour qu’il a présidés.

Pour le tribunal des journalistes, De Zeeuw explique qu’ils ont travaillé dur pour trouver « un bon équilibre entre l’utilisation du type de légitimité qui découle de l’organisation d’un tribunal et, en même temps, la mise en place de garanties qui assurent que l’on ne se moque pas de la procédure judiciaire ». L’une d’entre elles consistait à confier la sélection des juges à « un organe indépendant ». « Un autre choix que nous avons fait a été de ne pas mettre en accusation des individus, mais des États. De cette façon, on évite ce genre de farce qui consiste à avoir un avocat qui défend des personnes qu’ils ne peuvent pas consulter. Nous avons également invité les États à se défendre eux-mêmes s’ils le souhaitaient », ajoute-t-elle. Même dans ce cas, les mis en cause ne comparaissent que rarement - voire jamais - devant ces tribunaux, ce qui les expose à une critique de partialité et de politisation.

« Ce ne sont pas des juges, ce sont des citoyens »

Pour y remédier, De Zeeuw pense que la transparence est la clé. « Nous avons tout fait de façon publique », affirme de son côté Nice, qui a travaillé avec des tribunaux citoyens très médiatisés. « Tous les documents écrits sont disponibles », dit-il. En outre, parmi « les membres du tribunal, personne n’était rémunéré ». L’équilibre, selon De Zeeuw, consiste à garantir « la légitimité, dans les limites de ce qui est acceptable si l’on n’est pas officiel ».

Nice explique qu’ils ont évité d’être trop légalistes. « Le seul terme juridique que nous avons eu tendance à utiliser est le mot ‘jugement’. Il y a une raison importante à l’utilisation de ce mot. C’est le même mot que dans un jugement judiciaire. Mais il s’agit du jugement d’êtres humains ». Nice est particulièrement critique à l’égard des tribunaux qui se donnent l’apparence d’une cour de justice.

« Il y a des tribunaux où l’on se présente vêtu de robes. Ou l’on s’autoproclame juges et ainsi de suite. Mais ce ne sont pas de vrais juges. Ce sont des citoyens. C’est ce que dit le titre. Cela peut sembler anodin, mais c’est en fait très, très important d’un point de vue conceptuel. Une robe suggère que vous portez l’autorité d’un État ou d’un organisme comme les Nations unies, qui ont le pouvoir d’emprisonner des personnes ou d’appliquer d’autres sanctions une fois qu’ils ont rendu leur jugement », explique-t-il.

« Le succès ? Je ne m’en préoccupe pas »

Il est difficile d’évaluer l’héritage concret des tribunaux citoyens. Nice dit qu’il faut plutôt regarder du côté « de ceux qui ont utilisé les preuves et du jugement pour y voir un effet ».

Pour De Zeeuw, il était important de « démontrer qu’il est possible de rassembler des preuves de la responsabilité des meurtres de journalistes si l’on y met la volonté politique, la capacité et l’énergie nécessaires ». En fait, dans la partie du tribunal consacrée à la mort d’un journaliste mexicain, « de nombreux témoins, y compris la famille qui s’exprimait pour la première fois, n’avaient même pas encore témoigné devant le procureur fédéral sur l’affaire, en raison du manque de confiance dans ces institutions publiques », dit-elle. Mais « parce qu’elles l’ont fait, beaucoup d’autres familles de Veracruz se sont ensuite organisées en collectif pour parler de ces affaires, réalisant qu’elles sont beaucoup plus fortes  ensemble ».

« Je ne me préoccupe pas du succès, car cela ferait de moi un activiste, n’est-ce pas ? Car l’évaluation du ‘succès’ dépend des résultats que les militants peuvent atteindre en utilisant le jugement », estime Nice. Et qu’advient-il des montagnes de preuves ? « Elles se trouvent dans la sphère publique. D’autres peuvent s’en servir. Nous sommes dans ce grand univers et nous actionnons simplement sur le starter, nous défrichons, et c’est à d’autres de s’en saisir. »