Centrafrique : la CPS plaide le sursis

En 10 ans d’existence et 7 ans d’opérations, la Cour pénale spéciale a inculpé 36 personnes dont 33 sont en prison. Justice Info fait le bilan des opérations de ce tribunal hybride en Centrafrique, et de ses perspectives alors que son financement est menacé, après le retrait américain.

Quel bilan pour la Cour pénale spéciale (CPS) en Centrafrique ? Photo : portrait d'un juge de la CPS, Émile Ndjapou, fixant son regard dans l'objectif.
Un juge centrafricain de la Cour pénale spéciale, à Bangui, en 2022. La Cour ne dispose que d’une section d’assises sur les trois initialement prévues. Photo : © Barbara Debout / AFP
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Le 28 juillet, la Cour pénale spéciale (CPS), un tribunal soutenu par l’Onu et basé à Bangui, capitale de la République centrafricaine, a rendu son verdict dans l’affaire Ndélé 1 par contumace. Elle a condamné 6 prévenus en leur absence, pour crimes de guerre et crimes contre l’humanité, à des peines de prison allant de 20 à 25 ans. 20 personnes ont été jugées par la CPS à ce jour, dont une a été acquittée (dans le procès Ndélé 2), et 3 définitivement condamnées. 16 autres ont été reconnus coupables en première instance, dont 10 étaient absents. 

La CPS a exécuté 48 mandats d’arrêt, 38 personnes sont encore recherchées, dont 27 sont en cours d’instruction. Un seul procès, celui de Paoua, est complètement terminé, avec des mesures de réparations exécutées l’année dernière.

Après avoir jugé définitivement l’affaire Paoua et jugé en première instance les affaires Ndélé 1 et 2, la CPS a encore sous la main une vingtaine d’affaires à l’instruction. Six d’entre elles sont bouclées ou presque, que la Cour tient à « vider » avant l’expiration de son deuxième mandat, en octobre 2028. Un quatrième procès pourrait s’ouvrir d’ici peu. Mais ce tribunal hybride, c’est-à-dire composé de personnels nationaux et internationaux, fait face à des difficultés financières et de ressources humaines.

« Je constate simplement qu'au début de l’existence de la Cour, on avait plusieurs partenaires qui nous appuyaient. Je ne comprends pas qu'on ne puisse pas rester sur ce même élan aujourd’hui. Peut-être que cela peut s'expliquer par les différentes crises que traverse le monde. Peut-être que les préoccupations ou les intérêts sont maintenant ailleurs. Je n'en sais rien, mais l'engouement qui existait au départ n'est plus le même aujourd'hui », fulmine Michel Landry Louanga, président de la CPS.

Le retrait des États-Unis

Depuis sa création, les budgets annuels de la CPS n’ont jamais été entièrement mobilisés. En 2023, par exemple, le budget était de 15 millions de dollars, mais les donateurs n'ont versé que la moitié de cette somme. Cette faiblesse se renouvelle cette année, alors que trois affaires viennent d’être jugées (Ndélé 1 et 2 dans ses deux phases), aboutissant à la condamnation de seize accusés. La CPS s’apprête à ouvrir un autre procès sur les intérêts civils des victimes, avec une probable décision sur des réparations, comme dans le dossier Paoua. « L'année dernière, par exemple, pour exécuter la décision dans l'affaire Paoua, nous avons bénéficié de l'appui des Américains, c'est ce qui nous a permis de procéder à la réparation. Aujourd'hui, les caisses sont vides, nous ne savons pas comment on va faire si d'autres condamnations nécessitent des réparations », s’inquiète Louanga. « Nous ne sommes pas une juridiction qui fonctionne selon un financement précis de la communauté internationale, comme par exemple la Cour pénale internationale (CPI) dont le financement est programmé chaque année. La Cour pénale spéciale fonctionne grâce aux bonnes volontés, à la contribution des États ou de certaines organisations internationales. C'est ce que nous recevons qui nous permet de fonctionner. »

En septembre, la CPS retrouvera ses bailleurs pour faire le point sur son budget et ses perspectives d’achèvement de son deuxième mandat. Après le retrait des États-Unis, qui fournissent 1,9 millions de dollars dans le budget 2025, ce sera une période de grandes tractations entre la Mission des Nations unies en Centrafrique (Minusca), dont le budget 2025 démarre au 1er juillet mais n’est apparemment toujours pas tranché à New York, l’Union européenne de retour après s’être retirée en 2023, et le Programme des Nations-Unies pour le développement (Pnud), qui semble vouloir en sortir. Le Pnud n’apporte pas d’argent directement mais s’occupe de tous les contrats du personnel, des équipements et des fournitures.

Les procureurs du parquet de la Cour pénale spéciale (CPS) en Centrafrique.
Le parquet de la Cour pénale spéciale centrafricaine a emporté la condamnation de 19 des 20 personnes qu’elle a fait juger jusqu’ici. Photo : © Barbara Debout / AFP

Une seule section d’assises, une pénurie de juges internationaux

La loi qui a créé la CPS prévoit qu’elle dispose de trois sections d’assises. Dix ans après, elle n’en a qu’une. « Présentement, nous n'avons pas le nombre requis des juges internationaux pour faire le travail. Récemment, il y a eu des départs. Nous avons au moins trois postes vacants », expliquait le juge Louanga, en juin. Et le procureur adjoint Alain Ouaby-Békaï de renchérir : « La loi prévoit l'hybridité des cabinets d'instruction : un juge international et un juge national. Il se trouve malheureusement que les premiers juges d'instruction internationaux déployés étaient à court de mandat. Et l'organe qui nous fournit ces juges, la Minusca, peine à recruter. Aujourd'hui, deux cabinets d'instruction sont dépourvus de juges internationaux. Dieu merci, on vient d'en recruter. Le recrutement, le redéploiement des juges et la disponibilité des pays à les mettre à contribution pour la Cour pénale spéciale, c'est tout un processus. Le recrutement peut prendre une année, deux années. Du coup, le seul juge international actuel devant les chambres d'instruction est partagé sur les trois cabinets. Cela rend le travail difficile », déplore-t-il. Le 16 juillet, la procureure suisse Laurence Boillat a prêté serment comme juge à la CPS et devrait intégrer le deuxième cabinet d’instruction. Elle vient en renfort à une juge burkinabè déjà en poste.

Dans ce contexte de sous-financement, d’aucuns pensent qu’il est urgent pour la Cour d’opter pour la mise en place d’une deuxième section d’assise et d’ouvrir des procès, plutôt que de continuer à mettre l’argent dans les enquêtes, puisque la Cour ne va peut-être pas pouvoir en juger davantage. 

Voici les six affaires considérées comme prêtes à être jugées, ou proches de l’être.

AFFAIRE GUEN

C’est l’affaire la plus avancée à ce jour et il est probable qu’elle fasse l’objet du quatrième procès de la CPS. Elle devrait être enfin jugée selon la disponibilité de l’unique section d’assises de la CPS, probablement à partir de septembre. La section d’assises a tenu, le 25 juillet,  à huis-clos, une conférence de mise en état, en préparation du procès.

Guen désigne une affaire de crimes de guerre et de crimes contre l’humanité, commis entre février et mars 2014 dans l’ouest de la République centrafricaine, notamment dans les villes de Gadzi, Guen et Djomo. Les suspects sont Mathurin Kombo, François Boybanda alias Balère, Philémon Kahena alias CB, Dieudonné Gomitoua, Jean Bahara (toujours recherché) et Edmond Beina, ce dernier étant convoité par la Cour pénale internationale (CPI). Beina était recherché seul par la CPI, pour les mêmes crimes de Guen, tandis que la CPS veut le joindre à ce dossier où figurent déjà cinq autres inculpés.

Les charges portent sur des crimes contre l'humanité ou des crimes de guerre par meurtre et tentative de meurtre, extermination, persécution, pillage, déportation ou transfert forcé de population, viol ou toute autre forme de violence sexuelle comparable et tout autre acte inhumain de caractère analogue causant intentionnellement de grandes souffrances ou des atteintes graves à l'intégrité physique ou à la santé physique ou mentale, y compris les mariages forcés. « Après la démission du président Djotodja en 2014, les Anti-Balaka [groupe de milices à prédominance chrétienne] se sont jetés sur la population musulmane, dans les rues de Guen, et ont commis des massacres sur des personnes civiles, sur des femmes, sur des enfants », décrit le procureur Ouaby-Békaï. Il avance un nombre de 26 victimes.

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AFFAIRE BOSSEMBELE

Pour cette affaire, trois personnes attendent en prison un quatrième accusé qui a peu de chances d’être arrêté, l’ex-président centrafricain François Bozizé. Ces hommes de main de son régime (2003-2013), Eugène Ngaïkosset, Vianney Semndiro et Junior Firmin Danboy, ont été interpellés en 2021 et 2022 et placés en détention à la CPS. L’affaire vise principalement des crimes commis entre février 2009 et mars 2013 par la garde présidentielle et autres services des forces de sécurité intérieure, dans la prison civile et au centre d’instruction militaire de la ville de Bossembélé (nord-ouest de Bangui).

Semndiro, officier des Forces armées centrafricaines (FACA), est inculpé de crimes contre l’humanité pour meurtres et disparitions forcées. Il aurait détenu arbitrairement, exécuté et torturé des prisonniers alors qu’il était en charge de la prison de cette ville. Ngaïkosset, ex-capitaine des FACA et de la garde présidentielle, surnommé le « Boucher de Paoua », aussi inculpé de crimes contre l’humanité, aurait commandé une unité impliquée dans de nombreux crimes, y compris le massacre de plusieurs dizaines de civils et l’incendie de milliers de maisons dans le nord-ouest et le nord-est du pays, entre 2005 et 2007. Il aurait aussi commis des crimes en tant que leader au sein du mouvement anti-balaka, notamment à Bangui en 2015. Danboy est poursuivi pour crimes contre l’humanité, dont le meurtre, la disparition forcée, la détention illégale, la torture.  

Quant à Bozizé, la CPS a sollicité la coopération des États par l’entremise d’Interpol pour obtenir son arrestation. Un mandat d’arrêt a été lancé le 30 avril. Jugés par contumace l’an dernier, Bozizé, qui avait créé la rébellion de la Coalition des patriotes pour le changement en décembre 2020, a été reconnu coupable d’atteinte à la sûreté intérieure de l’État et d’assassinats. Il réside depuis mars 2023 en Guinée-Bissau, conformément à une feuille de route pour la paix signée en 2021. « L’État qui abrite l’ancien président s'est opposé, à travers une déclaration par voie de presse, à son extradition, » précise Ouaby-Békaï. « Mais nous avons fait la procédure habituelle pour saisir le pays qui l'abrite. On attend leur réaction officielle, par écrit également. Je crois qu'il n'y a pas d'accord de coopération judiciaire avec [ce] pays. Nous savons également que ce pays n'a pas ratifié le statut de Rome [traité fondateur de la CPI]. Donc, c'est une affaire de négociation diplomatique. Ça peut prendre un an, deux ans, trois ans. » D’ici là, le procureur explique qu’une disjonction du dossier pourrait être soumise, de sorte que les accusés présents soient jugés en présentiel et que Bozizé soit jugé in absentia. « Au moment venu, on pourra aviser. »

L’ordonnance de mise en accusation dans cette affaire date de septembre 2024 mais elle fait l’objet d’un appel. La Cour espère un déblocage du dossier en septembre.

AFFAIRE FATIMA 1

Longtemps prédit comme le deuxième dossier à être jugé par la CPS, le dossier Fatima 1 n’a fait que reculer. En cause, de plus en plus d’arrestations en lien avec l’affaire. La dernière en date est celle de Mohamed Ali Fadoul, interpellé le 20 mars 2025. Dans ce dossier, huit autres personnes ont déjà été inculpées. Il s’agit de Adamou Yalo alias Adamou Jésus, Hadiatou Gary, Abdel Kader Ali alias Américain, Youssouf Amat Youssouf, Amat Kalit alias Kaleb, Mahamat Abdoulaye alias Issa Mbongue, Ahamat Tidjani et Abakar Zakaria Hamid alias SG. Un prévenu dans cette affaire, Al Bachir Oumar, est mort en prison en 2023.

Il sont tous inculpés de crimes contre l'humanité pour meurtre, extermination, persécution, disparition forcée, de traitements cruels tels que la torture, d’attaque contre la population civile, contre des lieux de culte, contre des biens indispensables à la survie de la population, et de pillage.

Les faits concernent la première attaque contre la paroisse catholique Notre-Dame-de-Fatima, dans le 6ème arrondissement de Bangui. Le 28 mai 2014, des éléments du mouvement rebelle de la Seleka avaient attaqué l’église, tirant à bout portant et lançant des grenades dans l’édifice où s’étaient réfugiées des milliers de personnes déplacées par le conflit armé de 2013-2014. 17 personnes avaient perdu la vie, dont l’Abbé Émile Nzale. « Nous sommes sur le point de clôturer le dossier Fatima », assure Ouaby-Békaï. « Nous attendons le retour du cabinet d’instruction en charge du dossier pour déposer notre réquisitoire définitif. Si le cabinet nous suit, on pourra envisager de traduire l’affaire devant la section d’assises, à condition qu’il n’y ait pas d'appel de la part des avocats de la défense. S'il n'y a pas cette bataille de procédure, on pourra aller très vite dans l'affaire de Fatima », dit Ouaby-Békaï, qui précise cependant que les équipes de défense « font systématiquement » usage de leur droit d’appel.

L’instruction pourrait être clôturée entre septembre et novembre, selon des sources de Justice Info.

Le banc de la défense (accusés et avocats) devant la Cour pénale spéciale (CPS) en Centrafrique.
Le banc de la défense devant la Cour pénale spéciale centrafricaine. Photo : © Barbara Debout / AFP

AFFAIRE FATIMA 2

Quatre ans après l’attaque de mai 2014, une autre attaque a ciblé la même paroisse de Notre-Dame-de-Fatima, le 1er mai 2018. Tout a commencé par un incident impliquant un certain Moussa Empereur, qui aurait appartenu au groupe d'autodéfense de Nimery Matar Djamous, alias Force (poursuivi mais décédé). Incident au cours duquel cet homme aurait été blessé par des Forces de sécurité intérieure. En représailles, un groupe d'hommes armés venus du Km5, quartier de Bangui majoritairement musulman, a attaqué l'église de Fatima dans laquelle étaient rassemblés des centaines de fidèles catholiques pour une messe en hommage à Saint-Joseph, patron des travailleurs. Le bilan est lourd, une centaine de blessés et 19 morts, dont l'abbé Albert Toungoumalé-Baba. Très peu de personnes sont interpellées dans cette affaire et la CPS n’a pas communiqué sur l’identité de celles qu’elle avait fait arrêter. Pour « Fatima 2, il y a encore certains actes qui doivent être posés avant qu'on envisage la clôture de l'information », répond brièvement Ouaby-Békaï.

AFFAIRE BANGASSOU

Alors que la guerre civile de 2013-2014 amorce son ralentissement à Bangui et dans certaines villes, un conflit éclate en 2017 entre les communautés de Bangassou, capitale de la préfecture du Mbomou, dans le sud-est de la Centrafrique. Des groupes d’autodéfense s’attaquent à des civils musulmans. Les combats font des dizaines de morts, poussant des milliers de personnes à se déplacer. La CPS a annoncé, en juillet 2024, l’arrestation de trois individus, accusés de crimes de guerre et de crimes contre l’humanité en lien avec cette affaire. Il s’agit de Yvon Nzelété, alias Kpokporo, Narcisse Christian Gomani Niakari, alias Shogui, et Roger Linet. Ces trois hommes sont accusés d’avoir joué un rôle clé dans ces crimes, bien que la nature exacte des atrocités et la période des faits n’aient pas encore été dévoilées en détail, en raison de l’enquête en cours.

La CPS a indiqué par ailleurs que le dossier de ces trois prévenus sera joint à celui d’Abdoulaye Hissène, arrêté un an plus tôt. « Abdoulaye Hissène, en tant que chef de guerre, était partout à la fois. Et nous avons une stratégie de poursuite qui nous permet de voir là où il y a des chances pour le parquet d'avoir des éléments de preuve. On pouvait donc décider de le poursuivre dans l'affaire Ndélé 1 ou Ndélé 2, mais on a jugé opportun de le poursuivre dans l'affaire de Bangassou », justifie Ouaby-Bekaï.

Certains analystes voient dans cette décision une manière d’éviter une confrontation entre Abdoulaye Hissène et certains ministres encore en fonction. Convoqué lors du procès Ndélé 1, Hissène n’avait pas voulu s’exprimer en détail et avait souhaité que la Cour convoque aussi tous ceux qui sont dans le gouvernement et qui seraient impliqués dans les conflits intercommunautaires à Ndélé. Mais pour Ouaby-Békaï, « c’est juste une stratégie, au niveau du parquet, pour avoir des éléments de preuve [contre Hissène] ».

L’affaire de Bangassou suit son instruction et plusieurs autres suspects et témoins devront encore être entendus.

AFFAIRE ALINDAO

C’est aussi une affaire dormante devant la CPS depuis « l’évasion » d’Hassan Bouba, en novembre 2021, de la prison du Camp de Roux, lui qui a repris depuis lors son poste de ministre de l’Élevage au sein du gouvernement. L’affaire Alindao est très grave par son ampleur, une attaque sur un site de déplacés qui a fait 112 morts, en novembre 2018. L’instruction pourrait être close fin juillet. Officiellement, un seul prévenu est inculpé dans cette affaire : Idriss Ibrahim Khalil, alias Ben Laden, devenu militaire après le crime et arrêté en juillet 2022.

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