Centrafrique : le premier jugement de la Cour pénale spéciale

Le 31 octobre, la Cour pénale spéciale basée à Bangui a rendu son premier verdict. Elle a reconnu trois anciens membres d’un groupe armé centrafricain coupables de crimes contre l’humanité et de crimes de guerre commis en 2019. Un des condamnés a écopé d’une peine d’emprisonnement à perpétuité ; les deux autres d’une peine de vingt ans de prison.

Deux détenus en costume orange se tiennent debout devant les juges de la Cour pénale spéciale (CPS) lors de leurs procès à Bangui, en Centrafrique. Ils sont accusé de crimes de guerre et crimes contre l’humanité.
Ousmane Yahouba (centre droit) et Adoum Issa Sallet (centre gauche) écoutent le verdict à leur encontre, le 31 octobre 2022, devant la Cour pénale spéciale, en République centrafricaine. © Barbara Debout / AFP
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Au cours des audiences qui ont duré près de sept mois, les accusés Adoum Issa Sallet, Ousmane Yahouba et Tahir Mahamat se sont rejetés l’un l’autre la responsabilité des crimes commis dans les villages de Koundjili et Lemouna, au nord-ouest du pays, le 21 mai 2019. Ces massacres qui ont causé la mort de plus d’une quarantaine de civils, sont au cœur du premier procès à s’être tenu devant la Cour pénale spéciale (CPS), un tribunal hybride, constitué de magistrats centrafricains et internationaux, et créé avec l’appui de l’Onu en 2015.

Les trois hommes sont des membres du groupe armé 3R (Retour, Réclamation et Réhabilitation) et ont été arrêtés trois jours après les faits. Leur procès s’est ouvert en avril dernier. Dans sa déposition du 18 mai, Yahouba a reconnu avoir été le chef-adjoint de la mission qui s’est rendue dans le village de Lemouna pour récupérer des bœufs volés par des éléments de Révolution Justice (RJ), un autre groupe armé. C’est au cours de cette mission que 22 civils ont été abattus. Rejetant son implication directe dans la commission du crime, Yahouba a déclaré avoir reçu l’instruction d’Issa Sallet Adoum alias « Bozizé », de récupérer de gré ou de force les cheptels volés. Mais d’avoir ensuite choisi d’être une « baïonnette intelligente », selon l’expression de son avocat, et de refuser d'exécuter à la lettre les instructions de son chef.

Exécutions sommaires

Issa Sallet est désigné par le procureur comme le commandant des opérations ayant abouti aux massacres. Selon l’accusation, c’est lui qui a sollicité un renfort auprès d’Abbas Sidiki, chef du mouvement 3R. « A Lemouna, les éléments du groupe armé 3R ont rassemblé les hommes, prétextant vouloir tenir une réunion. Par la suite, ils les ont ligotés et leur ont ordonné de se coucher face contre le sol, avant d’ouvrir le feu sur eux ; ce, à bout portant. Au total, 21 civils ont été abattus et 1 autre égorgé dans la brousse pendant leur repli », précise Alain Tolmo, substitut du procureur de la CPS.

Au village de Koundjili, les assaillants de 3R, en plus des exécutions sommaires, ont violé plusieurs femmes, selon le dossier. Ils « se sont positionnés aux entrées avant d’exécuter 15 habitants et de violer six femmes », dont deux mineures, poursuit le parquet.

Les avocats de Issa Sallet nient sa responsabilité ; ils estiment également que le contexte des crimes ne permet pas de qualifier les faits de crimes de guerre et de crimes contre l’humanité. Pour eux, il n’y avait pas d’affrontement à l’époque et la cour devait se déclarer incompétente.

Des victimes partagées entre peur et espoir de justice

Les victimes, elles, ont paru partagées entre la volonté de connaître les causes de leur malheur et la crainte de représailles par des éléments des 3R qui sont présents dans la région. « Nous sommes conscients de la situation, mais là où nous sommes, nous vivons encore avec les rebelles qui ne se sont pas désarmés. Nous voulons bien que la justice passe. Mais le contraste entre l'insécurité et la justice continue d'affecter le quotidien des victimes ici. Il est important pour les uns et les autres de ne pas s'aventurer sur ce terrain parce qu'ici, nous continuons de cohabiter avec nos bourreaux ", a ainsi expliqué Armand, un habitant de Koundili.

Le quatrième témoin à avoir comparu – sur les 23 qui se sont présentés entre avril et août – est un des quatre rescapés. Il a échappé de justesse à la tuerie de Lemouna. Devant la cour, il a eu de la peine à bien s’exprimer : ce jeune homme, âgé d’une trentaine d’années, ne supportait pas de voir les trois accusés en face.

« Ils ne se donnent même pas la peine de se retourner pour voir si effectivement ils reconnaissent la personne ou pas », a expliqué Maître Claudine Bagaza, une avocate des parties civiles. « Il faut comprendre qu’il y a une frustration, une peur, une question de protection qui se pose. Ils devaient être préparés psychologiquement depuis le début. Ils ont peur mais les faits sont là. »

Ce procès est un premier et modeste résultat pour la CPS, mais les victimes continuent de s’inquiéter devant la lenteur des procédures. La lourdeur de cette cour dans l’exécution de son mandat augmente leurs craintes. Beaucoup d'observateurs s’interrogent aussi sur la capacité de la CPS à traiter ses autres dossiers.

Coupables

Le 31 octobre, les trois hommes ont été reconnus coupables de meurtres, actes inhumains et traitements humiliants et dégradants, en tant que crimes contre l’humanité et/ou crimes de guerre. Issa Sallet a également été condamné en sa « qualité de chef militaire » pour des « viols commis par ses subordonnés, constitutifs de crimes contre l'humanité et crimes de guerre ».

Ils ont été, en revanche, acquittés du crime de torture, la chambre ne se disant « pas convaincue que les actes soient d’une gravité objective suffisante pour constituer le degré de souffrance requis pour la torture ». 

Dans le résumé du jugement, les juges établissent que le caractère systématique des attaques se retrouve dans le mode opératoire des assaillants, ainsi que « dans la tactique de la terre-brûlée pratiquée lors des représailles » par les 3R, qui « s’inscrivent dans ce plan des 3R d’étendre sa zone d’influence et de contrôler les itinéraires saisonniers de migration du bétail ». La chambre « retient également le caractère organisé des actes de violence et l’improbabilité de leur caractère isolé et fortuit ». Pour elle, les trois hommes avaient l’intention et la conscience des attaques qu’ils allaient mener, ils « ont reçu des ordres allant dans ce sens et n’ont pour autant pas refusé de participer à l’exécution de cette mission ».

Les juges affirment par ailleurs « la persistance du conflit armé et l’intensité des violences sur la population civile depuis 2013 » et le fait que « les affrontements entre les groupes armés tels que les 3R, les Antibalaka, les RJ et les forces gouvernementales se sont succédés sans interruption ». Les accusés ayant le statut de combattant et ayant agi « au nom et pour le compte d’un groupe armé organisé, au cours d’une mission officielle et ce, dans l’exécution d’une politique idéologique bien définie », ils tombent sous le chef de crime de guerre.

« C’est comme une thérapie »

Issa Sallet a été condamné à la perpétuité ; les deux autres à vingt ans de réclusion. Les juges ont retenu comme circonstances atténuantes « la situation personnelle et familiale des accusés, notamment leur manque d’éducation et la perte de leurs proches à cause du conflit ».

Les condamnés ont trois jours pour faire appel de ce jugement. Une audience est prévue le 4 novembre pour traiter des indemnités et réparations. « Nous sommes aujourd'hui très heureux du verdict de la CPS. La CPS a rendu une décision assez ferme », a déclaré Joseph Bindoumi, président de la Ligue centrafricaine des droits de l'homme, qui attend maintenant beaucoup de l’audience sur les réparations. « C'est cette partie-là qui nous intéresse beaucoup parce que pour qu'il y ait une véritable justice dans un pays, il faudrait que les crimes qui ont été commis fassent l'objet d'une réparation. »

« Le verdict de la CPS de ce jour est pour nous comme une thérapie », explique Francine Evodie Ndemade, coordinatrice nationale des victimes de la crise en République centrafricaine (CNAV-CA). « Je pense que c'est déjà un signal fort envoyé aux auteurs des crimes graves en Centrafrique. Le plus important pour nous est la prise en charge ou l'accompagnement des victimes. La page des crimes graves et autres atteintes des droits n'est pas encore tournée. La Cour vient de le prouver et nous osons espérer que d'autres procès auront lieu pour juger ces différents crimes. »