Cela fait plus d'un an que la Cour pénale internationale (CPI) a rendu son dernier jugement. Et beaucoup de choses ont changé. La Cour a élargi son champ d'action au-delà de l'Afrique, elle a réussi à obtenir son premier prisonnier non africain – l'ancien président des Philippines Rodrigo Duterte –, elle a subi le choc de cyberattaques, son procureur est en congé pendant qu'il fait l'objet d'une enquête pour des allégations d'inconduite sexuelle et est soumis à des sanctions américaines, aux côtés de quatre juges, pour avoir autorisé des mandats d'arrêt contre deux dirigeants israéliens, dont le Premier ministre Benjamin Netanyahu. La Cour se trouve au coeur de nombreux débats internationaux sur la responsabilité des atrocités commises actuellement en Ukraine, au Soudan et en Palestine. Mais entre-temps, il reste quelques affaires anciennes à régler, notamment le procès d'Alfred Yekatom et de Patrice-Edouard Ngaïssona, pour des événements survenus en République centrafricaine (RCA), il y a plus de dix ans.
« Ce procès symbolise bon nombre des débats actuels autour de la Cour, notamment entre le discours du procureur et ce qu'il peut réellement prouver », note Lucy Gaynor, du Dutch Institute for War, Holocaust and Genocide Studies (NIOD). « La RCA est le théâtre d'un conflit généralisé, mais il s'agit ici d'accusations mineures et prouvables dans le cadre d'un conflit beaucoup plus vaste. Et c'est ce que [la Cour] est capable de faire dans le détail, comme le montre la longueur du jugement », qui compte 1 616 pages. La CPI n'a qu'un seul procès en cours et cet acte presque final d'un « dossier long, complexe et compliqué », comme la Cour aime à le répéter, avec 174 témoins et près de 20.000 pièces à conviction, selon le juge président Bertram Schmitt, s'est déroulé devant une salle comble à La Haye, le 24 juillet, tout en étant retransmis en direct en République centrafricaine.
L'affaire porte sur les événements sanglants qui se sont déroulés en 2013 et 2014 en RCA, lorsque la prise de pouvoir par un groupe majoritairement musulman appelé la Séléka a provoqué une violente réaction de groupes qui se sont unis pour former la milice anti-balaka. Les deux hommes étaient accusés de multiples chefs d'accusation pour leur rôle de financiers et de coordinateurs des forces anti-balaka. Le procureur les a inculpés de crimes de guerre et de crimes contre l'humanité, notamment de meurtre, de torture, de transfert forcé, d'emprisonnement et de persécution en tant que coauteurs d'un plan commun.
Le procès s'est éternisé pendant la pandémie de Covid, se souvient Gaynor : « C’était très haché, avec de nombreuses audiences annulées. » Il a finalement fallu quatre ans et demi pour mener à bien ce procès et rendre un verdict. Les trois juges, à l'exception du juge suppléant, ont tous dépassé la durée de leur mandat, « ils sont donc toujours là uniquement pour ce procès, comme des juges fantômes faisant leur chant du cygne ».
Une approche « holistique » de la preuve
Le tribunal a déclaré Ngaïssona coupable de 28 chefs d'accusation, dont le meurtre, la torture, la persécution et le transfert forcé de civils musulmans. Yekatom a été reconnu coupable de 20 chefs d'accusation similaires, tels que le meurtre, la torture et les agressions contre des civils.
La défense avait vivement contesté la fiabilité des documents Facebook et des enregistrements téléphoniques, par exemple. Mais Alexander Heinze, professeur suppléant de droit pénal international à l'université de Brême et maître de conférences à l'université de Göttingen, note que les juges ont examiné ces éléments « dans le contexte d'autres preuves », ce qui a donné à la chambre une plus grande flexibilité pour se prononcer sur leur admissibilité. « Je ne veux pas accuser la chambre d'avoir créé une ‘boîte noire’ en matière de preuve, car je peux lire leur analyse approfondie », dit-il, mais « si c'est la tendance pour l'avenir, que nous ayons des milliers de pages de documents et d'analyses de preuves pris dans une approche holistique, alors vous créez une sorte de boîte noire où il n'est plus possible pour la défense de contester les conclusions de la chambre ».
Outre ces contestations sur la recevabilité, la défense avait également invoqué la violation par l'accusation de protocoles relatifs à l'interrogatoire ou à la préparation de témoins et à l’obligation de divulgation. « Mais ces critiques n'apparaissent pas beaucoup dans le jugement », note Heinze, qui n'en trouve que quelques mentions. En fait, les juges ont rejeté bon nombre de ces arguments dans la détermination de la peine, note-t-il, « en une seule phrase : ‘la chambre n'est pas convaincue que l'une des violations alléguées doive être considérée comme une circonstance atténuante’. C'est tout. Terminé ».
Les juges ont longuement examiné les arguments de la défense contestant la discrimination présumée de leurs clients à l'égard de la population musulmane de la RCA, mais ils ne semblent pas convaincus : « Dans la mesure où la défense soutient que les accusés n'ont pas agi avec une intention discriminatoire, la Chambre rappelle que les éléments de preuve établissent le contraire. Premièrement, elle rappelle sa conclusion selon laquelle les anti-balaka percevaient les musulmans de la RCA, en raison de leurs points communs religieux et ethniques, comme collectivement responsables, complices ou partisans des violences et des exactions commises par la Séléka, et qu'ils ont, sur cette base, pris pour cible de manière violente la population civile musulmane, en particulier dans l'ouest de la RCA. Dans ce contexte, les crimes dont les accusés ont été reconnus coupables ont tous été commis pour des motifs discriminatoires, dans la mesure où la population civile musulmane a été prise pour cible en raison de ses points communs religieux et ethniques supposés avec la Séléka. Plus important encore, elle rappelle ses conclusions selon lesquelles MM. Yekatom et Ngaïssona connaissaient et partageaient la perception qu'avaient les anti-balaka des musulmans en RCA et savaient qu'ils s'en prendraient à la population civile musulmane, que M. Ngaïssona y a contribué en sachant parfaitement que les anti-balaka s'en prendraient violemment à la population civile musulmane dans l'ouest de la RCA. La Chambre rappelle en outre qu'elle a établi que MM. Yekatom et Ngaïssona avaient eux-mêmes l'intention de prendre pour cible la population civile musulmane dans le cadre des crimes commis lors de tous les incidents qui leur sont reprochés. »
Non coupables pour les viols et les enfants soldats
Le procureur n'a, en revanche, pas réussi à établir la preuve pour deux chefs d'accusation. Yekatom était accusé d'avoir enrôlé ou recruté des enfants soldats et Ngaïssona de viol. « Pour le procureur, ce sont les deux sujets chauds », explique Gaynor, « la violence sexuelle et les enfants soldats. Et ce sont les deux points sur lesquelles les juges ne s’en sont pas laissés conter. »
Concernant le recrutement présumé d'enfants soldats, la défense de Yekatom a réuni une équipe d'enquêteurs impressionnante en RCA afin de contester les témoignages présentés au tribunal, et les juges ont consacré plus de 150 paragraphes du jugement à analyser les différents témoins cités à l'appui de cette accusation. « En résumé, la Chambre, à la majorité, le juge Chung faisant dissidence, estime qu'elle n'a entendu aucun enfant de moins de 15 ans à l'époque des faits et prétendument membre du groupe de M. Yekatom qu'elle a jugé crédible », peut-on lire dans le jugement. A propos de tel témoin, la Chambre estime que « les doutes quant à sa fiabilité et à son authenticité sont fondés ». A propos d'un autre, « après avoir examiné le témoignage de P-2476 à la lumière des observations des parties, la Chambre estime qu'il existe effectivement des incohérences importantes concernant son expérience au sein du groupe de M. Yekatom ». Et d'un autre encore, que « après avoir examiné le témoignage de V45-0001 à la lumière de sa demande d'indemnisation en tant que victime et des autres éléments de preuve reçus, en particulier ceux relatifs à son identité, la Chambre estime que le récit de V45-0001 concernant son appartenance, en tant que prétendu « enfant soldat », au groupe de M. Yekatom n'est pas crédible. Compte tenu des conclusions de la Chambre concernant son identité, elle n'est pas non plus en mesure de croire le récit de V45-0001 sur son appartenance présumée aux anti-balaka. D'autant plus que ce récit est également truffé d'incohérences qu'il n'a pas été en mesure d'expliquer de manière raisonnable... La Chambre n'a pas pu considérer que les éléments de preuve présentés par V45-0001 avaient une quelconque valeur probante ».
Toutefois, les juges ont refusé d'aller plus loin et d'examiner les allégations de « collusion » formulées par la défense, affirmant que « la Chambre n'a pas pour rôle d'enquêter et/ou d'établir l'existence d'une telle collusion à ce stade ». Une approche qui contraste avec le zèle avec lequel la Cour a poursuivi les manipulations de témoins lorsqu'elles sont présumées commises par les équipes de défense, par exemple dans le premier procès centrafricain contre Jean-Pierre Bemba.
L'absence de condamnation pour viol à l'encontre de Ngaïssona sera également un coup dur pour ceux qui souhaitent voir la CPI approfondir son travail sur les crimes de genre. Des commentaires spécifiques avaient déjà été formulés lorsque la chambre préliminaire avait rejeté les charges supplémentaires relatives à ces crimes. Même si les juges avaient estimé qu'il existait des preuves crédibles d'agressions sexuelles graves, ils n'avaient pas pu établir avec une « certitude virtuelle » – qui est la norme juridique requise – que Ngaïssona savait que « des viols auraient lieu dans le cadre normal de l'attaque anti-balaka à Bossangoa ». Dans l'ensemble, selon Heinze, cela « confirme la jurisprudence. L'accusé doit avoir l'intention de faciliter et d’être complice du crime principal et savoir que le crime sera commis avec une certitude virtuelle. C’est donc correct et conforme à la jurisprudence. La seule façon d'éviter cela serait de relativiser l'élément intentionnel dans la participation à ces crimes – et je ne vois pas cela se produire dans un avenir proche ».
Les principaux acteurs non poursuivis
Un autre aspect notable du jugement est que des personnalités politiques centrafricaines sont à nouveau désignées comme les véritables dirigeants du mouvement anti-balaka. L'une d'elles est Michel Djotodia et l'autre est Maxime Mokom. Chacun d'eux est mentionné – parfois séparément, parfois ensemble – 314 fois. « J'ai été vraiment choquée par le cas de Mokom », dit Gaynor, étant donné que le tribunal l'avait placé en détention il y a deux ans avant que le procureur ne décide d’abandonner les charges retenues contre lui. « Dans quelle mesure est-il acceptable que les juges le désignent par défaut comme l'un des principaux acteurs, alors que la CPI avait arrêté cet homme, que les charges contre lui n'avaient pas pu être retenues et qu'elles ont donc été retirées ? »
Le jugement a été suivi du prononcé de la peine lors de la même audience. Le procureur avait requis une peine d’emprisonnement d’au moins 22 ans pour Yekatom et d’au moins 20 ans pour Ngaïssona. Les juges évoquent les arguments « convaincants » de l'accusation selon lesquels Ngaïssona, « bien qu'il ne soit accusé que de complicité, a contribué à un crime de grande envergure » et que, en particulier, « il a contribué aux crimes commis par M. Yekatom et son groupe ainsi que par les anti-balaka à Bossangoa, et sa contribution a eu un impact sur tous les aspects de la commission des crimes ». En ce qui concerne Yekatom, « le procureur soutient qu'il a joué un rôle étroit et personnel dans la commission des crimes dont il est accusé, ce qui justifie une peine plus lourde que celle infligée à M. Ngaïssona ». Mais en fin de compte, Yekatom est condamné à 15 ans d’emprisonnement et Ngaïssona à 12 ans. « Personne ne sera satisfait de ce verdict », estime Gaynor. « Le juge Schmitt a semblé tout à fait conscient que, même avec une explication plus longue du raisonnement judiciaire dans le jugement, leurs décisions allaient être controversées, car elles ne répondaient pas suffisamment aux attentes des victimes et ne traitaient pas les questions soulevées par la défense ».
« C'est un procès vraiment emblématique », conclut-elle. « Il y a une tension entre ce qui est le pain quotidien de la CPI et ce que beaucoup de personnes qui observent et participent à ces procès souhaitent qu'elle soit, à savoir quelque chose de plus grand, de plus symbolique, qui touche davantage de victimes. Ce jugement est un véritable retour dans le passé. Il donne vraiment l'impression de renvoyer aux débuts de la Cour, avec le type de crimes et de conflits dont elle traitait alors. Ce verdict n'était pas inattendu, mais je crois que nous pensions tous que la Cour aurait désormais dépassé certaines des difficultés auxquelles elle a encore été confrontée dans ce procès. »