Dossier spécial « L'humanité à l'heure du crime colonial »

Commission vérité Yoorrook : lumière froide sur la protection de l'enfance

La Commission vérité Yoorrook, dans l'État de Victoria, au sud-est de l'Australie, a redémarré mercredi 1er mars, avec une troisième série d'auditions, centrées sur le retrait des enfants Aborigènes de leurs familles et le système de protection de l'enfance.

Enfants aborigènes d'Australie - Orphelinat de Ballarat
L'orphelinat de Ballarat, dans l’État de Victoria en Australie, à son ouverture en 1865. "Il n'aurait pas pu fonctionner sans ses petits esclaves", a témoigné mercredi 1er mars devant la Commission Yoorrook la fille d'Eunice Wright qui y a été placée dans les années 1950. © Sovereign Hill and Gold Museum
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Après avoir entendu en décembre des anciens, des dirigeants communautaires et des experts, la Commission vérité Yoorrook a repris la semaine dernière ses audiences publiques sur les violations parmi les plus destructrices auxquelles ont été confrontés les peuples des Premières nations dans l'État de Victoria, en Australie. Celles faites aux enfants.

Lors d'une séance préenregistrée diffusée devant la commission mercredi 1er mars, les membres de la famille Wright, de Heywood, dans le sud-ouest de l'État de Victoria, ont raconté l'histoire de leur mère, Eunice, enlevée de force par la police avec son frère et sa sœur Ronnie et Gloria, à l'âge de neuf ans dans les années 1950. À l'époque, la mère d'Eunice était hospitalisée pour une tuberculose en phase terminale. "Ils prenaient le thé l'après-midi [chez sa tante]. C'était déjà assez difficile avec leur mère à l'hôpital, mais ils étaient en sécurité et aimés. C'est alors que la police est arrivée", a décrit sa fille Donna. Une autre tante, a-t-elle ajouté, avait caché son frère Ronnie, six ans, sous un lit lorsque la police est arrivée. "Si vous ne nous dites pas où est Ronnie, nous allons venir prendre vos enfants", a dit un officier, a témoigné Donna devant la Commission Yoorrook.

Les trois enfants ont été conduits dans des cellules au poste de police, puis devant un magistrat, qui a acté la séparation des enfants de leur mère, malgré les protestations des autres membres de la famille : "La décision était déjà prise", a déclaré Donna. Dans un centre d'accueil pour enfants placés par l'État, les deux filles [Eunice et Gloria] ont été séparées de Ronnie, réduites à le revoir mais à travers une clôture, une fois par jour. Donna a raconté à la Commission qu'"ils se retrouvaient à une clôture et s’envoyaient des baisers. La séparation a traumatisé maman toute sa vie - elle parlait toujours de ce souvenir, de devoir communiquer avec lui à travers la clôture".

Les enfants ont été traités d’une façon qu’elle estime criminelle. Des commentaires racistes flagrants ont été faits dans les dossiers officiels, que la famille Wright a pu obtenir. "Ils sont passés de chez eux - en sécurité, aimés et heureux - vers cet environnement où ils n’étaient pas traités humainement, et ce système a commencé à changer leur identité. Ils sont maintenant ces autres enfants, ils ne sont pas Eunice, Ronnie et Gloria. Ils sont maintenant ce morceau de papier que ce gouvernement a utilisé pour changer leur identité et qui ils étaient", a déclaré Donna.

Les "petits esclaves" de l'orphelinat

L'orphelinat de Ballarat, où Eunice a été emmenée et forcée à travailler, "n'aurait pas pu fonctionner sans ses petits esclaves", a-t-elle ajouté. Et la violence était courante. Ronnie - qui, comme d'autres garçons placés par l’État, était envoyé travailler dans des fermes - a eu la mâchoire cassée après avoir été frappé par un fermier, dit-elle. Après avoir perdu son ruban de cheveux, un membre du personnel de l'orphelinat a enserré la tête d’Eunice dans un crochet en acier. Ce n'est que des décennies plus tard, après que sa fille ait découvert une longue cicatrice sur la tête de sa mère, qu'Eunice lui a raconté cette histoire. Dans ces deux cas, il n'existe aucun dossier médical concernant ces graves blessures.

Les membres de la famille Wright ont raconté à la Commission les effets durables de la séparation. Le père d'Eunice, Monty, ne s'est "jamais remis" de l'enlèvement de ses enfants et est "mort le cœur brisé" à 53 ans dans un hôpital psychiatrique, souffrant de malnutrition et d'escarres. Sa femme, une visiteuse régulière, n'a pas été informée de la mort de Monty, jusqu'à ce qu'elle lui rende visite et qu'on lui dise que son mari avait été enterré dans une fosse commune. "On l'a laissé pourrir dans cet hôpital, sans le traiter comme un être humain. Combien de traumatismes peut-on infliger à une seule personne ?" s’est interrogée Donna. Ronnie est mort jeune, et une génération plus tard, trois des cinq enfants de Gloria se sont suicidés, après avoir eux aussi été séparés d'avec leur mère.

Malgré les violences infligées à sa famille et des années de bataille contre l’administration, Eunice Wright n'a jamais reçu la moindre compensation du gouvernement de l'État de Victoria. Elle est décédée quatre jours avant que l'État de Victoria ne devienne le dernier État australien, en mars 2022, à mettre en œuvre un plan de réparation pour les survivants des "générations volées" – termes qui désignent les enfants retirés de force à leurs parents dans le cadre de la politique du gouvernement. La famille d'Eunice n'est pas en mesure de demander des réparations en son nom. "J'ai l'impression que le gouvernement a pissé sur notre arbre généalogique", a lâché une autre de ses filles, Tina. "Ici, à Victoria, non seulement ils n'ont rien fait, mais ils s'en fichent", a ajouté Donna.

« Cela se passe en ce moment même »

Jeudi, Sissy Austin, une femme du peuple DjabWurrung, a témoigné devant la Commission de ses propres expériences avec le système actuel de protection de l'enfance de Victoria, après être devenue à l'âge de 21 ans, il y a seulement sept ans, la tutrice de son jeune cousin, Tinjani.

En séance publique, Sissy Austin a pointé du doigt les manquements de la protection de l'enfance à son égard et à l'égard de son cousin, en raison de leurs origines autochtones. Tinjani s'est retrouvé chez sa cousine Sissy après avoir quitté un lieu de placement assigné par le service d’aide sociale aux Familles, où il se sentait en danger, et avoir appelé à l’aide ses cousins depuis le téléphone d'une gare. Sissy n'a reçu dit-elle "aucune aide" pendant les deux premières années où elle s'est occupée de Tinjani. Elle a déménagé dix fois en cinq ans et s'est démenée contre toute une série d’obstacles bureaucratiques.

À une occasion, Tinjani a été retiré de l'école parce qu'il lui manquait une attestation comme quoi Sissy était sa tutrice officielle. Et lorsque l'aide sociale est enfin arrivée, elle s'est souvent avérée inappropriée, a témoigné Sissy. Les autorités n'ont pas été en mesure de nommer le territoire traditionnel d'origine de Tinjani, par exemple, déclarant qu’il était « actuellement inconnu ». C'était pour eux, témoigne sa tutrice, « comme un coup de pied dans les tripes. Il était avec moi depuis plusieurs années et avait vu tellement de travailleurs [sociaux]. Il aurait suffi de nous le demander. »

Sissy Austin défend les droits des Aborigènes devant la Commission vérité Yoorrook
« Cela se passe en ce moment même. » Sissy Austin, devant la Commission Yoorrook, décrit son expérience récente des discriminations de l'aide sociale aux Familles dans l'Etat de Victoria, à l'encontre des femmes et des enfants autochtones. © Yoorrook Justice Commission

La douleur de la séparation décrite par la famille Wright, et endurée par de nombreuses familles autochtones aux mains du gouvernement, se poursuit aujourd'hui, a souligné Sissy Austin. "J'ai entendu ces histoires de la part de nos aînés, mais ce que nous ne réalisons pas, c'est que cela se passe en ce moment même : il y a des enfants dans notre communauté qui savent qu'ils ont un frère ou une sœur quelque part, mais ils ne savent pas où, parce qu'ils n'ont pas de voix." Les tentatives pour obtenir un appui de l’Aide sociale aux Familles afin de financer les frais de déplacement pour les visites des frères et sœurs n'ont pas abouti, et Austin a recommandé à la Commission de procéder à des réformes dans ce domaine.

Une attitude relevant du "eux et nous" imprègne la relation entre l’aide sociale et les mères autochtones, a poursuivi Austin. "La déshumanisation des mères autochtones est franchement dégoûtante", dit-elle. La nature punitive du système fait que les femmes ont peur de signaler les violences domestiques par crainte de se voir retirer leurs enfants, a-t-elle ajouté, et l'intervention des tribunaux - "l'endroit le plus déshumanisant dans lequel on puisse entrer" selon elle - donne aux femmes autochtones "l'impression d'être les méchantes de l’histoire". En concluant son témoignage, Sissy Austin a imploré l’Aide sociale de considérer les femmes autochtones comme des mères aimantes, plutôt que comme des problèmes.

93% des enfants aborigènes criminalisés

En raison de la sensibilité du sujet abordé lors de cette séance par la Commission, la majorité des témoignages ont été entendus à huis clos. Mais vendredi, une série d'organisations non gouvernementales dirigées par des Aborigènes ont parlé devant la Commission Yoorrook du système de protection de l'enfance de l’État de Victoria.

Chris Harrison, de l'Aboriginal Justice Caucus, une ONG qui assure la représentation des Autochtones devant le système judiciaire, a déclaré à la Commission que 93 % des enfants autochtones quittaient le système de protection de l'enfance avec une incrimination portée contre eux. Harrison a expliqué que la menace de la police est régulièrement utilisée comme tactique pour tenir les enfants dans le droit chemin, et que le Département des Familles cherche souvent à faire inculper les enfants autochtones pour des incidents mineurs, comme casser une fenêtre, afin de pouvoir réclamer une assurance pour les objets endommagés.

Anoushka Jeronimus, de WEstjustice, une organisation qui fournit une aide juridique gratuite aux habitants de la banlieue ouest de Melbourne, a déclaré à la Commission qu'il est "de plus en plus courant que la police soit le premier intervenant social", allant jusqu’à se substituer aux travailleurs sociaux, et que cela contribue également à la criminalisation des enfants autochtones. Des interactions avec la police pour des incidents mineurs peuvent être "contre-productives et retraumatisantes", dit-elle, pour les enfants qui ont déjà eu des expériences négatives avec elle. Le racisme de la police, ajoute-t-elle, est un autre facteur contribuant à la surreprésentation des enfants aborigènes dans les prisons de Victoria.

Les données de 2021 de la Commission victorienne pour les enfants et les jeunes, une autorité administrative indépendante, ont révélé que les enfants aborigènes étaient neuf fois plus susceptibles que les enfants non aborigènes d'être placés sous tutelle par la justice des mineurs. En outre, la police était plus susceptible de recourir à la détention plutôt qu'à des avertissements avec les enfants aborigènes, et les tribunaux étaient plus susceptibles de leur infliger des peines plus longues. De plus, les lois sur la libération sous caution, qui ont eu pour effet de doubler le nombre de femmes autochtones en détention, ont contribué à une situation où les enfants autochtones "perdent leurs parents de façon plus importante encore qu'au siècle dernier", a déclaré devant la Commission un représentant du Conseil des jeunes Koorie, une organisation de jeunes autochtones.

Ces trois jours de témoignages sur le système de protection de l'enfance ont jeté une lumière froide, pour ce que la commission vérité a pu rendre public, sur le fait que les injustices du passé continuent à se répéter dans le Victoria contemporain. La Commission se réunit à nouveau, cette semaine, pour des audiences sur le système de justice pénale de Victoria. Elle a prévu, à la fin du mois de mars, une série d’audiences où les autorités gouvernementales victoriennes seront invitées à répondre et donner leur version des faits.

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