Dossier spécial « L'humanité à l'heure du crime colonial »

Australie : la violence continue de la colonisation devant la Commission Yoorrook

Au niveau national, l'Australie peine à organiser un processus de vérité, réconciliation et réparations sur les violences commises contre les peuples autochtones. L'État de Victoria, dans le sud-est de l'Australie, veut inverser cette tendance. En décembre dernier, une commission vérité, nommée Yoorrook, y a organisé une deuxième série d'audiences publiques avec des victimes et des témoins experts. Ils ont souligné combien les communautés aborigènes continuent de souffrir de la réalité de la colonisation.

Eleanor A. Bourke, présidente de la Yoorrook Justice Commission en Australie.
La professeure Eleanor A. Bourke, présidente de la Commission Yoorrook, lors de la visite, en décembre 2022, du centre culturel de la communauté des Bangerang, à Shepparton, dans l'Etat de Victoria, au sud-est de l'Australie. © Yoorrook Justice Commission
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En Australie, alors que le pays se prépare à un référendum sur la voix des autochtones au Parlement, les membres des Premières Nations de l'État de Victoria se confrontent à l'héritage et à la réalité persistante de la colonisation, dans le cadre d'une commission de vérité unique, la commission Yoorrook. Établie dans le cadre du processus de négociation d'un traité entre le gouvernement de l'État et les communautés aborigènes locales, la commission a entendu, en décembre, des anciens, des dirigeants communautaires et des experts s'exprimer sur l'injustice systémique dans les systèmes de protection de l'enfance et de justice pénale de l'État. Ces audiences étaient les secondes dans un processus de vérité et de collecte d'informations qui va durer des années.

Lors du lancement de la Commission, la vice-présidente Sue-Anne Hunter avait déclaré que "l'histoire de Victoria a été racontée par l'oppresseur. Et lorsque vous n'avez qu'un seul côté de l'histoire, il y a toujours un déséquilibre". Les histoires d'injustice passées et présentes racontées devant Yoorrook doivent servir à forger un récit public officiel sur l'impact de la colonisation sur les Premières Nations. Alors que d'innombrables enquêtes et commissions se sont succédées sans qu'aucune action significative n'ait été entreprise, une confiance discrète entoure Yoorrook, conçue et dirigée par les autochtones de Victoria dans le cadre d'un processus de traité, pour conduire à des solutions déterminées localement.

"Nous avons été emmenés sans que mes parents en soient informés"

Des experts et des praticiens autochtones dans le domaine de la protection de l'enfance ont déclaré à la Commission que "les conceptions occidentales de ce à quoi ressemble une bonne famille" continuent de perpétuer un système raciste de retrait des enfants par l'État, que de nombreux Australiens croient relégué à un passé honteux. Des représentants de l’Agence d’assistance aux enfants aborigènes de Victoria ont affirmé que "tous les problèmes que nous rencontrons aujourd'hui dans les systèmes de protection de l'enfance et de justice pénale de Victoria sont le résultat direct de siècles de politiques et de législations racistes et de pratiques discriminatoires renforcées".

Les témoins ont établi un lien entre les pratiques historiques de retrait d'enfants et les politiques et législations contemporaines qui font que les enfants autochtones ont 20 fois plus de chances d'être placés hors de leur foyer que les non autochtones, et qui ont présidé à une augmentation spectaculaire du nombre d'enfants autochtones en contact avec le système de protection de l'enfance.

Charmaine Clarke, une aînée Gundijtmara et spécialiste en matière de violence familiale, a raconté à la Commission avoir été prise en charge par l'État à l'âge de 2 ans parce que ses parents, cueilleurs de fruits itinérants, n'avaient "pas d'adresse fixe". "Nous avons été pris sans le consentement de mes parents. Nous avons été pris sans qu'ils en soient informés non plus", a-t-elle dit. De même, Geraldine Atkinson a évoqué une enfance passée à déménager régulièrement pour éviter les agents de l'aide sociale, après que l'État ait tenté de l'éloigner, à la suite du décès de son père. "Où que nous vivions, nous étions surveillés. Nous étions toujours surveillés pour savoir comment nous vivions, où nous vivions et dans quelles conditions. C'était traumatisant [de voir d'autres enfants retirés]. Vous pensiez que vous seriez le prochain."

Le traumatisme développé par les générations passées, et la peur du système de protection de l'enfance qui en découle, "se perpétue de génération en génération", a déclaré à la Commission Jacynta Krakouer, assistante sociale et universitaire. La politique hostile du gouvernement, qui voit « l’absence de volonté de coopération » des parents avec les agents de l'aide sociale comme un facteur de risque pour les enfants, aggrave encore le problème. "Cette réaction traumatique suscite une peur réelle et vous ne voulez pas leur parler parce que vous avez peur qu'il vous arrive ce qui est arrivé à nos ancêtres, à nos anciens", a-t-elle expliqué.

Protection de l'enfance ou négligence de l'enfant ?

La Commission a entendu que les politiques et les lois qui ne tiennent pas compte de l'histoire et de la culture autochtones continuent de porter de mauvais fruits pour les membres des Premières Nations. La législation et les pratiques en matière de protection de l'enfance continuent d'être fondées sur les conceptions de "l'ère victorienne" de ce qu'est une "bonne éducation" et ne tiennent pas compte des modèles d'éducation des enfants "fondés sur la parenté". Krakouer a cité des exemples d'enfants placés par les services de protection de l'enfance chez les membres non autochtones de leur famille parce qu'ils étaient considérés comme ayant "le bon modèle d’éducation". L'absence d'autodétermination dans l'élaboration de la politique de protection de l'enfance crée une situation dans laquelle les torts du passé sont répétés et les enfants autochtones sont isolés de leur famille et de leur culture.

La Commission a pris connaissance du taux élevé de retrait des enfants aborigènes de Victoria, qui est 18 fois supérieur à celui des enfants non aborigènes. De nombreux facteurs de risque influençant le contact avec le système de protection de l'enfance sont "historiques et immuables - ils ne peuvent être modifiés par les familles, quelle que soit leur motivation". La particularité des "notifications d'enfant à naître" - par lesquelles quelqu’un peut faire part à la protection de l'enfance de ses inquiétudes quant au bien-être d'un enfant à naître - ne font que renforcer le désavantage des autochtones et perpétuer un système de retrait des enfants. Les mères ne sont pas informées qu'une notification a été faite, et la protection de l'enfance n'a pas le pouvoir d'orienter l'enfant vers un service communautaire avant la naissance. Karinda Taylor, de l'organisme First Peoples' Health and Wellbeing, a raconté à la Commission un cas où ce cadre législatif a joué : un avis de naissance avait été établi par la police alors que la mère était enceinte de cinq semaines, à la suite d'une dispute conjugale. Dans l'intervalle, la mère avait quitté cette relation et trouvé de nouvelles conditions de vie. La notification est restée "non divulguée et non reconnue" jusqu'à la naissance : "La première personne qu'elle a vu, avant qu'aucun membre de sa famille n'arrive pour rencontrer son bébé, est un travailleur de la protection de l'enfance pour prendre son bébé."

Alors que l'État continue de rendre pathologiques et de punir les structures familiales et les modes d'éducation autochtones, le niveau de soins de l'État n'est, dans de nombreux cas, pas à la hauteur : "Si l'État était tenu de respecter les mêmes normes exigées de nos familles, les enfants lui seraient retirés", a déclaré Krakouer. La Commission a été informée que le département spécialisé déposait des enfants sur le pas de la porte des personnes en charge, la nuit, avec 20 dollars et quelques vêtements. D'importantes défaillances administratives ont été évoquées : en 2021, la protection de l'enfance n'avait pas d'adresse principale pour 462 enfants en charge, tandis que 171 autres étaient à une "adresse inconnue".

Enfant autochtone (aborigène) en Australie
En Australie, les enfants autochtones ont 20 fois plus de chances d'être placés hors de leur foyer par les services de protection de l'enfance que les non autochtones. © Anoek De Groot / AFP

Responsabilité pénale à 10 ans

L'interrelation entre les systèmes de protection de l'enfance et de justice pénale de Victoria a été soulignée par les témoins devant la Commission, le racisme systémique et le traumatisme historique et permanent de l'éloignement des enfants perpétuant leur surreprésentation dans le système de justice pénale.

Les témoins ont tous insisté sur la nécessité de relever l'âge de la responsabilité pénale dans l'État de Victoria, qui est actuellement de 10 ans. Cet âge n'est pas conforme aux normes internationales et contribue fortement à la criminalisation des enfants aborigènes, tout en perpétuant le cycle des traumatismes.

Geraldine Atkinson a raconté à la Commission l'histoire de son frère qui, après avoir été surpris à voler 20 dollars à son professeur à l'âge de 10 ans, a été retiré de sa famille, envoyé dans divers centres de détention pour mineurs à travers l'État, avant de se retrouver dans une prison pour adultes et de mourir à un jeune âge. "C'est l'histoire d'un enfant retiré à environ 10 ans puis ce qu'est sa trajectoire de vie. Voulons-nous encore que cela se produise ? Voulons-nous encore voir nos gens enfermés à 10 ans, alors qu’ils sont encore bébés, ne pas avoir la chance de changer leur vie ?"

Des histoires comme celle d'Atkinson continuent d'être reproduites dans le cadre d'un système décrit par Meena Singh, commissaire de l’État de Victoria pour les enfants et les jeunes aborigènes, comme "ayant des conséquences dévastatrices pour les jeunes aborigènes et leurs familles". Karin Williams, qui travaille dans la justice pour mineurs, a eu à défendre devant un tribunal un enfant de 10 ans qui avait été enfermé toute la nuit. "Il n'avait personne. Je me suis assise avec lui. Je pleurais comme un bébé à côté de lui parce que c'était décourageant. Il pleurait. Il était en détresse parce qu'il n'avait personne avec lui. Il a fini par se faire enfermer à nouveau, je pense, parce qu'il n'avait personne pour le ramener chez lui."

Racisme et excès de la police

Outre les dispositions législatives qui criminalisent les enfants et perpétuent les traumatismes, la Commission a appris que le racisme institutionnel était omniprésent au sein de la police de Victoria. Des représentants des Services juridiques aborigènes de Victoria (VALS) ont déclaré que la police, en répondant aux appels des assistants sociaux concernant des problèmes de comportement, ignorait régulièrement une directive législative conseillant de désamorcer la situation et de ne pas procéder à une arrestation dans de telles circonstances. La Commission a été informée que la police utilisait un langage dénigrant et dégradant envers les enfants dans ces situations, et une force excessive, y compris le recours à des prises d’étranglement, lors des arrestations. Un enfant, "M", qui a été placé dans 12 foyers différents depuis l'âge de 11 ans et souffre de graves problèmes de santé mentale et de handicap, "a passé des mois en prison alors qu'il n'a jamais été condamné à une peine d'emprisonnement". Il a fait l'objet d'arrestations violentes - certaines ayant entraîné une hospitalisation - et est devenu "la cible" de la police. Dans certains cas, selon VALS, "les agents de police semblent poursuivre une vendetta contre les enfants autochtones une fois qu'ils sont connus de la police."

La Commission a également entendu que les enfants incarcérés - dont beaucoup sont en détention provisoire - sont exposés au racisme et à la brutalité institutionnalisés. Des représentants du cabinet juridique Kurnai ont découvert des fouilles à nu d'enfants par la police pour des raisons raciales. "[Après avoir parlé à des clients], nous avons très vite compris que seuls les enfants autochtones étaient régulièrement soumis à des fouilles à nu". Ce n'est qu'après avoir reçu des assignations à comparaître et des preuves que la police a abandonné ses dénégations et institué un changement de politique.

Comme pour la protection de l'enfance, il a été dit à la Commission que les institutions qui ont commis des injustices dans le passé à l'encontre des aborigènes du Victoria continuent de le faire aujourd'hui. "Il existe une ligne directe entre les conditions structurelles de la colonisation, y compris les pratiques policières, et le système de justice pénale contemporain qui continue à reproduire les peuples marginalisés en tant que sous-groupes criminels", a affirmé la First Peoples' Assembly of Victoria.

Les témoins s'accordent à dire que seuls un traité et l'autodétermination peuvent entraîner un changement pour réparer les méfaits de la colonisation, qui continuent de se manifester aujourd'hui.

L'effet "discriminatoire" des lois sur la libération sous caution

Les lois sévères de 2018 sur la mise en liberté sous caution dans l'État de Victoria - qui ont entraîné une augmentation rapide de l'incarcération des indigènes - constituent une étude de cas sur la nécessité de trouver des solutions autodéterminées, ont déclaré des témoins. Les dispositions créent une inversion du fardeau de la preuve lors de la demande de mise en liberté sous caution, exigeant des personnes ayant déjà été condamnées, même pour des infractions mineures telles que le vol à l'étalage ou le défaut de comparution, de prouver l'existence de "circonstances exceptionnelles" pour être libérées sous caution. Les autochtones sont confrontés à un obstacle supplémentaire, selon Tessa Theocharous du cabinet juridique Kurnai : "Nous n'avons pas eu un seul cas, pour une personne des Premières nations, où le procureur consentira à la libération sous caution. Nous avons des clients non autochtones et il y a une différence notable dans l'approche de la police vis-à-vis de ces clients."

Ces lois ont eu des conséquences tragiques : en 2020, Veronica Nelson, 37 ans, est morte en prison après s'être vu refuser une libération sous caution pour un vol à l'étalage. Une enquête coronale a révélé, cette semaine, que Veronica Nelson avait subi un "traitement cruel et dégradant" de la part du personnel pénitentiaire et que les lois avaient un effet "discriminatoire" sur les membres des Premières Nations.

"Vous ne pouvez pas avoir un traité sans vérité"

Un fil conducteur tout au long des deux semaines d'audiences a été le besoin pressant de solutions autodéterminées. Les institutions - police, services gouvernementaux et organisations caritatives religieuses - qui ont perpétré les injustices des 19e et 20e siècles sont les mêmes qui opèrent dans les systèmes actuels de justice pénale et de protection de l'enfance. De nombreux témoins ont insisté sur le fait que seule une véritable rupture avec ces symboles du colonialisme peut produire un changement significatif et durable. L’Assemblée des Premiers Peuples de Victoria, l'organisme chargé de la négociation du traité, a fait valoir que "dès les premières étapes de la colonisation, les colonialistes ont eu recours à la violence et au maintien de l'ordre, et ont séparé de force les enfants des Premières Nations de leurs familles. La réalité pour notre peuple est que le conflit n'a jamais cessé."

Alors que les enquêtes antérieures n'ont guère abouti, Yoorrook offre un nouveau mode de confrontation avec le passé, entièrement autodéterminé, et qui nourrit un traité négocié selon les propres termes des Premières Nations. Peter Hood, membre de l'Assemblée, rappelle à Justice Info que l'orientation de la Commission a fait l'objet de "débats assez animés" au moment de sa conception. "Mais la beauté de la chose, c'est que nous pagayions tous dans le même sens. À 17 heures, quand il est temps de déposer les armes, tout le monde est comme une famille."

A propos des témoignages entendus par la Commission, Hood dit que "toutes les histoires ne seront pas racontées - il y en a des milliers - mais il s'agit d'éplucher les couches, comme un oignon. Que se passe-t-il lorsque vous épluchez un oignon ? On a les larmes aux yeux. Beaucoup de ces histoires ont été très difficiles à raconter, surtout pour les anciens. Cela peut être très émouvant d'en parler. Pendant toutes ces années, ils n'en ont jamais parlé."

"Vous ne pouvez pas avoir de traité sans vérité", dit Hood. Selon lui, malgré les innombrables défis à venir, il y a des raisons d'être optimiste : "le travail est difficile, mais il y a assurément de la lumière au bout du tunnel."

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