Dans le nord de l'Ethiopie, la vie "sous occupation" érythréenne

Depuis sa maison, Hagos voit les positions des soldats érythréens sur les hauteurs d'Alitena, petite ville du Tigré coupée en deux et raconte ses craintes d'une vie "sous occupation", que vivent selon lui d'autres habitants de cette région du nord de l'Ethiopie, soumis à d'intenses violences.

"Nous vivons dans la peur des raids qu'ils pourraient lancer à tout moment", soupire l'homme d'une quarantaine d'années, dont le prénom a été modifié pour des raisons de sécurité, tout comme les autres personnes interrogées par l'AFP.

Hagos raconte être en contact régulier avec des Ethiopiens "occupés" par les troupes érythréennes. "Ils subissent des violences sexuelles, des enlèvements, du travail forcé, des pillages, des couvre-feux", énumère-t-il.

"Personne ne prête attention à notre détresse, le monde est aujourd'hui accaparé par d'autres crises", lance-t-il, affirmant ne s'en remettre qu'à Dieu, "car nous n'attendons plus rien des forces terrestres".

Les montagnes recluses et arides de l'extrême nord-est de l'Ethiopie, où vit Hagos, font l'objet de différends territoriaux entre l'Ethiopie et l'Erythrée. La zone est peuplée par les Irob, petit groupe ethnique de quelques dizaines de milliers de personnes, installé ici depuis sept siècles.

Durant la guerre du Tigré, les Erythréens ont soutenu les forces fédérales d'Addis Abeba face aux rebelles tigréens. Ce conflit, durant lequel les différents protagonistes ont été accusés de crimes de guerre, a fait rage de novembre 2020 à novembre 2022, tuant au moins 600.000 personnes, selon l'Union africaine.

Un accord de paix, signé à Pretoria, en Afrique du Sud, a fait taire les armes.

Le texte prévoyait notamment le "retrait des forces étrangères" du Tigré, en référence aux Erythréens. Mais ces derniers, qui n'ont pas pris part aux négociations de paix, sont toujours présents dans certaines localités dans cette région, qui borde l'Erythrée, selon l'ONU, des ONG et plusieurs chancelleries.

- Migrer -

"Les unités de l'armée érythréenne sont stationnées à l'intérieur de territoires érythréens souverains et internationalement reconnus", a déclaré à l'AFP le ministre érythréen de l'Information Yemane Ghebremeskel, s'énervant de "fausses allégations recyclées avec désinvolture".

La question de la démarcation de la frontière entre les deux voisins, longue d'environ 1.000 km, est de fait régulièrement source de tensions, depuis que l'Erythrée a déclaré son indépendance de l'Ethiopie en 1993. De 1998 à 2000, une sanglante guerre a opposé les deux pays, faisant quelque 80.000 morts.

Les relations étaient depuis en dents de scie, jusqu'à un accord de paix signé par le Premier ministre éthiopien Abiy Ahmed, peu de temps après son arrivée au pouvoir en 2018, avec le président érythréen Issaias Afwerki, qui dirige le pays d'une main de fer depuis l'indépendance.

M. Abiy avait alors surpris tout le monde en se disant prêt à accepter un jugement rendu en 2002 par une commission indépendante internationale sur le tracé des frontières soutenu par l'ONU, qui était favorable à l'Érythrée.

Si ce jugement, toujours rejeté jusqu'ici par l'Ethiopie, est appliqué, des villes éthiopiennes passeront du côté érythréen et la communauté Irob sera séparée en deux.

Mais depuis la fin de la guerre du Tigré, les relations sont de nouveau à couteaux tirés, le Premier ministre éthiopien, à la tête d'un pays enclavé d'environ 130 millions d'habitants, étant accusé de lorgner sur le port érythréen d'Assab.

- "Eradiqués" -

Plus de deux ans après l'accord de Pretoria, la situation est figée à Alitena. "Les plus jeunes, qui ne supportent pas les abus et la misère, tentent de migrer vers l'Europe via la Libye, ou en direction du Moyen-Orient" et parfois périssent en chemin, déplore Hagos.

Fisseha, originaire du district d'Irob, où se trouve Alitena, a fui dès le début de la guerre au Tigré et l'avancée des troupes érythréennes, laissant derrière lui des membres de sa famille. "Je n'ai pas réussi à les contacter, je ne sais même pas s'ils sont encore en vie", s'effraie l'homme d'une soixantaine d'années.

Les soldats érythréens ont été accusés durant le conflit d'avoir commis d'innombrables exactions, notamment des violences sexuelles. Et même après l'accord de paix, selon l'ONG Amnesty international, qui en 2023 évoquait "des crimes de guerre et peut-être des crimes contre l'humanité". Dans la foulée, Asmara avait dénoncé des allégations "dénuées de substance".

A l'hôpital d'Adigrat, deuxième ville du Tigré, sous contrôle éthiopien, Desta, infirmière depuis 8 ans, dit recevoir énormément de femmes violées par des soldats érythréens dans les zones occupées. "Nous en avons entre 15 et 20 par jour, dont des victimes de viols commis par trois soldats, voire plus" originaires notamment du district d'Irob, assure-t-elle.

Ces derniers mois, les tensions entre l'Ethiopie et l'Erythrée sont montées d'un cran, faisant craindre le risque d'une nouvelle guerre. "Nous avons déjà été décimés", se lamente Hagos. "Si un nouveau conflit éclate, estime-t-il, (les Irob) seront éradiqués."

Justice Info est sur Bluesky
Comme nous, vous étiez fan de Twitter mais vous êtes déçus par X ? Alors rejoignez-nous sur Bluesky et remettons les compteurs à zéro, de façon plus saine.
Poursuivez la lecture...