Le procès ‘Ndélé 2’ à l’heure du verdict

Depuis 2020, la Cour pénale spéciale juge des crimes commis à Ndélé, dans le Nord de la République centrafricaine. Dans un premier dossier, quatre membres de l’ethnie goula avaient été condamnés. Ce 19 juin, le verdict est attendu contre trois accusés de l’ethnie rounga.

Procès Ndélé 2 en République Centrafricaine (RCA). 3 accusés en habits de prisonniers oranges se présentent à la barre.
De gauche à droite, Abdramane Seleman alias « Ada », Ahamat Younouss alias « Encadreur » et Ousmane Serge Abdoulaye Hassane. Les trois accusés présents dans le second procès sur les crimes commis à Ndélé, en République centrafricaine, connaîtront leur sort devant la Cour pénale spéciale, le 19 juin 2025. Crédit : Unité d'information et de communication de la CPS. Photo : © Cour pénale spéciale
Republier

Si les débats ont permis d’exhumer des fragments de vérité, le doute, les contradictions et les failles procédurales laissent le verdict en suspens, dans ce troisième procès à toucher à sa fin devant la Cour pénale spéciale (CPS), tribunal soutenu par l’Onu et établi à Bangui, la capitale de la République centrafricaine (RCA).

Sept accusés y sont visés, pour des crimes de guerre et crimes contre l’humanité présumés commis lors de violences communautaires en mars et avril 2020 à Ndélé et ses environs, dans le Nord de la RCA. Mais depuis l’ouverture du procès, seuls trois accusés se sont présentés : Ousmane Serge Abdoulaye Hassane ; Adramane Seleman alias « Ada » ; et Ahmat Younouss alias « Encadreur », tous issus de l’ethnie rounga, qui s’opposait lors de ce conflit à l’ethnie goula.

Violences en chaîne dans une ville sous tension

Les événements remontent au 6 mars 2020. Ce jour-là, une attaque éclate à Ndélé, épicentre de tensions ethniques entre les Roungas et les Goulas. Plusieurs jours de combats font des dizaines de morts, des centaines de déplacés et ravivent les souvenirs des violences passées [lire notre article sur le procès Ndélé 1].

« Ce procès est l’un des nombreux visages du conflit interethnique qui traverse notre pays. À Ndélé, les Roungas étaient les seigneurs autoproclamés. Ils contrôlaient la sécurité, les postes douaniers, l’ordre public. Ce pouvoir était adossé aux armes, pas au droit », décrit Albert Panda, avocat de la partie civile.

Selon l’accusation, les attaques ont été menées par des éléments du Front populaire pour la renaissance de la Centrafrique (FPRC), principalement issus de la communauté rounga, dans un contexte de lutte pour le contrôle territorial et politique de la région. Selon le parquet spécial, les accusés ont participé aux attaques des 6, 25, 26 et 27 mars 2020 à Ndélé et ses environs, notamment à Gozbeïda et Alihou. Des attaques qui ont d’abord fait des morts, avant de susciter les représailles meurtrières des Goulas. Les sept hommes à la barre, dont quatre absents, sont accusés de persécutions, meurtres, tentative de meurtre, attaque contre la population, destruction de biens.

Courage et traumatisme des témoins

Du 14 février au 20 mars 2025, la CPS a écouté tour à tour les témoignages de victimes, de chefs communautaires et les déclarations des trois accusés présents. L’accusation a présenté à la barre 28 témoins. Si certains témoignages ont été poignants, d’autres étaient moins convaincants.

Ibrahim Senoussi, le sultan-maire de Ndélé, entendu à l’ouverture du procès, affirme reconnaître deux des trois accusés : Ada et Encadreur. Senoussi précise qu’Encadreur n’était pas présent lors des deux premières attaques, mais qu’il l’était lors de la troisième. Quant à Ada, il était bien présent à Ndélé, mais sans participer aux affrontements. Il confirme que le conflit a éclaté le 6 mars, lorsque les Roungas ont attaqué les Goulas. Il indique par ailleurs que l’état-major des FPRC était dirigé par Assan Adam, aujourd’hui décédé, selon le sultan, et que Youssouf Moustapha, alias Badjadje (poursuivi dans Ndélé 1 et jugé par contumace) et Abakar Balamane (poursuivi dans Ndélé 2 mais absent au procès) étaient les principaux responsables des attaques roungas.

Interrogé par le substitut du procureur Alexandre Tindano sur la participation d’Encadreur, il répond ne pas l’avoir vu combattre, mais confirme sa présence le 29 mars. Quant à Ada, bien que présent, son implication directe reste incertaine.

Firmin Gremende, maire de Mgbolopata dans la périphérie de Ndélé, n’a reconnu aucun des accusés. Mais il rapporte avoir entendu des tirs nourris d’armes lourdes, le 6 mars 2020. Il se souvient qu’entre 9 h et 10 h ce jour-là, plus de 70 personnes, principalement des chrétiens, avaient trouvé refuge chez lui, en lui expliquant que les Roungas avaient attaqué les Goulas.

Un climat de terreur

D’autres témoins ont décrit un climat de terreur instauré par des groupes armés proches du FPRC, dirigés, selon eux, par certains des accusés. Chantal Adjou, mère d’une victime, a accusé Ada d’avoir fait arrêter puis tuer son fils. « Il [le fils] avait refusé de laisser ma fille l’épouser. Depuis, Ada nous haïssait. Mon fils a été torturé à mort sur son ordre. Son corps a été jeté derrière la gendarmerie », raconte-t-elle, fixant l’accusé droit dans les yeux.

Ismaël Chahalna Ibrahim, représentant de l’ambassade du Tchad à Ndélé, décrit lui aussi un climat de peur : « Le quartier Galandja a été vidé, des maisons incendiées, douze membres de ma communauté ont été tués. » Le témoin ignore si les accusés ont directement participé aux combats. Il confirme néanmoins qu’Abdramane Seleman, alias Ada, était chef d’état-major avant l’événement et qu’il dirigeait la brigade mixte – un groupe local d’auto-défense.

Des témoignages « vagues et subjectifs »

Les avocats de la défense dénoncent des témoignages « vagues, subjectifs, émotifs ou politiquement motivés ». Et certains témoins convoqués par la défense n’ont pas été entendus, faute d’interprète ou de moyens logistiques.

Tour à tour, chaque accusé présent au procès a nié son implication directe. Oumar Serge Abdoulaye Assan, jeune Rounga à l’allure frêle, se présente comme une victime de guerre, enrôlée à l’âge de 15 ans. « Je suis né à Damara, j’ai 22 ans. On m’a arrêté près du véhicule d’Abdoulaye Hissen, qui transportait des Faca [Forces armées centrafricaines]. J’étais avec le chauffeur du véhicule, quatre autres personnes se sont enfuies. Je n’ai jamais porté d’arme ni de tenue militaire. J’étais cuisinier au FPRC, je sortais rarement et je ne connais rien des attaques. Lors des combats, j’étais à la base du FPRC, à Ndélé. Je ne connais pas les autres accusés, sauf de nom. Abdoulaye Hissen était mon chef, mais je ne maîtrisais rien du fonctionnement du FPRC, j’y ai été forcé », dit-il dans le box des accusés.

Sa défense produit un document indiquant qu’il serait né le 15 juin 2004, ce qui ferait de lui un mineur au moment des faits. « L’enfant soldat est juridiquement une victime, pas un criminel », plaide Simplice Edgar Ngama, qui conclut : « Le doute profite à l’accusé. » Le parquet est sceptique : « Nous avons relevé des incohérences dans les documents. Il était pleinement responsable au moment des faits », martèle le procureur Alain Tolmo.

4 membres du bureau du procureur de la Cour pénale spéciale, en République centrafricaine.
Des membres du bureau du procureur de la Cour pénale spéciale, en République centrafricaine. Un nouveau verdict est attendu à Bangui, le 19 juin 2025. Capture d'une vidéo : © Cour pénale spéciale

« Je n’ai jamais manié une arme »

Abdramane Seleman, alias « Ada », se présente comme un ancien mécanicien devenu « Comixte », c’est-à-dire responsable local de sécurité au sein du FPRC. Il affirme avoir été enrôlé de force en 2008. « Je me rendais à Garba pour acheter du poisson quand j’ai été enrôlé de force dans la Convention des patriotes pour la justice et la paix (CPJP), de Nourredine Adam et d’Abdoulaye Hissen. Je n’ai jamais manié une arme », dit-il, niant avoir eu une quelconque autorité militaire. « Du 11 au 15 mars 2020, j’étais chez Abdoulaye Hissen, je n’étais pas sorti. J’ai été nommé pour encadrer le désarmement. Je n’ai jamais ordonné d’attaque », explique-t-il. Face aux témoignages qui l’accusent de menaces, de tortures et de meurtres, il s’étonne : « Je ne comprends pas pourquoi je suis là. Tout cela est monté contre moi ». « La CPS devrait chercher les vrais coupables », clame-t-il.

« Les procès-verbaux attestent votre implication », rétorque le substitut Tindano. Pour Me Panda aussi, l’accusé avait bel et bien combattu, et il ajoute qu’un chef militaire n’a pas besoin d’être sur le terrain pour voir sa responsabilité engagée.

Mais sa défense, conduite par Benoît Sarrassengue, insiste sur les vices de procédure et la violation du principe de présomption d’innocence. « J’ai été détenu puis torturé par mes geôliers avant d’être remis aux autorités judiciaires. J’ai été contraint de signer des documents sans en comprendre la teneur avant d’être transféré à Bangui sous escorte de [l’Onu] », explique Ada en audience.

« J’étais au Soudan pour des soins »

Ahmat Younouss, alias « Encadreur », va plus loin et nie même être l’homme poursuivi par le parquet : « Je suis Amat Abakar Issen. », affirme-t-il à la barre, rejetant le nom indiqué par l’accusation. « Le parquet me confond avec quelqu'un d’autre. Je n’étais pas à Ndélé pendant les faits. J’étais au Soudan pour des soins. » Son avocat, Joachim Pessinam, dépose passeport, acte de naissance et autres pièces d’identité à l’appui de cette thèse. Il plaide l’erreur judiciaire : « La justice ne peut condamner un homme sur des ouï-dire et une identification contestée par tous les documents civils disponibles. »

Encadreur conteste son identité, mais il ne conteste pas sa date de naissance. Marié à deux femmes et père de neuf enfants, il est né en 1986 à Ndélé. Militaire de 2ème classe, il s’est engagé dans l’armée en 2021. Il reconnaît également avoir été blessé par balle sur la route de Bria, en direction de Ndélé, à la période des faits mais alors qu’il se rendait à Ndah [situé à 300 km au nord-est de Ndélé] pour des soins. Il nie avoir pris part aux combats et déclare ignorer les faits reprochés à « ses éléments ».

Il nie avoir occupé le poste de chef d’état-major adjoint mais reconnaît être membre du FPRC et ancien membre de la CPJP, sous les ordres de Nourredine Adam et Abdoulaye Hissen depuis 2009.

« Ce procès n’est pas parfait, aucun ne l’est »

Les moyens de défense des accusés n’ont pourtant pas brisé l’élan de l’accusation. Le substitut Tindano accuse les trois hommes d’être « des maillons actifs d’un appareil criminel ». En plus des armes à feu saisies à leurs domiciles, le parquet s’est appuyé sur les procès-verbaux établis par l’UNPOL, l’unité spéciale de police judiciaire des Nations unies, et le cabinet d’instruction.

Lors de ses réquisitions finales, le 5 mai, le parquet a conclu à la responsabilité des sept accusés, en tant que coauteurs des attaques des 6, 25, 26 et 27 mars 2020. Pour lui, ils ont agi de concert dans le cadre d’un plan visant à affaiblir ou éliminer la faction goula, dans un contexte de conflit interethnique. « Les preuves établissent un plan structuré et coordonné par les chefs militaires du FPRC. La contribution essentielle de chacun des accusés, et le lien direct entre les attaques et les morts de civils par balle ou par le feu, ne sauraient souffrir d’aucun doute », lâche le substitut Tindano. Il retient deux types de responsabilités : directe pour avoir ordonné les crimes, et hiérarchique pour ne pas les avoir empêchés ou réprimés. Pour lui, les chefs du FPRC exerçaient un contrôle effectif sur leurs troupes et n’ont pris aucune mesure pour empêcher ou punir ces crimes. Le parquet requiert alors 10 ans de prison pour Oumar Serge Abdoulaye, 20 ans pour Abdramane Seleman alias « Ada » et Ahmat Younouss alias « Encadreur », et la perpétuité pour les accusés absents.

Et il conclut : « Ce procès n’est pas parfait. Aucun ne l’est. Mais il a permis de mettre en lumière des mécanismes de terreur qui ne peuvent rester impunis. Le peuple attend un signal fort. »

Vous trouvez cet article intéressant ?
Inscrivez-vous maintenant à notre newsletter (gratuite) pour être certain de ne pas passer à côté d'autres publications de ce type.

« Un signal fort pour les autres bourreaux »

Me Panda, dans une charge implacable, déclare : « Ces hommes étaient à la tête de groupes armés. Ce procès n’est pas un accident, c’est la conséquence directe de l’impunité. Mr le président, vous avez la responsabilité historique de poser un acte fort. Celui de déclarer ces hommes coupables. Ce serait un signal fort pour les autres bourreaux. Les Roungas étaient les seigneurs de Ndélé, contrôlant aussi bien la sécurité que les postes de douane ». Me Panda explique que c’est la volonté d’empêcher les Goulas de contrôler des barrières qui a déclenché ce conflit meurtrier. « Il est de notoriété publique que la plupart des accusés sont des cadres du FPRC, ce qui les rend pleinement responsables en tant que membres de la chaîne de commandement. La loi vous demande d’apprécier leur culpabilité au-delà de tout doute raisonnable, Mr le président. Vous allez traiter ce dossier avec toute l’attention requise, par respect pour les victimes. »

Me Ngama, avocat d’Abdoulaye Assan, lui répond : « Nous ne demandons pas la clémence. Nous exigeons la justice. La CPS ne doit pas condamner un enfant en détournant les textes. » Pour lui, la Cour n’est pas compétente pour juger son client. « Un enfant associé à des forces ou groupes armés est considéré avant tout comme une victime, et ne peut être poursuivi en justice pour ce seul motif. » Dans la procédure, Assan a trois dates de naissance. « Cette confusion constitue un vice de procédure fondamental », conclut Me Ngama, qui réclame l’acquittement.

Me Sarrassengue, défenseur d’Abdramane Seleman, pointe l’architecture défaillante du dossier : « Aucune preuve matérielle. Aucune photo. Aucun ordre écrit. Ce procès repose sur des impressions, pas sur des faits. » L’avocat conteste les qualifications juridiques retenues, considérant que les faits ne constituent ni crime de guerre, ni crime contre l’humanité. Il rappelle la participation de son client au processus de désarmement, et soutien que ce dernier n’a jamais tué dans l’exercice de ses fonctions au FRPC. Il demande l’acquittement d’Abdramane Seleman alias Ada, ou à défaut, la relaxe au bénéfice du doute.

Concernant Ahmat Younouss alias « Encadreur », Me Pessinam argue : « Mon client est analphabète. Il ne sait ni lire ni écrire. On ne peut pas lui imputer un plan structuré pour tuer. Ce procès doit faire la lumière, pas sacrifier des innocents pour l’exemple. » L’avocat met en doute les témoignages à charge, jugés vagues, contradictoires ou non crédibles ; il souligne le fait que sur 28 témoins, 22 ne reconnaissent pas son client. Pour lui, seuls trois témoignages à charge seraient exploitables, dont 2 n’ont pas directement vécu les événements. Me Pessinam conclut en demandant l’acquittement de son client, en raison d’une erreur manifeste d’identité et d’absence de preuve de culpabilité.

Guy Antoine Dangavo, défenseur des accusés absents, a passé en revue les chefs d’accusation retenus contre les accusés jugés par contumace, insistant sur l’absence de preuves concrètes à leur encontre. Il a critiqué le manque d’informations sur l’identité, le rôle et les fonctions de chaque accusé au sein du FPRC et sur l’incapacité du parquet à établir la participation active des accusés. Rappelant que la charge de la preuve incombe au parquet, il a mis en garde contre des peines de prison à perpétuité envisagées sur la base de preuves jugées insuffisantes. Il sollicite, en conclusion, l’acquittement des accusés.

NDÉLÉ 1 : 15 À 20 ANS DE PRISON FERME

La Cour pénale spéciale a rendu, le 13 décembre 2024 à Bangui, son verdict dans l’affaire Ndélé 1. Azor Kalite, Charfadine Moussa, Antar Hamat et Wodjonodroba Oumar Oscar, ont tous été reconnus coupables de crimes contre l’humanité. Kalite a écopé d’une peine de 20 ans de prison, tandis que les trois autres ont été condamnés à 15 ans. Les juges ont largement suivi le parquet spécial. Ils estiment qu’au-delà de tout doute raisonnable, Kalite et ses acolytes sont responsables des crimes commis à Ndélé, le 29 avril 2020. Pour les juges, « en tant que chef d’état-major du FPRC, [Kalite] exerçait un contrôle effectif sur les éléments armés venus en renfort avec lui de Bria et de Ndiffa et ayant participé à la commission des crimes perpétrés à Ndélé. À aucun moment l’accusé Kalite n’est intervenu pour prévenir ou punir les crimes commis par ses subordonnés, malgré la connaissance qu’il en avait ». La défense a fait appel de cette décision.

Une dizaine d’accusés Goulas étaient poursuivis dans cette affaire. Si quatre ont été présentés à la barre, jugés puis condamnés, les autres sont jugés dans un autre procès, par contumace. Les débats ont été bouclés le 15 mai 2025 et le verdict doit être rendu pour les absents le 24 juillet prochain, toujours pour des crimes de guerre et crimes contre l’humanité commis entre mars et avril 2020 à Ndélé.

Republier
Justice Info est sur Bluesky
Comme nous, vous étiez fan de Twitter mais vous êtes déçus par X ? Alors rejoignez-nous sur Bluesky et remettons les compteurs à zéro, de façon plus saine.