L'homme est habitué à mobiliser les foules et à faire des sorties médiatiques remarquables, comme jusqu'à récemment encore, le 3 mars, au centre culturel de Kinshasa. Ce jour-là, à l’occasion d’une campagne de sensibilisation contre la corruption, Constant Mutamba menaçait de poursuites judiciaires les « détourneurs » de fonds publics. « Si nous arrêtons dix voleurs de l’argent public, ce sera déjà une méthode de sensibilisation efficace », ironisait-il, devant plus de 2.000 jeunes.
Fidèle à sa traditionnelle chemise blanche, manches retroussées, son costume « abacost » et sa canne à la main, à la manière de l’ancien président Mobutu, Mutamba portait beau. Mais ce tout jeune ministre de la Justice, 37 ans seulement, n'aura passé qu'un an au gouvernement. Désormais, il se retrouve seul face à son destin. Car depuis quelques jours, l’étau se resserre autour de lui.
Mutamba ne peut plus compter sur le soutien des dizaines de partisans qui l’ont accueilli, fin mai, à l’aéroport de N’djili, dans la capitale de la République démocratique du Congo (RDC), au retour de son dernier voyage en tant que ministre. Encore moins sur celui de ceux qui l’ont accompagné, début juin, au parquet, lors de sa première convocation. A présent, il doit faire face au procureur qui l'accuse de « détournement de deniers publics ». Depuis le 16 juin, il lui est interdit de quitter Kinshasa, sur demande de la justice. Le 17 juin, il a remis sa démission au président congolais, Félix Tshisekedi, qui l'a acceptée.
En RDC, les poursuites contre un membre du gouvernement sont conditionnées, sauf en cas de flagrant délit, par un feu vert de la chambre basse du parlement. Ce qui est désormais chose faite. Les députés ont répondu favorablement au réquisitoire du procureur général près la cour de cassation, en date du 6 juin. Cette nouvelle étape fait suite à l’instruction judiciaire pour laquelle le procureur avait obtenu l’autorisation de la même Assemblée nationale, le 29 mai. Dans cette phase préliminaire, Mutamba a été entendu à deux reprises, les 3 et 6 juin, par l’avocat général Sylvain Kalwila. Pour son troisième rendez-vous, le 9 juin, il s’est fait représenter par ses avocats.
Au terme de plusieurs heures d’audition, les arguments du Garde des sceaux n’ont pas convaincu le parquet. « Les dépositions de M. Mutamba n’ont apporté aucun élément de nature à infirmer les charges recueillies auparavant. Bien au contraire, ses explications ont davantage clarifié la matérialisation des faits mis à sa charge et son intention manifeste de détourner des fonds publics », affirme le procureur général, Firmin Mvonde.
Transaction interceptée par les renseignements financiers
A l’origine de l’affaire, se trouve un projet de construction d’une prison à Kisangani, capitale provinciale de Tshopo, au Nord-Est du pays, théâtre de la « guerre des six jours » entre les armées rwandaise et ougandaise en juin 2000. Le coût global du projet s’élève à 39 millions de dollars. Le 16 avril, sur ordre de paiement de Mutamba, une somme de 19,9 millions de dollars est transférée du compte du Fonds de réparations des victimes des activités illicites de l’Ouganda en République Démocratique du Congo (FRIVAO) vers un compte différent de celui mentionné dans le contrat de passation de marché, signé entre le ministère de la Justice et l’entreprise Zion Construction SARL deux jours plus tôt, et ouvert dans une banque différente. Il s’agit d’un compte courant, précise le procureur.
Cette transaction « suspecte » est interceptée par la Cenaref, la Cellule nationale des renseignements financiers. « Les fonds y logés [sur le compte courant] sont la propriété exclusive du titulaire du compte. C’est la saisie opérée par la Cenaref puis par le procureur général de la cour de cassation qui les a rendus [ces fonds] indisponibles », note Mvonde dans sa requête.
Le parquet reproche notamment au ministre de la Justice : l’absence de l’autorisation du gouvernement pour la construction d’un centre pénitentiaire, le non-respect de la procédure de passation de marché de gré à gré, l’attribution du marché à une société « de façade » sans siège social, sans personnel qualifié, sans expérience avérée ni garantie financière, ainsi que le changement de la destination de fonds publics destinés à la réparation des dommages causés par les activités illicites de l’Ouganda en RDC.
Mutamba sur la défensive
Lors de ses auditions, Mutamba a affirmé avoir reçu l’autorisation verbale du gouvernement, le 8 novembre 2024, pour la construction de la prison. Le procureur réplique que le Conseil des ministres de ce jour-là avait évoqué plutôt des maisons d’arrêt provisoires à ériger à Kinshasa et dans des sites devant être identifiés, et non à Kisangani.
Le ministre de la Justice soutient aussi avoir obtenu l’autorisation préalable spéciale pour la passation du marché de gré à gré. A ce sujet, Mvonde révèle que le directeur général par intérim de la Direction générale de contrôle des marchés publics (DGCMP) a déclaré, sur procès-verbal, avoir subi « des pressions et menaces » de la part de Mutamba pour attribuer cette autorisation sans que les pièces exigées ne soient produites.
Concernant Zion Construction SARL, l'entreprise bénéficiaire du marché, le ministre a confié au procureur ne s’être pas préoccupé de vérifier l’existence effective de la société, ni ses ouvrages réalisés, ni son personnel. Les personnes actionnaires sont restées introuvables et font l’objet d'avis de recherche, souligne Mvonde. A Kisangani, aucun site n’a été retrouvé comme devant abriter le site pénitentiaire.
Qui est Constant Mutamba ?
Si ce dossier de construction de prison et de détournements de fonds présumés défraie la chronique, c'est aussi en raison de la personne impliquée. Proche de l’ancien président Joseph Kabila et membre de sa famille politique « Front commun pour le Congo (FCC) », Mutamba quitte cette plateforme en 2021. Avec son compagnon Agée Matembo, il crée alors un groupement politique, Dynamique Progressiste Révolutionnaire (Dypro) qui se présente comme l’opposition « républicaine ». Sous les couleurs de Dypro, il se porte candidat à la présidentielle de 2023. Mais comme d’autres prétendants, il obtient moins d’un pourcent des suffrages.
En mai 2024, alors qu’il est toujours dans l'opposition, le président Tshisekedi le nomme ministre d’État en charge de la Justice et Garde des sceaux. Dès sa prise de fonctions, il promet la construction d’une prison spéciale pour les détourneurs d’argent. En août, il suspend et met à la disposition de la justice le premier comité directeur du Frivao. En novembre, il organise les États généraux de la justice, censés trouver des remèdes appropriés pour guérir une justice congolaise « malade ». Six mois plus tard, le voici contraint à la démission et à devoir affronter lui-même la justice. Mutamba a passé une grande partie de sa vie à Kisangani. Il doit désormais répondre de détournements de fonds destinés, justement, aux victimes de guerre à Kisangani. Une guerre qu’il a lui-même connue.
Manque de transparence
Cela fait plus de 20 ans que les victimes des atrocités perpétrées à Kisangani attendent réparations. Selon un arrêt de la Cour internationale de justice (CIJ) en 2022, l’Ouganda doit verser à la RDC 325 millions de dollars sur cinq ans. Cette somme est gérée par le Frivao. Trois tranches ont déjà été versées entre 2022 et 2024. Pour un total de 195 millions de dollars.
Le 5 juin dernier, à l’occasion des 25 ans de la guerre « des six jours » (5-10 juin 2000), l'ONG Amnesty International a attiré l’attention des autorités congolaises, dans un rapport intitulé « Le Congo, ça n’émeut personne ? 25 années sans justice pour la guerre des six jours à Kisangani ». « En 2024, des victimes ont enfin commencé à recevoir une indemnisation, mais l’institution créée par la RDC pour recevoir les fonds de l’Ouganda et les distribuer a été extrêmement critiquée », souligne Amnesty International. Parmi les freins à la réparation, figure l’éternelle question de l’identification des victimes. Des victimes accusent l’établissement public d’opacité dans sa gestion. Le comité actuel, installé par Mutamba, n’est pas non plus épargné. « Il n’y a pas de transparence dans la gestion de ce fonds. Comment sommes-nous passées de 3.000 victimes en 2021 à près de 20.000 aujourd’hui ? D’où viennent les autres ? Nous ne savons pas qui est une vraie victime et qui ne l’est pas. Je reçois plusieurs victimes qui restent sur la liste d’attente de réparations », s’indigne une victime de Kisangani, qui a requis l’anonymat. « Je suis en insécurité juste parce que je plaide la cause des victimes », confie-t-elle à Justice Info, avant d’ajouter que les victimes sont tenues à l’écart de la gestion du fonds qui leur est destiné. Conséquence, elles ne peuvent pas affirmer avec précision s’il y a détournement ou pas, ni par qui. « Même lorsque l’Ouganda verse les tranches d’argent, nous ne sommes informés que via les réseaux sociaux », déplore-t-elle, avant de conclure : « Si détournement il y a, que personne ne soit épargné. » Contacté, le directeur général du Frivao n’a pas donné suite à nos sollicitations.
Règlement de comptes ?
Les Congolais, eux, s’interrogent aussi sur les motivations de la procédure. Les avis divergent, y compris sur les réseaux sociaux. Si certains saluent « la lutte contre la corruption », d’autres fustigent « un procès politique ou un règlement de comptes ».
Les relations entre l’accusé Mutamba et l’accusateur Mvonde se sont notamment invités dans les débats. Car en novembre 2024, le ministre de la Justice avait initié des enquêtes sur l’acquisition, par le procureur général de la cour de cassation, d’un bien immobilier d’une valeur de 900.000 euros, à Bruxelles. Dans une correspondance datée du 10 juin, Mutamba mentionne cette affaire. Il récuse ainsi le procureur Mvonde et tous les magistrats de son bureau, et dénonce « un acharnement et un complot politique ». Redoutant « un règlement de compte », le jeune ministre affirme vouloir « empêcher la partialité » et bénéficier d’une « instruction juste ».
Dans sa lettre de démission adressée au président Tshisekedi, le 17 juin, Mutamba clame son innocence. « Je suis surpris par un coup de poignard dans le dos », regrette-t-il. « Je n’ai jamais compromis mes valeurs et je ne le ferai pas. Je n’ai pris aucun dollar de l’État », assure-t-il.
« Ils doivent tous répondre de leurs actes »
Au sein de la société civile, on n’a pas tardé à réagir. Le mouvement Lucha (Lutte pour le changement) a appelé, le 16 juin, à la démission de Mutamba, mais aussi à l’audit des deux établissements publics dédiés à la réparation de victimes : le Fonds national de réparation des victimes (Fonarev) et le Frivao. Les deux institutions sont « systématiquement utilisées pour siphonner l’argent public au profit de quelques individus haut placés », dénonce le mouvement citoyen, ce qui constitue « une insulte à la mémoire des victimes et un supplice de plus pour les survivants ».
Pour le centre de recherche en finances publiques et développement local (CREFDL), les poursuites contre Mutamba constituent un geste positif. Cependant, il faut aller jusqu’au bout, estime son coordonnateur national, Valery Madianga, interrogé par Justice Info. « Il faudrait que la justice soit transparente dans les processus. Il faut aussi poursuivre l’entreprise qui avait indûment gagné le marché et tous ceux qui ont travaillé dans le circuit de la dépense publique mais aussi ceux qui ont favorisé le paiement. Il n’est pas question que seul le ministre soit devant la barre mais plutôt tout le système qui a fonctionné pour qu’on en arrive là. Ils doivent tous répondre de leurs actes », martèle Madianga.
