Comment la CPI peut rendre le procès de Duterte utile aux Philippins – ou passer à côté

Les audiences dans l'affaire contre l'ancien président philippin Rodrigo Duterte devant la Cour pénale internationale, qui devaient se tenir du 23 au 26 septembre, ont été reportées. Le professeur Tom Smith explique comment le procès devant la CPI pourrait éviter d'être un simple procès-spectacle.

Procès de Rodrigo Duterte à la CPI - Photo : à la Haye, devant les bureaux de la Cour pénale internationale, un homme tient une affiche de Duterte.
Tom Smith : la question est de savoir si le procès de Rodrigo Duterte devant la Cour pénale internationale renforcera la démocratie philippine ou, au contraire, durcira les forces qui la minent. Photo : © Nicolas Tucat / AFP
Republier

Si vous pensez que l'affaire portée devant la Cour pénale internationale contre Rodrigo Duterte n'est qu'une question de droit, vous passez à côté de l'essentiel. À Manille, le procès s'inscrit en plein cœur d'un jeu de pouvoir rééquilibré entre les deux familles probablement les plus puissantes du pays, Marcos contre Duterte, qui se formule également en Washington contre Pékin, et entre des victimes en quête de justice contre des institutions fragilisées par des années d'impunité. La question n'est pas seulement de savoir si La Haye peut condamner un ancien président âgé de 80 ans – sa culpabilité n'est guère contestée. Il s'agit de savoir si ce processus renforce la démocratie philippine ou, au contraire, durcit les forces mêmes qu'il vise à contenir.

Des audiences devaient se tenir le 23 septembre, à la suite de l'arrestation et la détention de Duterte en mars, mais elles ont été reportées en raison de l'état de santé de l'accusé. À l'issue de ces audiences, qui détermineront s'il existe des preuves suffisantes pour étayer les accusations, le procès pourra commencer. Cependant, les procès devant la CPI se mesurent en années plutôt qu'en mois et, compte tenu de l'histoire de la CPI, personne ne devrait s'attendre à un verdict avant quatre ans.

Duterte a été arrêté à Manille le 11 mars 2025 sur mandat de la CPI pour des meurtres commis dans le cadre de la « guerre contre la drogue » et il a été rapidement transféré à La Haye. La Chambre préliminaire a estimé (ce que les procureurs ont fait valoir) que sa libération risquerait d'intimider les témoins. Il ne s'agit pas d'une abstraction : les familles des victimes font état de campagnes de harcèlement coordonnées depuis son arrestation.

La position du président Ferdinand Marcos Jr. a varié : il a publiquement insisté sur le fait que la CPI n'avait pas l'autorité requise et que les Philippines ne « coopéreraient » pas, tout en autorisant la procédure via Interpol qui a abouti à la détention de Duterte, puis en défendant ce transfert devant le Sénat. C’est un pinaillage juridique, mais le message politique est clair : le palais ne se jetterait pas sous les roues pour l'ancien président. Le calcul politique a changé pour Marcos. Alors qu'il protégeait auparavant Duterte, dont la fille Sara n'est autre que la vice-présidente, le mariage de convenance entre les deux familles est bel et bien terminé. Même si Sara a jusqu'à présent survécu aux tentatives visant à la destituer pour corruption ou pour avoir ouvertement menacé d'assassinat le président Marcos et d'autres personnes.

Le risque de délégitimation de la justice

Mais le procès rendra-t-il justice aux victimes ? Il le peut, en partie. La CPI peut établir un dossier qui fasse autorité, donner une légitimité aux victimes et réduire la marge de manœuvre des révisionnistes. Mais ses limites sont réelles et bien connues : lenteur des procédures, faible nombre de condamnations et dépendance vis-à-vis d'États susceptibles de changer d'avis. Même ses partisans reconnaissent que le rythme des procédures est extrêmement lent. Pour les Philippins, une justice retardée risque d'être une justice délégitimée.

Pendant ce temps, les auteurs du bain de sang ne sont, pour la plupart, pas traduits en justice. Certains sont toujours au pouvoir. Le sénateur Ronald « Bato » dela Rosa, le chef de la police qui a contribué à orchestrer la campagne, reste un acteur central et a utilisé sa tribune pour protéger le camp Duterte. Le sénateur Bong Go est un autre acolyte de Duterte qui devrait également être jugé. C'est précisément pour cette raison que les victimes et les procureurs mettent en garde contre la manipulation et l'intimidation des témoins : les réseaux perdurent.

Les témoins ont désormais été divulgués, ils sont en danger et auront besoin d'être protégés par quelqu'un. Et pourtant, voici le point délicat, le procès pourrait également encourager les Duterte. Sara Duterte a survécu à une procédure de destitution, a su gérer un examen minutieux du budget et affiche toujours des taux de confiance plus élevés que le président. Lors des élections de mi-mandat, les forces alignées sur Duterte ont obtenu des résultats suffisants pour lui ouvrir la voie à la présidence en 2028. Le procès de son père ne sera probablement pas terminé lorsque la famille prendra le contrôle du palais – et que se passera-t-il alors ? Pour nombre de ses partisans, l'affaire devant la CPI confirme un discours bien établi : l’ingérence d’un tribunal occidental visant à mettre à genoux un clan populaire. Cette politique du ressentiment est puissante et se propage.

Ajoutez à cela la géopolitique et le tableau devient plus net. Le retour de Manille vers Washington – accord de coopération renforcée en matière de défense (sites militaires américains), exercice Balikatan (militaire américain) d'une ampleur record, patrouilles conjointes – s'est accéléré dans une mer de Chine méridionale disputée. La pression de Pékin, ou même les opérations de propagande présumées autour des élections de 2025, donnent au camp Marcos des raisons de resserrer l'alliance. Dans ce climat, il est facile pour les partisans de Duterte de présenter la CPI comme un autre gourdin occidental. Ce n'est pas vrai, mais l'image renvoyée est un cadeau politique.

Vous trouvez cet article intéressant ?
Inscrivez-vous maintenant à notre newsletter (gratuite) pour être certain de ne pas passer à côté d'autres publications de ce type.

En faire un effort de justice philippin

S'agit-il donc d'un « procès-spectacle » au service des intérêts occidentaux ? Non, les accusations découlent d'années de rassemblement de preuves par des associations philippines et des enquêteurs internationaux. Mais le processus peut-il être utilisé comme une arme par le camp Duterte ? Absolument. La solution n'est pas d'abandonner l'affaire, mais de l'associer à un programme judiciaire national crédible qui réduise la marge de manœuvre pour une manipulation et qui permette de traduire en justice au niveau local les personnes qui ont effectivement commis les meurtres ou qui étaient proches de la chaîne meurtrière.

Cela implique trois choses. Premièrement, protéger les témoignages vivants : financer et renforcer la protection des témoins, y compris le soutien à une sécurité digitale pour les familles victimes d'attaques en ligne. Les autorités philippines devraient traiter les campagnes de harcèlement comme des actes criminels et non comme du « bruit politique », et agir rapidement dans le cadre des investigations du Bureau national des enquêtes.

Deuxièmement, faire le ménage chez soi : contrôler et suspendre les agents liés de manière crédible à des pratiques d'exécutions extrajudiciaires, même s'ils occupent aujourd’hui d'autres fonctions. Le message envoyé aux victimes doit être que l'impunité ne paie pas, qu'il y ait ou non une condamnation à La Haye.

Troisièmement, placer les victimes au centre : soutenir le Bureau du conseil public pour les victimes de la CPI et l'accompagnement de la société civile afin que les rescapés ne soient pas seuls. Si le procès donne l'impression d'être un spectacle lointain, la confiance du public s'effondrera.

La CPI affaiblira-t-elle les institutions philippines ? Seulement si les Philippins la laissent devenir le substitut d’une responsabilité nationale. La stratégie la plus intelligente est la complémentarité : utiliser ce procès international comme levier pour reconstruire l'État de droit dans le pays. Si Manille associe un programme de réforme sobre et souverain à une coopération en matière de recherche de la vérité et de protection, la procédure de La Haye pourra renforcer nos institutions, et non les affaiblir. Sinon, le procès risque de raffermir une mentalité de siège et de donner un coup de fouet à la campagne présidentielle de Sara Duterte, ce qui pourrait compromettre tous les efforts déployés à La Haye.

La justice aurait dû être un combat philippin. Elle peut encore l'être, mais cela nécessite des efforts courageux et concertés.

Tom SmithTOM SMITH

Tom Smith est directeur académique du Royal Air Force College et professeur de relations internationales à l'université de Portsmouth, au Royaume-Uni. Il se concentre sur les conflits et les droits de l'homme aux Philippines et en Asie du Sud-Est. Il a critiqué ouvertement le régime de Duterte et conseillé des associations de défense des droits de l'homme dans la région, en travaillant avec la société civile, le gouvernement britannique et les gouvernements et ONG d'outre-mer.

Republier
Justice Info est sur Bluesky
Comme nous, vous étiez fan de Twitter mais vous êtes déçus par X ? Alors rejoignez-nous sur Bluesky et remettons les compteurs à zéro, de façon plus saine.