Lafarge en procès – épisode 3 : anatomie des flux financiers vers les groupes terroristes

En partenariat avec Justice Info, la professeure de droit international Sharon Weill et onze étudiants à Sciences Po Paris se consacrent à la couverture hebdomadaire du procès de l’affaire Lafarge, en faisant une ethnographie du procès.

Procès Lafarge à Paris (France) pour des crimes allégués en Syrie incluant des flux financiers vers des organisations terroristes. Illustration : peinture (aquarelle) représentant la salle d'audience où l'on voit une personne debout à la barre et une autre assise à côté, des écouteurs sur les oreilles.
Un ancien salarié syrien du cimentier français Lafarge témoigne d’Allemagne en visio-conférence, avec l’assistance d’un interprète (au premier plan, dans la salle d’audience), jeudi 27 novembre 2025. Illustration (aquarelle sur papier) : © María Araos Flórez
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Sciences Po Paris

La troisième semaine du procès Lafarge devant la 16e chambre du tribunal correctionnel de Paris, entamée lundi 24 novembre, a été largement consacrée à la preuve de l’infraction de financement de terrorisme.

Il s’agit tout d’abord d’identifier les groupes en cause et d’établir si les anciens dirigeants avaient conscience de leur nature terroriste. Pour éclairer ce point, l’audience débute lundi par le témoignage anonymisé d’un agent de la DGSI, la direction générale de la sécurité intérieure française, chargée de la lutte contre le terrorisme. L’homme est auditionné en visioconférence. À 15 heures, alors que la connexion vient tout juste d’être rétablie après une interruption due à un problème de réseau, un incident survient : pendant une quinzaine de secondes, l’agent du renseignement français apparaît à l’écran avant d’être flouté…

Pendant plus de trois heures, l’agent de la DGSI plonge le tribunal dans un cours de géopolitique sur la situation syrienne de 2012 à 2015 – période durant laquelle Lafarge est soupçonné d’avoir versé 5 millions d’euros à des groupes terroristes en Syrie. Il identifie les forces en présence autour de la cimenterie de Jalabiya, notamment les trois groupes djihadistes auxquels Lafarge est accusé d’avoir versé des fonds : le JAN (Jabhat Al Nosra) l’EIIL (État Islamique en Irak et au Levant), et Ahrar al-Cham. Il insiste sur le fait que les exactions commises par JAN et ESIL faisaient l’objet de nombreux reportages dans les médias français, rendant ces informations connues du grand public et ne laissant, selon lui, que très peu de doute quant au fait qu’ils étaient connus comme des organisations terroristes.

Très vite, la question d’un éventuel lien ou d’une connaissance des services de renseignement français dans cette affaire refait surface. Solange Doumic, l’avocate de Christian Herrault, l’ancien directeur général délégué aux opérations du groupe Lafarge et superviseur de la Syrie, souligne que Jean-Claude Veillard, alors directeur de la sûreté de Lafarge, aurait déjeuné avec des agents du renseignement à plusieurs reprises, et notamment durant l’été 2014. Le témoin élude cette question, comme d’autres, en évoquant le cloisonnement qui caractérise les services. Il suggère de demander à Veillard s’il se souvient de ces déjeuners. L’avocate de Herrault lui répond alors : “Mr Veillard a eu la chance de bénéficier d’un non-lieu ; il viendra [au tribunal, le 9 décembre, en tant que témoin] pour avoir probablement les mêmes souvenirs que vous.”

Les anciens cadres de Lafarge affirment avoir été victimes du « système Veillard » : « J’ai subi la situation à travers le comité de sûreté de Jean-Claude Veillard », a expliqué Herrault. Veillard demeure le fantôme de ce procès, et son rôle potentiel d’informateur pour les services de renseignement reste une zone d’ombre. Cette opacité est renforcée par le fait que les échanges avec la DGSI entre 2013 et 2014 n’ont pas été déclassifiés : étonnamment, seules les correspondances antérieures et postérieures à la période examinée par le tribunal ont été rendues accessibles.

Toute la semaine, la présidente procède par contre à un examen minutieux des e-mails échangés entre les dirigeants de l’entreprise à l’époque. Projetés à l’écran et décortiqués mot par mot, ces e-mails deviennent au fil du temps de plus en plus explicites, rendant difficile pour les dirigeants de maintenir l’idée d’un racket subi et d’une ignorance de la situation.

Tlass rémunéré via un compte offshore

Jeudi, le tribunal s’est penché sur l’analyse des flux financiers et des mécanismes qui ont rendu possibles ces transferts d’argent vers les groupes armés [voir en lien une présentation de la structure organisationnelle des mis en cause]. Un e-mail adressé à Christian Herrault en 2013, illustre la volonté de Bruno Pescheux, ancien directeur de la filiale syrienne, Lafarge Cement Syria (LCS), de masquer toute trace d’association entre Lafarge Syrie (LCS) et Firas Tlass. Les rémunérations étaient versées à Tlass par Lafarge via un compte offshore. Actionnaire minoritaire de la filiale syrienne, Tlass est la figure centrale de ce système de transactions. Visé par un mandat d’arrêt international, il est absent du procès. Les prévenus soutiennent que grâce à son réseau de contacts, Tlass était devenu un intermédiaire indispensable au maintien de l’activité de l’usine.

Un autre ancien directeur de LCS, Frédéric Jolibois, a affirmé : « On s’est fait complètement enfumer par Tlass, il nous a menés en bateau jusqu’au bout ». Les anciens cadres de Lafarge disent avoir perdu tout contrôle sur Tlass et ses activités. Ils rejettent leurs propres responsabilités : « Je devais mettre en musique, donc je suis un arrangeur ou un facilitateur, mais pas un compositeur », a expliqué Pescheux. Lorsque la présidente lui demande les raisons pour lesquelles Tlass avait été maintenu dans ce rôle d'intermédiaire avec des groupes armés, il assure : « On pensait que le tunnel était beaucoup plus court qu’il ne l’a été », indiquant ainsi qu’il n’avait pas dimensionné la durée du conflit et ses conséquences.

Le parquet national antiterroriste (PNAT) précise par ailleurs qu’au pire moment de la crise syrienne, la demande de ciment était croissante. En effet, la guerre avait rendu la délivrance de permis de construction par le gouvernement syrien plus « simple » et rapide, augmentant le nombre de projets réalisés.

Procès Lafarge - Dessin illustrant Bruno Pescheux (debout, de dos) échangeant avec 2 juges, placés en hauteur, assis devant un bureau sur une estrade.
Questions du tribunal à Bruno Pescheux, ancien directeur de la filiale syrienne, Lafarge Cement Syria (LCS). Illustration © María Araos Flórez

Traitement inégal des salariés

Fin juin 2012, le comité sûreté constate que la situation autour de l’usine ne s’améliore pas. À cette période, Pescheux, directeur de LCS (de 2008 à juillet 2014), quitte Damas pour Le Caire, d’où il dirige désormais l’usine, et procède à l’évacuation des expatriés cadres. Il maintient pourtant avoir toujours cru que la situation finirait par s’améliorer. Interrogé sur la décision de relancer la production en octobre 2012, après un mois d’arrêt, Pescheux affirme que tous les employés ont bénéficié de la même attention en matière de sécurité. Selon lui, les dirigeants se préoccupaient avant tout du danger encouru par les expatriés logés à 160 km de l’usine, dans un contexte marqué par la multiplication des enlèvements d’étrangers en Syrie. Il est toutefois notable que les employés syriens, eux, n’ont pas été évacués, malgré les risques de kidnappings et de violences auxquels ils étaient exposés lors de leurs trajets.

Sur quoi reposait la décision de reprendre les activités ? Pescheux insiste : en 2012, la sécurité du personnel était, selon lui, « assurée » grâce aux virements effectués par Tlass et aux checkpoints par lesquels ils devaient passer pour se rendre à l’usine. Le niveau de sécurité serait redevenu « acceptable », et la pression exercée par les employés eux-mêmes aurait encouragé la reprise de la production. Pescheux dit avoir espéré que ce système de facilitation du passage aux checkpoints leur permettrait de poursuivre leurs activités. Tous étaient au courant de ce dispositif, mais, ajoute-t-il : « On était tous dans l’optique que ça n’allait pas durer. »

Conducteurs exécutés à un check-point

Les prévenus tentent de convaincre les juges que les travailleurs syriens auraient eux-mêmes demandé la reprise du travail à l’usine. Pourtant, ce jeudi 27 novembre, le témoignage d’une parties civiles, A. H. , a soutenu l’inverse. Cet ancien employé syrien de Lafarge est un des onze ayant initialement porté plainte contre Lafarge en 2016. Vivant actuellement en Allemagne, il exprime son témoignage en visioconférence, grâce à une traduction simultanée.

En intégrant Lafarge, il pensait dit-il rejoindre une organisation occidentale, incarnant les valeurs de respect des droits de l’homme. Il révèle sa déception au tribunal. Par rapport à ses droits et indemnités, le témoin explique que même en cas d’arrêt de travail en raison du danger sur la route « Vous n’aviez pas droit à des indemnités, de toute façon vous étiez [considéré] absent ». Un avocat lui demande s’il a contacté un référent de l’usine. Il explique ne s’être jamais adressé à Jacob Waerness, responsable sécurité de LCS à cette période. Il dit ignorer que Waerness assurait la protection des employés, révélant une nette déconnexion avec les salariés.

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Contrairement à ce que l’on pourrait croire, la guerre n’a pas freiné la production de la cimenterie. H. explique que, durant les périodes les plus critiques du conflit — notamment en 2014 — la production de l’usine atteignait son paroxysme. Les avocats des parties civiles l’interrogent tour à tour sur l’enlèvement d’un de ses amis, le départ de ses collègues, la peur suscitée par les trajets et l’absence de garanties quant à sa sécurité.

La salle se fige lorsque vient l’évocation d’un terrible événement survenu à un checkpoint auquel ont été confrontés des conducteurs de Lafarge. Ces checkpoints étaient fréquents pour les salariés, qui devaient franchir environ 3 checkpoints pour venir à l’usine courant 2012. Le PNAT renvoie à une vidéo versée aux débats, montrant comment ces conducteurs ont été arrêtés, soumis à un interrogatoire impitoyable portant notamment sur leur connaissance des prières, avant d’être exécutés quelques minutes plus tard.

L’absence d’un véritable plan d’évacuation et de mesures de sûreté pour les travailleurs syriens apparaît de plus en plus flagrante. Les contradictions et incohérences se multiplient. À la barre, Herrault affirme qu’il avait l’intention « d’ouvrir l’usine pour la faire fermer et vider les silos », une orientation dont il dit avoir discuté avec Jolibois. Cependant, Jolibois le contredit à la barre et dit : “Je n’ai pas eu connaissance de cette information.” Une fois encore, les versions des anciens dirigeants de Lafarge semblent se heurter.

Un procès théâtral

L’audience prend parfois des allures de spectacle où le public assiste au va-et-vient incessant des prévenus à la barre, parfois trois à la fois, ou accompagnés de leurs interprètes. En quelques secondes, les points de vue se superposent et des contradictions apparaissent. La présidente de la chambre, Isabelle Prévost-Desprez, semble vouloir faire jaillir la vérité à travers un rythme dramaturgique, pour un public toujours nombreux. Dominant la salle depuis son estrade, elle ne manque pas de provoquer les rires dans l’audience lorsqu’elle souligne ironiquement une incohérence dans le récit des prévenus et fait vaciller ces anciens dirigeants d’entreprise, pourtant habitués aux joutes impitoyables des plus hautes sphères économiques. Face à elle, ils restent courtois et tentent d’apporter des réponses. En fin d’après-midi, la présidente ordonne un entracte : un moment suspendu où prévenus, avocats, familles, journalistes, et parties civiles se mélangent devant la salle ou à la cafétéria discutant autour d’un café. Dans ce procès, il arrive que les audiences s’étirent jusqu’à 22 heures. Comme dans une pièce de théâtre trop longue, l’attention se relâche, le public part, et certains prévenus bâillent. Beaucoup sont âgés, certains malades, et tenir plus de huit heures devant le tribunal est une épreuve.

Lafarge en procès - Capstone Course, Sciences Po ParisCAPSTONE COURSE, SCIENCES PO PARIS

Dans le cadre du cours Capstone Course in International Law in Action à Sciences Po Paris, la professeure Sharon Weill et onze étudiants, en partenariat avec Justice Info, se consacrent à la couverture hebdomadaire du procès de l’affaire Lafarge, en faisant une ethnographie du procès. Les membres de ce groupe d’étudiants sont Sofia Ackerman, Maria Araos Florez, Toscane Barraqué-Ciucci, Laïa Berthomieu, Emilia Ferrigno, Dominika Kapalova, Garret Lyne, Lou-Anne Magnin, Ines Peignien, Laura Alves Das Neves et Lydia Jebakumar.

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