Première condamnation pour violences sexuelles pendant la guerre en Ukraine

Le 2 novembre, le tribunal du district de Novozavodsk à Tchernihiv, dans le nord de l'Ukraine, a prononcé une peine par contumace à l'encontre de deux militaires russes accusés d'avoir abusé d’habitants d'un village occupé dans cette région en mars 2022. Éclairage sur un procès qui s’est souvent déroulé à huis clos.

Le juge ukrainien Volodymyr Pavlov rend son verdict sur une affaire de violences sexuelles pendant la guerre en Ukraine
"Même le câblage électrique ne peut résister à ce verdict", a plaisanté le juge ukrainien en rendant son verdict, le 2 novembre. © Iryna Salii
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Le matin du 2 novembre, lorsque le juge Volodymyr Pavlov a commencé à annoncer publiquement le verdict dans le procès par contumace de deux militaires russes qui, en mars 2022, sont accusés d'avoir abusé des habitants d'un village occupé de la région de Tchernihiv, dans le nord de l'Ukraine, quelque chose a sifflé de façon caractéristique derrière lui. "Même le câblage ne peut pas résister à cette sentence", a plaisanté le juge. Depuis plusieurs semaines, les missiles russes endommagent les installations électriques en Ukraine et les acteurs du procès ont dû changer de salle pour que l’audience puisse être correctement enregistrée en audio et en vidéo.

La lecture de la décision n'a pris que quelques minutes car, en temps de guerre, les juges sont autorisés à ne lire qu'un court résumé, c'est-à-dire la sentence. Ruslan Kuliev a été condamné à la peine maximale possible de 12 ans d'emprisonnement, et son jeune camarade Andrii Chudin à 10 ans. Le texte intégral du jugement devait être envoyé aux parties ultérieurement. Il s'agit du premier jugement rendu par un tribunal ukrainien sur des violences sexuelles liées à la guerre.

Chantage au sexe

Le 9 mars, le village situé près de Tchernihiv a été occupé par des militaires du 80e régiment de chars (unité militaire n° 87441) des forces de la Fédération de Russie, une unité stationnée en Russie dans la ville de Tchebarkul. Treize de ces soldats se sont installés dans une maison où vivaient une femme âgée, sa petite-nièce et son petit-neveu.

Le commandant des occupants, Ruslan Kuliev, 30 ans, est accusé d'avoir poursuivi pendant plus d'une semaine la jeune fille qui était deux fois plus jeune que lui. Selon l'acte d'accusation, le sergent Andrii Chudin a maintenu le frère aîné de la jeune fille, un ancien appelé de la Garde nationale, menotté dans la cour, le forçant à passer des nuits sans vêtements d’hiver, à l’extérieur, dans un froid glacial.

Kuliev aurait battu et étranglé la fille, et l'aurait fait chanter en menaçant de tuer son frère si elle n'avait pas de rapports sexuels avec lui. Il n'est pourtant pas parvenu à ses fins. Une tante est venue l'aider. Mme Natalya vit dans un village voisin. Le frère et la sœur sont ses neveux, et leur logeuse est sa propre mère. Lorsque la liaison téléphonique s’est interrompue, Natalya est allée rendre visite à sa famille, malgré la présence de l'armée ennemie.

Natalya et son neveu ont témoigné lors d'une séance à huis clos, le 18 octobre. La jeune fille victime n'a pas été interrogée à l’audience. Seul un enregistrement vidéo de son témoignage lors de l'enquête a été diffusé devant la cour. Après l'invasion de l'Ukraine par la Russie en février dernier, la loi a en effet été modifiée afin d'autoriser l'utilisation de témoignages vidéo de victimes et de témoins comme preuves au tribunal. Cela permet, entre autres, d'éviter une nouvelle traumatisation.

"Tante, prends Masha !"

"Il y avait plus de mille [soldats russes] dans le village, sans compter le matériel. J'étais en état de choc", a raconté Natalya dans une interview accordée au Sudovyi Reporter après le procès. Quand elle est arrivée chez sa mère, un soldat lui a demandé : "Où vas-tu ?". "J'ai dit, à la maison. J'allais vraiment à la maison. Je leur ai apporté des produits, parce qu'il n'y en avait pas beaucoup, et parce qu'il n'y avait pas de connexion."

A son arrivée, "un soldat russe était en train de couper du bois de chauffage. Puis il m'a suivie. Il a dit qu'il ne laisserait partir ni Sasha ni Masha. Il ne laissait entrer personne. Je n'ai pas dormi pendant deux nuits. J'ai promis que je reviendrais le lendemain. Mais les bombardements étaient tels qu'il était impossible de sortir. Les Russes ne vivaient pas dans mon village, mais ils nous volaient. Ils sont entrés dans les maisons et prenaient de la nourriture et tout ce dont ils avaient besoin", se souvient Natalya.

"Quand je suis arrivée, les yeux de Sasha se sont remplis de larmes. Il a dit : "Tante, prends Masha !". Il a dit que le commandant était après elle, et qu'il ne pouvait rien faire parce qu'il était attaché. Ma mère est intervenue une ou deux fois, puis le commandant l'a frappée si fort qu'elle est tombée et s'est cogné la tête contre le canapé si brutalement qu'elle a perdu connaissance et [a dû] être arrosée d'eau."

"Nous sommes venus pour vous libérer de l'OTAN américain"

Lorsque Natalya est revenue chez sa mère, elle était sous le choc et a maudit les soldats. Elle a demandé qui était le plus gradé d'entre eux. Il s'est avéré qu'il faisait "un mètre cinquante avec des talons", a-t-elle raconté. Le soldat a dit : "Vous ne pouvez pas entrer dans la maison. Vous êtes une éclaireuse, je vais vous tirer dessus. Vous êtes une nazie. Nous sommes venus vous libérer de l'OTAN américain."

- "Où avez-vous vu que cette femme a l'OTAN dans sa maison ?, a-t-elle répondu. Je suis entrée et j’ai dit à Masha et à ma mère : 'Préparez-vous !'.

- Elles ne vont nulle part, a dit le soldat.

- Comment cela ? Nous sommes des gens libres ! Vous n'allez pas m'interdire de les prendre, mais qui êtes-vous ? Un commandant ? Puis son talkie-walkie a grésillé, j'ai entendu "Moscou" et il a quitté la maison. Puis il est revenu et a dit : "Ok, maintenant c'est bon, emmenez-les."

Plus tard, l'occupant s'est rendu compte de son erreur [de laisser partir Masha] et a torturé le garçon pour obtenir l'adresse de sa tante, mais n'a rien obtenu.

"J'irais encore la chercher aujourd'hui si une telle situation se présentait", affirme Natalya dans notre interview.

"Il n'a pas été prouvé que Chudin est Chudin, et que Kuliev est Kuliev"

Le procureur avait demandé 12 ans de prison pour les deux accusés, bien que leurs rôles aient été différents. "Nous pensons que même 12 [ans] ne sont pas suffisants pour une telle cruauté, mais la loi ne permet pas plus", a plaidé le procureur Ihor Kondratyuk, qui travaille dans la justice des mineurs.

Les avocats de la défense, Oleg Kostyuk et Mykola Kashuba, ont demandé l'acquittement des soldats russes. Ils estiment qu'il n'a pas été prouvé que parmi les 13 militaires qui ont occupé la maison du village, ce sont Kuliev et Chudin, et personne d'autre, qui ont commis ces crimes. Selon eux, les preuves ont été recueillies de manière illégale et douteuse. (Les enquêteurs ont recherché des photos sur les réseaux sociaux, et non dans les bases de données militaires et d'informations sur les passeports de la Fédération de Russie).

"Il n'a pas été prouvé dans les faits que Chudin est Chudin, et que Kuliev est Kuliev. Les données du questionnaire [données personnelles sur l'accusé] n'ont pas été établies conformément aux exigences de la procédure pénale. Il était nécessaire de suivre une décision d'un juge d'instruction pour effectuer ces recherches secrètes. L'autorisation du tribunal est nécessaire, et les preuves recueillies sans cette autorisation sont illégales", a expliqué Me Kostyuk, avocat de Chudin, à Sudovyi Reporter.

Le point de départ de l'enquête a été le numéro de téléphone de l'un des occupants russes. Le procureur a d'abord déclaré que Kuliev avait "laissé" son numéro de téléphone dans la maison. Mais il s'est avéré par la suite que c'était la victime qui avait noté le numéro de téléphone d'un certain "Andrei Sergeevich" sur un morceau de papier peint provenant d'un carnet de soldat, alors que celui-ci, tournant le dos, allumait la chaudière. Il se trouve que le numéro appartenait au même soldat Chudin qui a battu le garçon et l'a maintenu menotté dehors pendant quatre nuits. Les agents [du parquet local] ont trouvé des pages liées au numéro de téléphone sur les réseaux sociaux, et la photo de Chudin s'y trouvait. Lorsque les victimes ont reconnu le Russe, le puzzle a été rassemblé.

Kuliev portait un chevron avec son nom de famille sur son uniforme alors qu'il vivait dans la maison des victimes. Il a été identifié au sein de l'unité militaire dans laquelle Chudin servait. Les deux victimes, le frère et la sœur, après avoir vu la photo, ont confirmé qu'il s'agissait de lui.

"Je l'aurais probablement lynché"

Dans une conversation avec Sudovyi Reporter, le garçon blessé a déclaré qu'il n'avait pas de plainte particulière contre les onze autres Russes. "Je peux même dire que la plupart d'entre eux étaient corrects, mais ils n'ont pas eu l'influence nécessaire pour [nous] aider", a-t-il ajouté.

En partant, les soldats russes ont emporté des couvertures, des mousquetons porte-clés, des gants de l'armée (le garçon avait servi dans la Garde nationale) et d'autres petites choses. La famille n'a pas signalé ce vol. "Le plus important est que la sœur soit en bonne santé, on peut acheter des choses mais la vie et la santé n'ont pas de prix", explique le garçon dans une interview.

Selon le verdict du tribunal, l’espèce de caban militaire vert foncé oublié par les soldats russes dans la maison du village, doit être détruit car il n'est pas considéré comme une preuve, tandis que le morceau de papier peint avec le numéro de téléphone de l'occupant reste dans le dossier.

Les crimes de guerre sont imprescriptibles. Cela signifie que Chudin et Kuliev pourraient être jugés dans 20 ans. Mais le bureau du procureur de l'Ukraine a choisi de les juger maintenant, même en l'absence des accusés.

Lorsqu'on lui demande ce qu'il pense de cette procédure par contumace, le garçon victime se contente de hausser les épaules et admet que cela fait une drôle d'impression. "Je voudrais qu'ils portent le blâme. Chudin n'a pas touché ma sœur et ne m'a pas particulièrement offensé. Mais il y a Kuliev ! Même emprisonné, il ne se rendra pas compte de sa culpabilité. Je l'aurais probablement lynché", nous dit-il à l'extérieur du tribunal. Lorsque le juge a interrogé le garçon sur la punition souhaitée, il n'a pas osé dire à quel point il voulait se venger.

"J'aimerais me réveiller le matin et réaliser que c'était un rêve", nous dit-il. Pour "oublier la guerre avec la Russie", et oublier que la Russie existe.


Ce reportage fait partie d’une série sur les crimes de guerre, réalisée en partenariat avec des journalistes ukrainiens. Une première version de cet article a été publiée sur le site d’information « Sudovyi Reporter »

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