Sciences Po Paris
La cinquième semaine du procès Lafarge, qui a débuté le 9 décembre devant la 16e chambre du tribunal correctionnel de Paris, a été marquée par une série de témoignages de victimes du terrorisme, de Paris jusqu’au nord de la Syrie. Les victimes des attentats du 13-Novembre à Paris, des représentants de la communauté yézidie et d’anciens employés syriens de la cimenterie Lafarge ont chacun raconté les conséquences fatidiques de décisions hors de leur portée prises par l'entreprise. La semaine a également été marquée par le témoignage très attendu de Jean-Claude Veillard, ancien directeur de la sécurité de Lafarge et qui transmettait de nombreuses informations aux différentes branches des services de sécurité.
Les deux premiers jours, la salle d'audience a été submergée par les émotions et la douleur suscitées par les dépositions des victimes du terrorisme. Toutes ont souligné que la violence systématique perpétrée par les groupes terroristes était rendue possible par le flux continu de financements. Mardi, Camille Gardesse a transporté l'auditoire au jour du 13 novembre 2015, quand une vague d'attentats terroristes a secoué Paris. Elle a raconté la fusillade, les moments de peur et le traumatisme psychologique qui a duré des années après l'événement. Un avocat de la défense en a même versé des larmes. La témoin n'a cessé de se demander – et avec elle toute la salle d'audience – ce qui pouvait bien pousser quelqu'un à financer et à traiter avec des groupes terroristes, mettant ainsi des vies en danger ?
Mercredi, le témoignage glaçant de Gaëlle Messager, rescapée du Bataclan, a plongé la salle d'audience dans un silence pesant. Elle a décrit la scène de cette violence brutale : pendant deux heures, elle a fait semblant d'être morte, tandis que des dizaines de personnes autour d'elle, dont son compagnon, étaient tuées. Ce jour-là, a-t-elle déclaré, des décisions abstraites sont devenues réalité : pouvons-nous, demande-t-elle, financer directement ou indirectement un groupe terroriste en sachant qu'il détruit et tue ? Le témoignage de Georges Salines, membre de l'Association française des victimes du terrorisme et père d'une victime du Bataclan, a abordé un autre angle : les personnes qui se convertissent à l'islam sous l'influence de la radicalisation islamiste fondamentaliste. Si ces personnes sont toutes responsables des choix qu'elles ont faits, elles sont également des victimes de l'attrait et de la propagande de Daech, a-t-il déclaré. Philippe Duperron, père d'une autre victime du Bataclan et président de l'association de victimes 13onze15 Fraternité et Vérité, la réalité est claire : une entreprise française a consciemment sacrifié toute considération morale et éthique pour le seul profit.
De Paris à Jalabiya
Bien que la Cour de cassation française ait jugé qu'une association de victimes du V13 (pour Vendredi 13) ne pouvait être reconnue comme « victime directe » du financement du terrorisme – et ne pouvait donc pas se voir accorder le statut de partie civile –, la présidente du tribunal leur a néanmoins permis de témoigner, décidant qu'elle se prononcerait sur le statut des 198 parties civiles à l'issue du procès. Cette décision a permis à leurs témoignages de combler le fossé entre les décisions abstraites des entreprises et leurs conséquences concrètes en France.
Les dépositions des parties civiles ne se sont pas limitées au contexte français. Mardi, une représentante de Yazda, une ONG qui documente et dénonce les crimes commis par Daech contre les Yézidis, a témoigné que le financement de Daech avait permis une campagne génocidaire contre la communauté yézidie. S'il est peu probable qu'ils soient reconnus comme parties civiles dans la procédure française, plus de 400 survivants yézidis américains ont intenté un procès aux États-Unis contre Lafarge en 2013, demandant une compensation financière pour les victimes. Cette action en justice a été rendue possible après que Lafarge a reconnu sa culpabilité dans le cadre d'un accord de plaidoyer pénal américain, en 2022.
Mercredi après-midi, les témoignages de quatre anciens employés syriens de Lafarge en Syrie ont ramené l'attention vers l'usine de Jalabiya. Ils ont tous raconté comment Lafarge avait aggravé leur situation locale déjà précaire. Malgré l'enlèvement de certains employés et le fait que d'autres devaient vivre à l'intérieur de l'usine, Lafarge avait refusé de suspendre ses activités et fait pression sur les employés pour qu'ils continuent à travailler.
L'apparition de Jean-Claude Veillard
Depuis le début du procès, un nom revient sur toutes les lèvres : Jean-Claude Veillard, directeur de la sécurité de Lafarge de 2008 à 2018, une présence fantomatique dans cette affaire jusqu'à cette semaine. Ancien officier des forces spéciales françaises, candidat malheureux du Rassemblement national (RN, extrême droite) aux élections locales de 2014, il a été mis en examen en 2017 pour complicité dans le financement présumé du terrorisme syrien par Lafarge. Pourtant, en 2024, Veillard a été le seul suspect à voir toutes les charges retenues contre lui rejetées par les juges d'instruction. Au cours de l'audience, le procureur du Parquet national antiterroriste (PNAT) a toutefois clairement indiqué qu'il avait eu l'intention de faire appel de la décision des juges d'instruction, mais qu'il avait finalement choisi de ne pas le faire afin d'éviter de prolonger davantage la procédure.
Vers 15h30, le 9 décembre, le témoin tant attendu a pris place à la barre dans une salle d'audience bondée et impatiente. Homme aux cheveux gris, âgé d'un peu plus de 70 ans, vêtu tout en noir, Veillard s'est lancé dans un témoignage de quatre heures.
Il a évoqué son « équipe en sous-effectif », composée de deux personnes, chargée d'assurer la sécurité des sites dans plus de 70 pays ainsi que celle des expatriés. Lorsqu'on lui a demandé si le manque de personnel était compatible avec l'engagement présumé de l'entreprise en matière de sécurité, il a répondu que « Lafarge n'avait jamais indiqué que la sécurité était la priorité du groupe », contrairement aux affirmations répétées de Bruno Lafont, ancien PDG, et de Bruno Pescheux, ancien directeur de la filiale syrienne de Lafarge. En ce qui concerne la situation sécuritaire sur le terrain, il a déclaré : « Je n'ai jamais eu l'impression en Syrie que la situation pouvait s'améliorer. Si cela n'avait tenu qu'à moi, Lafarge aurait quitté le pays en novembre 2011. » Quant à la raison pour laquelle l'entreprise a décidé de ne pas suivre ses conseils en matière de sécurité, il a expliqué : « Je le vois comme un choix purement financier. Le prix d'une usine flambant neuve ne permettait pas de la fermer. »
Le PNAT a soumis Veillard à une série de questions, notamment sur ses rapports au comité de sécurité de Lafarge qui faisaient fréquemment référence aux groupes terroristes en Syrie et faisaient allusion à leur financement.
Pourtant, il a toujours affirmé ne rien savoir du financement de ces groupes avant l'été 2014, ce qui semble surprenant au vu des échanges d'e-mails, de son rôle au sein de Lafarge et du fait que ses communications avec les services de sécurité (qui, selon lui, relevaient d'une « initiative personnelle ») pendant cette période restent classifiées.
Un peu plus tôt dans la journée, Christophe Gomart, député européen et ancien chef des services de renseignement militaire français, a révélé que Veillard avait rencontré les services de renseignement à 21 reprises entre 2012 et 2015 et qu'il avait également rendu compte de la situation sécuritaire en Syrie sur la base d'informations recueillies auprès de Lafarge. Gomart a déclaré qu'il avait entièrement confiance en Veillard et en ses sources de renseignements, ajoutant que « d'un certain point de vue, Lafarge a fourni des informations précieuses aux services antiterroristes ». Cela a même donné à l'avocate de la défense, Solange Doumic, l'occasion de laisser entendre que Lafarge avait contribué à la lutte contre le terrorisme, une allégation totalement déconnectée de la réalité compte tenu des accusations portées contre les accusés.
Bonne moralité
La semaine s'est terminée par une évaluation de la personnalité de chaque accusé, axée sur leur vie personnelle, leurs études et leur parcours professionnel. La défense a présenté des témoins pour attester de la bonne moralité des accusés. Un ami d'enfance de Bruno Pescheux l'a décrit comme une personne « très humaine », ajoutant qu'il « ne pouvait imaginer un seul instant qu'il aurait pu mettre en danger un membre de son organisation ». Un autre de ses anciens collègues a énuméré les principales caractéristiques de la « personnalité très humaine » de Pescheux : ouverture aux autres cultures, intérêt pour ses employés, normes de sécurité élevées, loyauté envers son entreprise et intégrité.
Lors de l'examen de leurs avoirs, il était frappant, voire troublant, d'entendre les accusés décrire qu'ils possédaient « un studio » ou un appartement d'une valeur de 300.000 euros, tandis que leurs épouses possédaient des avoirs substantiels, tous commodément détenus dans le cadre de contrats de séparation de biens...
Les uns après les autres, les accusés ont souligné leur innocence, se présentant dans plusieurs cas comme des victimes. « J'ai été licencié comme une saleté : c'était une injustice flagrante », a déclaré Bruno Pescheux, tandis que Jacob Waerness, ancien responsable de la sécurité à l'usine de Jalibiya, se lamentait d'avoir « dû accepter des petits boulots pour survivre ». En fin de compte, la responsabilité des huit accusés et de la personne morale de leur ancienne entreprise sera déterminée à la fin de cette semaine, lors des audiences finales de ce procès historique.

Dans le cadre du cours Capstone Course in International Law in Action à Sciences Po Paris, la professeure Sharon Weill et onze étudiants, en partenariat avec Justice Info, se consacrent à la couverture hebdomadaire du procès de l’affaire Lafarge, en faisant une ethnographie du procès. Les membres de ce groupe d’étudiants sont Sofia Ackerman, Maria Araos Florez, Toscane Barraqué-Ciucci, Laïa Berthomieu, Emilia Ferrigno, Dominika Kapalova, Garret Lyne, Lou-Anne Magnin, Ines Peignien, Laura Alves Das Neves et Lydia Jebakumar.






